Portrait: Jo Cornu, le manager surprise de la SNCB

Le nouveau patron de la SNCB, qui remplace au pied levé Frank Van Massenhove, est l’homme des situations difficiles. Alors qu’il achevait la restructuration d’Agfa, autre entreprise où il a été nommé de manière impromptue, Trends Tendances avait publié un long portrait intitulé “Le pompier des entreprises technologiques”. Retour sur la carrière de cet “entrepreneur par accident”.

L’ancien directeur général d’Alcatel avait promis d’arrêter de travailler à 55 ans, de se limiter à quelques postes d’administrateurs et de se reposer dans sa maison près de Sint-Niklaas. C’était plus fort que lui : il a replongé en prenant la direction d’Agfa, en pleine tempête, en 2007.

Jo Cornu n’a jamais vraiment connu la quiétude. Au fil de sa carrière, cet ingénieur de 69 ans, formé à la KULeuven, s’est toujours retrouvé au coeur des tempêtes, comme chez Bell Telephone ou à la tête du groupe Alcatel, où il occupera longtemps la fonction de n°2. Chez Agfa, Jo Cornu est servi : il a pris la direction de l’entreprise (dont il était administrateur) à la fin 2007 lorsque celle-ci partait à vau-l’eau, et il l’a restructurée pour la remettre sur le bon chemin. Juste à temps car la crise survenue un an plus tard aurait pu être fatale.

Il devient ingénieur grâce au programme lunaire
C’est le hasard – “la mode”, déclare-t-il – qui l’a poussé à suivre des études technologiques dans les années 1960. “Ma génération était très marquée par une passion, celle de la science, de la recherche. C’était le temps des programmes spatiaux, du défi de l’exploration lunaire, d’où un grand intérêt pour les études scientifiques”, se remémore-t-il. Fils d’une famille de commerçants de lin installés près de Sint-Niklaas, ce fort en maths se retrouve naturellement sur les bancs de la KULeuven, pour devenir ingénieur civil. La micro-électronique faisait ses premiers pas et promettait des merveilles. La KULeuven était alors peu équipée dans ce domaine. Jo Cornu profite d’un programme d’échange pour passer son doctorat à Ottawa, à la Carleton University, qui est alors à la pointe du secteur. Si, à Louvain, on n’enseignait que les tubes, la Carleton University parlait déjà de transistors et mettait à la disposition des étudiants des mini-ordinateurs, des PDP, chose encore inconnue dans les universités belges.

Il renonce aux Bell Labs
Une fois diplômé, Jo Cornu a l’embarras du choix. Il opte pour la proposition la plus prestigieuse : les Bell Labs, aux Etats-Unis, un nid à prix Nobel où le transistor et la télécopie ont été inventés. Il doit finalement renoncer. “L’obtention du visa prenait trop de temps.” Le voilà de retour en Europe, chez Bell Telephone à Anvers (Alcatel Bell aujourd’hui), après un premier emploi de chercheur pendant trois ans chez Brown Boveri (ABB actuellement), près de Zürich, dans un laboratoire d’électronique.

Bell Telephone était une des grandes filiales de la division télécoms du groupe américain ITT. “ITT était un des derniers fabricants de centraux à passer à un système numérique. Pour cette raison, il était le plus avancé au point de vue de l’architecture, avec une grande utilisation de microprocesseurs.” Cette nouvelle génération de centraux téléphoniques, appelée System 12, sera mise au point notamment à Anvers. Un pari énorme pour le groupe ITT, un peu comme l’A380 aujourd’hui pour Airbus.

Entrepreneur par accident
Le jeune ingénieur devient rapidement responsable de la micro-électronique et devient entrepreneur par accident. En 1982, Bell Telephone crée une société de production de composants électroniques, Mietec. Une initiative fortement encouragée à l’époque par la Région flamande qui lance le programme Flanders Technology. La GIMV, alors cousine de la SRIW, participe à l’investissement. “J’ai appris deux jours avant la conférence de presse que j’en devenais l’administrateur délégué”, se souvient Jo Cornu.

Mietec démarre fort bien. “Après 10 ans, elle réalisait 400 millions d’euros de chiffre d’affaires. Malheureusement, la GIMV se retirera du capital, et l’entreprise deviendra une filiale d’Alcatel. Avec la crise des dot.com, elle sera revendue.” Deux ans plus tard, nouvelle nomination express : cette fois, c’est le poste de patron de Bell Telephone qui est proposé à Jo Cornu. L’entreprise traverse “une crise lourde” : le lancement du System 12 est catastrophique, les centraux buggent chez les clients partout dans le monde. Les comptes sont en déficit. En prime, le passage de l’analogique au numérique entraîne une reconversion de la production. “Sur 15.000 personnes occupées par la Bell, 10.000 ouvriers faisaient de la mécanique, et cela allait disparaître”, se souvient-il.

Pompier pour ITT
“J’ai été nommé en quatre jours, ajoute Jo Cornu. ITT avait une peur bleue du System 12.” A tel point que le conglomérat américain va vendre en 1986 ses activités de produits télécoms au groupe français CGE, qui les réunira sous le nom d’Alcatel. Le pompier du System 12 va se retrouver rapidement patron exécutif du nouveau groupe. Il sera chargé de l’opérationnel, seul Belge parmi un aréopage de managers français. Sa mission : fusionner, rationnaliser et développer le groupe, “qui investissait 2 milliards d’euros par an en R&D”.

Il promet de prendre sa retraite à 55 ans A partir de cette époque, Jo Cornu vit quasiment dans un avion. “Je voyageais 150 jours par an.” Son bureau est basé à Paris, mais sa famille – qui compte trois enfants – reste en Belgique. Il rentre tous les week-ends à Sint-Niklaas. “Si vous voyagez beaucoup, cela ne sert à rien de déménager la famille. Elle ne vous verra pas davantage et aura les soucis de l’expatriation.” Il promet à son épouse (aujourd’hui décédée; Jo Cornu s’est ensuite remarié), qu’il arrêtera sa vie professionnelle à 55 ans et tiendra parole. Il s’en va en 1999. Le CEO, Serge Tchuruk, lui propose un rôle de conseiller et un poste d’administrateur, qu’il occupera jusqu’à la fin 2008.

“Il faut que tu te mouilles”
Son style de management ? Les pieds sur terre, toujours prêt à faire des paris. Rudi Thomaes, juriste, financier et actuel administrateur délégué de la FEB, se souvient encore de sa surprise lorsque Jo Cornu lui avait demandé de se lancer dans la vente de réseaux numériques, auxquels il ne connaissait rien. “Il m’a dit : Il faut que tu te mouilles. Je l’ai fait et ça a bien marché, se souvient Rudi Thomaes. C’est aussi un visionnaire dans les technologies. Il a joué un peu le rôle que joue Jean Stéphenne chez GSK.”

Jo Cornu a ainsi connu deux styles de groupe. Celui d’ITT et celui de la CGE, qui prendra le nom de la filiale Alcatel en 1991. “A l’époque d’ITT, le contrôle était très serré. Chez Bell, j’avais deux personnes au quartier général qui regardaient par-dessus mon épaule : une pour les finances, une autre pour l’opérationnel.” Chez Alcatel, au sein du groupe CGE, c’était tout l’inverse. “Il n’y avait pas de contrôle. Les patrons des divisions voyaient le PDG deux fois par an, une fois pour le budget, une autre pour donner un update.”

Accompagner la fin des monopoles télécom nationaux
“La tâche était rude. Chaque patron de division avait sa baronnie. Quand on a créé le groupe Alcatel, qui comptait 120.000 personnes, il était évident que l’on ne pourrait pas réussir sans une gamme de produits unique et une organisation d’achat centralisée. Cela m’a pris beaucoup de temps pour y arriver.” La fusion finira par réussir, et jusqu’à son départ en 1999, Jo Cornu dirigera une activité fort rentable. Il deviendra le manager belge le plus en vue dans une entreprise internationale. Il lui faudra adapter Alcatel à la mort des monopoles des télécoms.

“On l’oublie mais à l’époque des monopoles nationaux, il y avait un type d’équipement par pays, avec des usines nationales. Nous avions à l’époque 10 usines pour les postes téléphoniques, car chaque pays avait son type d’appareil : il y avait des téléphones pour la France, pour la Belgique, pour l’Allemagne.” Il a fallu à nouveau regrouper des usines. “A l’époque d’Alcatel, je fermais 10 usines par an.” Jo Cornu va aussi pousser l’innovation vers les réseaux GSM et la large bande, dans l’ADSL, où Alcatel deviendra champion mondial.

Modeste et efficace
Jo Cornu a connu une longévité exceptionnelle à son poste chez Alcatel. Ses successeurs n’auront pas cette chance. “Son point fort, je pense, était qu’il avait une immense expérience et une maîtrise du métier, sans être une menace pour le n°1 français du groupe”, commente Rudi Thomaes. Quand il rend son tablier en 1999, Jo Cornu n’arrête pas totalement ses activités professionnelles. Il devient administrateur professionnel. “J’avais le profil idéal.” Outre Alcatel, il est nommé chez KBC, Barco, Agfa-Gevaert, Arinso International, et à présent Belgacom, où il remplace Maurice Lippens. En 2005, il présidera un groupe d’experts en technologie pour la Commission européenne, l’ISTAG (Information Society Technologies Advisory Group), et retrouvera le point de départ de sa carrière en présidant Medea+, le cluster du programme de recherche européen Eureka consacré à la micro-électronique.

Un marché divisé par deux
Pendant ce temps, la roue va tourner pour Alcatel. Aujourd’hui, l’entreprise ne s’est toujours pas remise de l’explosion de la bulle de l’Internet, en 2001. “L’énorme coût des licences payées par les opérateurs télécoms pour les réseaux 3G explique en partie le problème. Les opérateurs avaient des dettes énormes, et dans cette situation, je suis bien placé pour le savoir, vous coupez dans les investissements. Entre 2000 et 2002, le marché a été divisé par deux !” Alcatel a en effet fusionné avec Lucent, mais n’est toujours pas revenu aux bénéfices…

Fin 2007, Jo Cornu a finalement repris un poste exécutif, en devenant CEO d’Agfa. L’entreprise, spin-off du groupe Bayer, avait changé d’actionnaires. Pourquoi lui ? “Au sein du conseil d’administration, j’étais la voix la plus critique sur certains sujets. On m’a donc demandé tout naturellement : pourquoi ne le faites-vous pas vous-même ?”

La restructuration d’Agfa
Agfa sortait d’une série de déboires managériaux. L’entreprise avait perdu ses actionnaires de contrôle (Bayer et Gevaert) et possédait un actionnariat flottant. L’activité photo grand public avait été revendue en 2004 à un investisseur allemand, qui l’a mise en faillite quelques mois plus tard, ce qui engendra des procès et des arbitrages. La société avait étudié puis abandonné une division en trois sociétés, une pour les technologies de la santé, une autre pour les services graphiques, une troisième pour la vente de consommables. “Comme administrateur, j’avais toujours critiqué le niveau élevé des frais et du working capital”, dit-il. Jo Cornu a donc fait fondre les dépenses. “En 2008, les frais liés à la vente et à l’administration ont été réduits de 100 millions et, en octobre dernier, nous avons annoncé une baisse supplémentaire de 120 millions dans les deux ans.”

Baisse temporaire des salaires
Jo Cornu a aussi changé une partie du management d’Agfa. La crise l’a obligé à négocier une baisse temporaire des salaires. “Nous avons notamment proposé à 80 % du personnel une réduction du temps de travail et du salaire de 10 % jusqu’à la fin de l’année 2010.” La formule a beaucoup d’avantages. “C’est moins dur que des licenciements, l’effet est immédiat et cela ne coûte rien.” La direction d’Agfa l’a contraint à réduire son activité d’administrateur et d’expert. Il a démissionné de son poste chez Barco, “car nous sommes tous les deux dans l’imagerie”. Mais Jo Cornu siège tout de même à présent comme administrateur de Belgacom, entreprise dirigée naguère par un de ses poulains, John Goossens. Il l’avait recruté dans les années 1980 pour lui succéder à la direction d’Alcatel Bell, à Anvers.

Le métier d’administrateur
Le métier d’administrateur l’intéresse toujours. “Même s’il a beaucoup changé, confie-t-il. Dans le passé, le moment le plus important était le déjeuner où l’on discutait de tout, sauf de la société. Maintenant, la responsabilité est beaucoup plus grande. Les actionnaires sont plus actifs. Chez Alcatel, il y avait 3.000 personnes aux assemblées générales, c’était horrible.” “Aujourd’hui, l’administrateur joue un rôle de critique de l’opérationnel. A l’image de ce que je faisais chez Agfa, au sujet des frais trop élevés, ou chez Barco. Je vois là que le nouveau CEO, Eric Van Zele, s’attaque au problème. L’administrateur a aussi son mot à dire au sujet du management. L’aspect stratégique est aussi très important. Les administrateurs ont un rôle de premier plan à ce sujet”, conclut-il.

Robert van Apeldoorn

Commentaire : Jo Cornu a arrêté sa fonction à la tête d’Agfa en 2010. Depuis lors il exerce divers mandats d’administrateurs, dont ceux de Belgacom et de KBC Group, qu’il évoque dans l’article.

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