Luciano Benetton, raviveur de couleurs

© LAIA ABRIL

A 82 ans, le cofondateur de la marque de pull-overs multicolores revient aux commandes pour sauver l’entreprise qui n’est plus l’ombre de ce qu’elle a été.

Vous mé réconnaissez ? “. Pour les enfants de la télé, Luciano Benetton, c’est avant tout des cheveux bouclés et des lunettes cerclées dans une pub des années 1980 pour American Express. Au volant d’un 4×4, l’entrepreneur gambade entre les moutons colorés, sourire aux lèvres. Il a de quoi être radieux : ses chandails jaune canari caracolent alors en tête des gondoles. L’Italien est passé maître de la supply chain grâce à un mode de production bien spécifique. Au lieu de recourir à des fils de couleur, il a l’idée, dès le début des années 1970, de teindre ses pulls après assemblage en fonction de la demande de la clientèle. Une méthode simple – les chandails écrus sont plongés dans des grandes cuves de couleur – redoutablement efficace pour réapprovisionner rapidement les magasins et éviter les surplus. A 82 ans, l’homme a conservé sa crinière ondulante et ses binocles mais le sourire n’y est plus. L’empire que le patriarche a laissé entre les mains de son fils Alessandro en 2012 avant d’être confié à des managers extérieurs de la famille est au plus mal. Une situation catastrophique qui pousse aujourd’hui l’actionnaire à reprendre du service. ” En 2008, j’avais laissé l’entreprise avec 155 millions d’euros d’actifs et je la reprends avec les 81 millions de passif de 2016. Et cette année, ce sera pire. Pour moi, c’est une douleur intolérable “, confiait-il récemment à la presse.

La marque au “folpetto”

Le réseau qui compte 5.000 boutiques dont 95 % de franchises ne séduit plus. Les navires amiraux qui se mesuraient en milliers de mètres carrés ont fermé au profit d’espaces de vente plus petits, quand ce n’est pas pour se retirer purement et simplement de la place comme à New York où Benetton n’a plus d’enseigne depuis 2015.

Mais contrairement à ce qu’affirme Luciano, les signes d’essoufflement ne datent pas d’hier… La marque au folpetto, un point de maille en forme de poulpe, a lentement périclité. L’arrivée de Zara et H&M, qui ont su conquérir les foules, explique en partie le recul. Entre 2000 et 2010, les champions suédois et espagnol du prêt-à-porter ont quintuplé leurs revenus quand, dans le même temps, le chiffre d’affaires de Benetton n’a quasiment pas progressé.

L’empire de la “famiglia” Benetton ne serait jamais devenu ce qu’il est sans les petits chandails multicolores ni l’intuition géniale de Luciano.

Très dépendante de l’Italie où elle réalise encore près de la moitié de son chiffre d’affaires, la griffe n’a pas réussi à s’imposer au-delà des territoires limitrophes. Au pays de l’oncle Sam et de Gap, la stratégie ” United Colors ” s’est soldée par un flop dès le début des années 1990 avec la fermeture de leur usine en Caroline du Nord. Le rêve de conquérir le marché moyen-oriental, et en particulier égyptien, a échoué aussi. Quant aux campagnes publicitaires-chocs d’Oliviero Toscani, nommé directeur artistique à partir de 1982, associant la marque à des images d’un mourant atteint du sida ou de boat people, elles ont fini par lasser bien avant le départ du condottiere qui congédia Toscani en 2000… Sans parler du virage numérique que Benetton amorça avec des années de retard sur ses concurrents. Bref, la belle pelote de laine ne s’est pas défaite en un jour. Benetton est-il pour autant condamné à sombrer ? Son fondateur ne l’entend pas de cette oreille.

Une affaire de famille

Bien décidé à redresser la barre après avoir vu défiler une demi-douzaines de PDG en une décennie, Luciano remonte sur le pont, rappelle son ancien comparse de la com’, Oliviero Toscani, 75 printemps, et s’octroie les services de sa soeur cadette, Giuliana, 80 ans, cofondatrice du groupe. Elle a supervisé et coordonné pendant un demi-siècle l’ensemble des collections maison.

L’alliance n’est pas que professionnelle. Les liens qui les unissent ont la solidité du kevlar… Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque Leone Benetton décède, le modeste marchand de vélos de Trévise laisse derrière lui une veuve à la santé fragile et quatre enfants éplorés. Le tableau est digne de Sans famille, le roman d’Hector Malot. Au moment du drame, Luciano a 10 ans, Giuliana en a 8, Gilberto un peu moins et Carlo, le petit dernier, né en 1943, porte encore des langes. Les deux ” grands ” sont propulsés chefs de famille. En fin de journée, après l’école, Giuliana enfile son tablier et rejoint un atelier de couture où elle assemble des pulls en laine en échange de quelques lires. Luciano, lui, vend du savon en faisant du porte à porte. Pas de quoi pavoiser. Elle quitte les bancs de l’école à 11 ans, lui à 14. Giuliana qui depuis l’âge de 5 ans a la passion du fil et de l’aiguille, est engagée comme couturière, Luciano est embauché comme vendeur dans un magasin de confection. On le dit sérieux, ponctuel, à l’écoute.

Travailler pour le compte des autres n’est pourtant pas son ambition. A 20 ans, il convainc sa soeur de monter leur propre affaire. Une première ligne de vêtements baptisée ” Très jolie ” (en français dans le texte) est lancée avec les moyens du bord, confectionnée de manière artisanale sur la machine à coudre familiale. On est en 1955. Le parti pris des couleurs chatoyantes – une idée de Giuliana – tranche avec la mode de l’époque. Le succès d’estime encourage le tandem à se professionnaliser et à monter une petite unité de production dans la banlieue de Trévise.

48 couleurs

En 1965, la société Maglificio di Ponzano Veneto dei Fratelli Benetton est créée avec le concours de Gilberto, en charge des finances et Carlo, responsable de la production. Le quatuor, qui ne se quittera plus, ouvre un premier magasin à Belluno, dans les Alpes italiennes, puis l’année suivante à Paris. Les petits pulls en laine, bientôt déclinés en 48 couleurs, joyeuses et éclectiques comme une gamme Pantone, séduisent les foules. L’expansion est en route.

L’image de la marque trouve un coup d’accélérateur à partir des années 1980 avec les pubs provocatrices et la campagne United Colors qui bouleversent les codes de la communication. Qui a oublié l’image de la nonne embrassant le curé ? Ou celle de la jeune femme noire allaitant un bébé blanc ? La holding familiale, fondée en 1986, entreprend de se diversifier en investissant ses considérables profits dans la F1, la restauration rapide (Autogrill), les assurances (Generali), les concessions autoroutières en Italie (via le groupe Autostrade, détenu par la famille à 50,1%), en France, mais aussi au Chili et au Brésil, sans oublier ses intérêts dans la gestion aéroportuaire (Aeroporti di Roma), les communications (avec une participation de 18 % au sein de Telecom Italia) et on en passe.

L’ensemble des activités de la holding familiale Edizione a généré en 2015 un chiffre d’affaires consolidé de 11,5 milliards d’euros. Le segment textile pèse peu désormais dans ce gigantesque conglomérat. Si le patriarche veut sauver sa marque historique de pull-overs, ce n’est pas tant pour des raisons de gros sous que d’affect. L’empire de la famiglia Benetton ne serait jamais devenu ce qu’il est sans les petits chandails multicolores ni l’intuition géniale de Luciano. Le sauvetage de la griffe coûtera ce qu’il coûtera. Giuliana, Gilberto et Carlo doivent se rendre à l’évidence : on ne contredit jamais un grand frère.

Par Antoine Moreno.

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