Stéphane Moreau : “Je ne suis pas un enfant de ch½ur !”
Arrivé à la tête de Tecteo en 2005, Stéphane Moreau a transformé cette intercommunale poussiéreuse en un colosse actif dans l’énergie (Resa) et les télécoms (Voo). A grands renforts de mandats, le nouveau bourgmestre d’Ans s’est rendu incontournable à Liège.
Rue Louvrex, centre de Liège. Cernée par un parking désordonné, une bâtisse décatie en intérieur d’îlot. Bienvenue chez Voo. Ou plutôt chez Tecteo, même si, vestige du passé, le fronton affiche toujours ALE (Association Liégeoise d’Electricité) en lettres fanées. À l’intérieur, la moquette verte, les murs lambrissés de la salle de réunion et la vaisselle clinquante semblent d’époque. Mais il ne faut pas s’y tromper. Malgré les apparences peu flatteuses des lieux, le visiteur plonge au coeur d’une puissante machinerie économique. Distributeur d’électricité et de gaz, producteur d’énergie éolienne, actionnaire de référence de SPE-Luminus, principal câblo-opérateur wallon via sa marque Voo, propriétaire de Be TV… Tecteo pèse près de 3 milliards d’euros d’actifs. Avant l’acquisition de l’ALG (l’intercommunale de distribution de gaz, 73 millions de CA), la structure affichait un chiffre d’affaires de 440 millions d’euros. Aux manettes de la plus grosse intercommunale wallonne depuis 2005, le pilote se nomme Stéphane Moreau. Le maître des lieux nous reçoit dans son antre, quelques jours avant de mettre échec et mat le roi d’Ans, Michel Daerden, son père spirituel.
La poignée de main est ferme. L’accueil chaleureux. Le sourire enjôleur. Les cheveux grisonnants, méthodiquement rabattus sur le front, ne cachent pas les yeux inquisiteurs, emplis de froide détermination. Sûr de lui, affable, le Liégeois tient à se montrer décontracté, malgré la tempête qu’il a déclenchée en bord de Meuse. “Je suis quelqu’un de très cool, lâche-t-il au détour de l’entretien. Ici tout le monde me tutoie. J’ai une manière de travailler qui est un peu à l’américaine. J’ai mis une cravate parce que vous veniez et qu’on ne se connaissait pas, mais d’habitude je n’en mets jamais.” Seul signe d’agitation : un BlackBerry qui chante toutes les 10 minutes. “C’est Numericable. Je dois répondre”, s’excusera-t-il avant d’interrompre une première fois l’interview. On n’en saura pas plus sur les tractations avec le câblo-opérateur bruxellois, dont Voo est candidat au rachat. Mais on en apprendra un peu plus long sur la personnalité de celui qui était jusqu’il y a peu méconnu du grand public.
Un habitué des coups de gueule
Son entourage reconnaît à Stéphane Moreau un caractère bien trempé. Franc, direct, il n’a pas l’habitude de tourner autour du pot. Certains proches le décrivent comme un maniaque du contrôle, d’autres au contraire comme un patron pragmatique qui sait déléguer. Tous lui reconnaissent une certaine vision de l’entreprise. Et s’accordent sur son intelligence, sa force de travail et sa détermination. Des qualités qui se doublent d’une confiance en soi et d’un ego surdimensionnés. “Il a beaucoup d’orgueil et d’ambition”, atteste Marc Goblet, président de la FGTB Liège, qui le connaît depuis plus de 20 ans. “Il a le goût du pouvoir et de la gloire. C’est une mixture assez explosive”, commente une source bien introduite. Stéphane Moreau assume une certaine propension aux coups de gueule. “J’ai une faculté particulière, précise-t-il. Je suis capable de monter très vite dans les tours, puis d’oublier et de passer à autre chose dans l’heure qui suit.” Malgré un naturel irascible, il sait se faire apprécier. Même le mandataire Ecolo Bernard Wesphael, qui vient de porter plainte contre lui pour violation de la vie privée dans une sombre histoire de prêt social, estime avoir des relations “normales, conviviales” avec le patron de Tecteo.
Issu d’une cité ouvrière à Alleur, Stéphane Moreau est un véritable workaholic, un quadra sans enfants, qui confesse avoir peu de loisirs. “J’aime bien le cinéma, dit-il. Le dernier film que j’ai vu est Le discours d’un roi.” Un rien bling-bling, le patron de Tecteo apprécie les belles voitures. Mais pas au point de s’offrir un coupé sport. “Comme tout zig de mon acabit, j’ai une Mercedes classe S. Avant, j’avais une Audi A8. Je vais d’ailleurs en racheter une.” L’homme est un fonceur. Il déteste que les choses traînent. “C’est un rouleau compresseur”, confie une source proche du patron.
Boulimie d’acquisitions
Les faits le confirment : la réorganisation de l’intercommunale, entamée en 2005 par le CEO de Tecteo, s’est faite au pas de charge. Le leitmotiv : rationaliser les équipes et procéder à des acquisitions qui permettront de faire des économies d’échelle. Historiquement active dans la distribution d’électricité et dans la câblodistribution, l’ALE (ancien nom de Tecteo) engloutit sous la houlette de Stéphane Moreau la quasi-totalité des autres câblos wallons, avant de digérer la Socolie (production d’énergie) et dernièrement l’ALG. Il trouve aussi le temps de devenir actionnaire de référence de SPE Luminus, de racheter Be TV, de prendre le contrôle de Win, racheté à Belgacom, et de se lancer dans le triple play avec la marque Voo. “La guerre que nous avons menée pour acquérir le câble wallon nous a fait perdre beaucoup de temps, reconnaît Stéphane Moreau. Mais une fois que j’ai eu les rênes en main, c’est allé vite.”
Cette boulimie d’acquisitions s’accompagne d’une réorganisation des ressources humaines. En 2010, Tecteo traverse une période chahutée sur le front social. La volonté de transformer une intercommunale ronflante en un groupe industriel calqué sur le privé ne passe pas du côté syndical. Les plaies ne sont d’ailleurs pas encore cicatrisées entre Stéphane Moreau et son personnel. “L’ambiance est mauvaise sur le lieu de travail, tranche Jean-Marie Kaddes, délégué syndical CSC chez Tecteo. Les travailleurs historiques considèrent que les conditions de travail sont beaucoup moins enrichissantes qu’avant.” Le syndicaliste agite aussi le spectre d’un grand écrémage. De l’autre côté du miroir, Stéphane Moreau rappelle que les intégrations successives se sont faites sans licenciements. Le patron défend sa méthode : “Mon premier objectif n’est pas de me faire apprécier du personnel. Mon objectif est d’avoir une entreprise qui fonctionne bien, et dans laquelle les intérêts du personnel sont préservés. Mais allier popularité et efficacité est très difficile.”
Un entourage public/privé
Et pour ce qui est de l’efficacité, Stéphane Moreau a choisi pour son comité de direction de s’entourer d’un savant mélange de politiques et de personnalités recrutées dans le privé. Pour le pôle Voo, qui se profile comme un outsider face à Belgacom et Telenet, ses lieutenants ont été recrutés dans l’univers des médias, plutôt que dans celui des télécoms. Daniel Weekers, venu de Canal+ Belgique, est devenu directeur de la stratégie pour le câblo-opérateur, dans la foulée de l’acquisition de Be TV. Frédéric Vandeschoor, ex de McKinsey (le consultant qui s’est occupé de la restructuration de Tecteo) et directeur général de Be TV, est devenu son vice-président en charge de la marque Voo. Quant à Pol Heyse, président de Be TV et ancien directeur général de RTL-TVI, débarqué de la chaîne privée en 2002, il veille sur les finances du groupe. Il serait le seul, avec Stéphane Moreau, à s’y retrouver dans les méandres tentaculaires du groupe Tecteo. Le pôle énergie est confié à Sylviane Portugaels, ancienne chef de cabinet de Michel Daerden, et ancienne patronne de Degrémont Benelux (à l’époque filiale de GDF Suez). À d’autres niveaux de l’entreprise, Stéphane Moreau a placé des cadres débauchés chez Telenet ou Belgacom.
Objectif : redynamiser un paquebot qui accuse presque 90 ans d’existence, et qui se retrouve bon gré mal gré au centre du secteur ultra concurrentiel des télécoms et d’un marché de l’énergie libéralisé. La mutation à opérer est particulièrement délicate. “En 2005, je reprends le pilotage d’une boîte qui va se faire bouffer par le gestionnaire de réseau de distribution wallon (Ndlr : la volonté politique de l’époque est de créer un GRD unique pour la Wallonie) et dont l’activité de câblodistribution risquait d’être vendue au privé.” Avec André Gilles, président du CA de Tecteo, mais aussi actionnaire principal via son poste au conseil provincial de Liège, il s’oppose aux deux projets. Et prend le parti de conserver l’ensemble des activités dans le giron public liégeois. C’est une constante dans la carrière de Stéphane Moreau : tout ce qu’il fait, il le fait pour sa région. “C’est un des défauts de Stéphane : il devrait voyager un peu plus hors de Liège”, confie un politicien liégeois. Même s’il est membre du bureau national du PS, Stéphane Moreau appartient avant tout à son sérail local. “Vous savez, ici, on est liégeois avant d’appartenir à un bord politique”, assume-t-il.
À Liège, il est partout
C’est pourtant bien avec l’appui de ses camarades socialistes, Michel Daerden en tête, que Stéphane Moreau a grignoté petit à petit des parcelles de pouvoir en principauté. Devenu un champion du cumul de mandats, il met sa patte dans toute une série de structures publiques. Selon sa dernière déclaration au Moniteur belge, il comptabilise 17 mandats, dont sept rémunérés. Il siège à l’IGIL (Palais des Congrès, Halles des Foires de Liège…), chez Publilec (électricité), à la Société de Logements du Plateau (habitations sociales), à Meusinvest (aide aux entreprises), etc. Sans oublier sa présidence du comité de direction du fonds de pensions Ogeo Fund, qui pèse 683 millions d’euros en actifs financiers et immobiliers (chiffres 2009). Clairement, Stéphane Moreau est un homme très occupé. Et la campagne électorale qui s’annonce (probablement face à son meilleur ennemi Michel Daerden) ne rassure pas les équipes sur sa disponibilité pour la gestion de Tecteo. Déjà légendaires, ses problèmes d’agenda risquent de devenir insolubles. “Il doit avoir une très grande capacité de travail”, ironise Jean-Marie Kaddes. Des voix influentes en terre liégeoise s’élèvent pour le ramener à plus de mesure. “Il devra faire des choix”, réclame Jean-Claude Marcourt.
Le ministre wallon de l’Économie a avalisé la passation de pouvoir à Ans, reconnaît sa “capacité de travail” et salue sa “vision stratégique de l’entreprise”. Mais il ne souhaite pas voir le patron de Tecteo prendre (trop) d’ampleur. Étrange de la part de celui que Stéphane Moreau présente comme un ami de longue date. “Nous habitions dans la même rue, explique Stéphane Moreau. Jean-Claude était un ami personnel d’Armand Pickman, un échevin important à Ans, qui m’a lancé en politique. On peut dire qu’on avait le même parrain local. Au sens noble du terme parrain.” Jean-Claude Marcourt a une vision toute différente de cette franche camaraderie : “Quand j’ai quitté mon village à 25 ans, il en avait 15. Nous avons des racines communes, mais nous ne sommes pas des amis d’enfance.” Les deux hommes se sont croisés plus tard, au cabinet de Guy Mathot. “J’ai toujours eu des relations correctes et agréables avec Stéphane Moreau”, conclut, lapidaire, le ministre de l’Économie.
Entre business et politique
Spectaculaire, la prise de pouvoir de Stéphane Moreau sur les terres de “Papa” ne doivent pas occulter que l’homme est, depuis plusieurs années déjà, très influent sur le terrain économique. Et même si l’actualité récente l’a montré sous son jour le plus politique, Stéphane Moreau tient à se profiler en businessman, pas en politicien. “J’ai fait le choix depuis très longtemps d’une carrière de gestion. Si je voulais faire une carrière politique professionnelle, je serais parlementaire et j’aurais d’autres ambitions. Je l’ai déjà déclaré 40 fois à la presse”, s’emporte-t-il. Même si ses capacités en tant que manager sont reconnues jusque sur le banc syndical, difficile de ne pas voir en Stéphane Moreau une bête politique. Une source en interne analyse : “Soyons clair : sa vie, c’est la politique, il gère Tecteo comme un politique. Il est malin comme un singe. Il assoit son pouvoir en pratiquant la division et le rapport de force”. “Il n’a pas l’habitude d’être contrarié”, complète Viviane Teitelbaum, présidente bruxelloise de Brutélé, qui le pratique lors des réunions communes au sujet de Voo. “Je ne suis pas un enfant de choeur, reconnaît volontiers l’intéressé. Sinon, dans le business ou la politique communale, on ne survit pas longtemps.”
Gilles Quoistiaux
Bio express
N’en déplaise au CEO de Tecteo, son parcours n’est pas celui d’un homme d’affaires. Né à Paris en 1964, Stéphane Moreau, licencié en sciences politiques à l’UCL, s’est construit en embrassant le système socialiste liégeois. Conseiller communal depuis 1988, échevin ou bourgmestre depuis 1993, il intègre très tôt les cabinets ministériels “rouges”. Son premier poste le mène au cabinet du ministre des Pensions Alain Vanderbiest. “Mais je n’ai pas tué Cools, hein”, se sent-il obligé d’ajouter sur le ton de la blague. Commence ensuite sa carrière de “pompier”. Stéphane Moreau est envoyé dans des structures en déliquescence, avec pour mission de restructurer et remettre les finances sur les rails. “Depuis le début de ma carrière, j’ai géré des infrastructures à capitaux publics nécessitant une restructuration importante.” Halles des Foires, Palais des Congrès, Ville de Liège : le jeune loup enchaîne les tâches ingrates. Il se frotte aux syndicats, impose sa patte, commence à se faire un nom dans le landerneau liégeois. Il entame sa chasse aux mandats et rejoint l’ALE dès 1995, au comité exécutif puis à la vice-présidence du CA. Dix ans plus tard, il reçoit les clés de l’intercommunale. Stéphane Moreau peut commencer à bâtir sa forteresse.
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