Le Pire est avenir

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L’homme d’affaires a revendu toutes les parts de sa maison d’édition au groupe RTL. Il récupérera malgré tout le nom de sa marque éponyme en 2011. Pour mieux revenir ?

Silhouette longiligne, tête chauve, cravate rose, yeux bleus. Difficile d’imaginer que cet homme d’affaires dynamique fut, dans sa prime jeunesse, grassouillet, abondamment chevelu et, surtout, militant actif d’un mouvement d’extrême gauche. Ce quinquagénaire que l’on taxe volontiers d'”éditeur capitaliste sans scrupules” – ce qu’il réfute d’emblée – fut pourtant bel et bien journaliste à l’hebdomadaire révolutionnaire Pour dans les années 1970. Luc Pire, un idéaliste gauchiste qui aurait inexorablement viréà droite, victime de son succès d’entrepreneur boulimique ? “Il est faux de dire que j’ai trahi mes convictions, rectifie ce bavard au sourire carnassier. Moi, je suis un vrai social-démocrate, sans étiquette politique. Mon combat pour une société meilleure, je l’ai mené en créant de l’emploi. Et ce que je suis aujourd’hui résulte des chocs qui ont secoué ma vie.”
Zoom arrière. Luc Pire a 13 ans lorsqu’il débarque au collège Saint-Servais de Liège en 1969. Issu de la bonne bourgeoisie condruzienne, l’adolescent – qui rêve de devenir officier aviateur – se retrouve en internat, au beau milieu des jésuites, pour “une éducation à l’ancienne, les mains sur la couverture, sans un bruit, lorsque l’on se retrouvait à 120 dans le dortoir”, se souvient-il. Mais le vent de mai 1968 souffle dans les rangs, gagnant même l’esprit de certains pères gauchistes, et Luc Pire découvre alors peu à peu “les lectures subversives de l’époque” : Pilote, Charlie Hebdo et surtout, quelques années plus tard, le sulfureux Pour dont il devient le correspondant officiel au collège à la fin de ses humanités. Mais paradoxalement, lorsque l’étudiant rentre le week-end à la maison, il endosse toujours son costume de chef scout en culottes courtes, bien ancré dans “les valeurs traditionnelles de la droite catho”. Cette dualité construit véritablement le jeune homme, tiraillé entre l’idéal révolutionnaire et le scoutisme qui lui apprend, dit-il, à”diriger, organiser et prendre confiance en lui”.

A gauche, toute !
Mais les études l’ennuient et, à 18 ans, Luc Pire enterre définitivement ses rêves de pilote de chasse. Il veut continuer sa collaboration militante à l’hebdomadaire Pour, mais suit malgré tout des études d’assistant social pour faire plaisir à ses parents. Suivre est un bien grand mot, car l’étudiant brosse la majorité des cours pour mener pleinement son combat d’extrême gauche, la plume à la main. Il décroche malgré tout son diplôme trois ans plus tard et s’inscrit dans la foulée au chômage car Jean-Claude Garrot, directeur du magazine controversé, ne peut l’engager. Le militant Luc Pire n’en a cure. A l’époque, son engagement est total : il poursuit donc bénévolement sa collaboration journalistique, se bat physiquement contre les groupes d’extrême droite et verse même une partie des ses allocations de chômage à son rédacteur en chef.

En 1979, la tension monte d’un cran au sein de l’hebdomadaire où deux courants idéologiques s’affrontent. Luc Pire et d’autres collaborateurs sont remerciés et fondent momentanément un journal concurrent. Ils s’associent surtout en coopérative d’imprimerie où le militant gauchiste devient au fil des ans délégué commercial, histoire de faire tourner les rotatives avec d’autres commandes. Grâce à cette expérience, le CV du jeune homme s’épaissit et lorsqu’il postule, en 1986, au poste de directeur de l’ASBL Infor Jeunes, Luc Pire décroche la timbale grâce à son parcours atypique et une bonne dose de bluff : vu sa calvitie précoce, le postulant jure en effet avoir presque 35 ans – l’âge minimum requis pour occuper le poste – alors qu’il vient de fêter à peine son trentième anniversaire. Le culot, déjà.

C’est à cette époque que le nouveau capitaine d’Infor Jeunes – à la tête d’une structure de 80 personnes – apprend le métier d’éditeur sur le tas. Outre la Carte Jeunes qu’il lancera pour cette association dédiée aux moins de 26 ans (et qui sera un succès phénoménal), Luc Pire réalise des guides qu’il vend en librairie. Conception, production, distribution, gestion de stocks… Le métier rentre peu à peu. Dynamique mais “arrogant et trop commercial” aux yeux de son conseil d’administration, le jeune directeur quitte Infor Jeunes trois ans plus tard pour rejoindre la Commission européenne où il est engagéà mi-temps pour créer un réseau d’informations jeunesse dans les 12 Etats membres de la CEE. L’autre mi-temps lui laisse alors le loisir de lancer enfin son propre business : en 1991, il fonde Tournesol Conseils, une société spécialisée dans la communication et l’organisation d’événements. Logiquement, Luc Pire profite de son ancrage à la Commission pour décrocher des contrats auprès d’institutions européennes et des ministères belges. Les affaires sont florissantes, Luc Pire gagne de l’argent et étend considérablement son réseau.

Du flair et du culot
Ce sont précisément ces sommes accumulées qui lui permettront d’investir pleinement dans l’édition. En 1994, le patron de Tournesol Conseils ose un premier coup “littéraire” avec la publication d’un livre traduit du néerlandais et consacré au Vlaams Blok. A l’instar de quelques éditeurs français, il choisit de mettre son propre nom sur sa nouvelle maison d’édition, ce qui suscite les moqueries des concurrents et de quelques journalistes. Mais Luc Pire assume pleinement le choix singulier de son patronyme. “J’avais déjà vécu ces railleries dans les cours de récréation, confie-t-il. Au moins, on parlait de moi. Et en cinq livres, j’étais connu.” L’homme occupe en effet très vite le terrain des livres politiques et d’investigation, en surfant intelligemment sur la vague chaude de l’actu. Le succès est rapidement au rendez-vous à un point tel que sa société Tournesol Conseils délaisse de plus en plus ses activités de communication pour se consacrer surtout à l’édition.

Guy Spitaels, Louis Michel, Joëlle Milquet, Isabelle Durant… Tout le gotha politique belge s’offre une bio ou du moins un recueil d’idées chez Luc Pire qui ose aussi les coups d’éclat inattendus. “Il faut rendre hommage à son flair et à son culot, tranche le caricaturiste Pierre Kroll, présent dans le catalogue de l’éditeur depuis une quinzaine d’années déjà. Car il a véritablement pris des risques. Il a osé, à l’époque, s’investir dans une littérature belgo-belge sur le petit marché francophone de Belgique. Ce n’était pas gagné d’avance. Et comme il a réussi son coup, il a très vite suscité la jalousie des autres éditeurs.”

Il faut dire que les méthodes de Luc Pire dérangent. L’homme est un franc-tireur et un habile négociateur. On le dit également radin, charmeur, boulimique et opportuniste, mais de toute évidence, le businessman n’a pas peur de déplaire et se moque royalement du qu’en-dira-t-on. “Luc Pire est à l’édition ce que Ryanair est à l’aviation : une entreprise low-cost qui veut avant tout faire de l’argent”, confie ce journaliste jadis édité par cette maison. L’intéressé s’en offusque : “Lorsqu’on est un petit éditeur qui débute dans le métier, on est forcément sympa. Mais dès qu’on réussit, cela devient suspect et on est subitement présenté comme le grand méchant capitaliste. Ça me dépasse !”

Toujours une étape plus loin
D’une quinzaine de livres publiés en 1995, les éditions Luc Pire passeront à une centaine en 2005, générant un chiffre d’affaires de 2 millions d’euros. Entre-temps, le grand chauve à la cravate rose aura réussi d’autres jolis coups médiatico-commerciaux : en 1997, il ressuscite la Foire du Livre de Bruxelles (dont il sera le grand patron pendant trois ans) et, en 2000, il lance le chèque-livre, une jolie trouvaille culturelle qui lui rapportera la bagatelle de 1 million d’euros rien que pour l’année 2004 et qu’il revendra à travers sa société Check-List, un an plus tard, au groupe Sodexho (aujourd’hui Sodexo). “Luc Pire est un passionné et un entrepreneur dans l’âme, témoigne Michel Croisé, CEO de Sodexo Belgium. Il a beaucoup de charisme et vit dans le tout, tout de suite au risque de saouler les gens. On l’aime ou on le déteste. Mais une chose est sûre : il est toujours une étape plus loin.”

Cette “étape plus loin”, Luc Pire la concrétise par le rachat, à cette époque, des maisons d’édition La Renaissance du Livre, Le Grand Miroir et Labor. L’homme d’affaires est aux anges. Mais il en veut plus, toujours plus, et fait alors entrer RTL-TVi dans le capital de Tournesol Conseils en 2005 à hauteur de 76,6 %. Avec ce nouvel actionnaire majoritaire garantissant une véritable machine de guerre commerciale et promotionnelle, l’éditeur se met à rêver de best-sellersà l’échelle française. Mais les noces seront de courte durée et la confiance mutuelle s’érodera au fil des mois, faute de résultats encourageants (l’année 2008 se clôturant même sur une perte sèche de près de 2 millions d’euros). “C’est une aventure qui nous a coûté beaucoup d’argent, reconnaît aujourd’hui Philippe Delusinne, patron de RTL Belgique. Luc Pire a un vrai talent d’éditeur, mais c’est un très mauvais gestionnaire. Et on l’a malheureusement laissé faire dans un projet ambitieux qu’il ne maîtrisait pas. Mal nous en a pris de lui faire confiance.” Ambiance.

Si Luc Pire dit assumer sa part de responsabilité dans l’échec de son expansion à l’étranger via RTL-TVi, il refuse toutefois de porter seul la croix de cette mésaventure commerciale : “Il est insultant de dire que je suis un mauvais gestionnaire, s’insurge-t-il. Pendant 17 ans, Tournesol Conseils a dégagé des bénéfices, jusqu’à l’arrivée de RTL. Bien sûr, j’ai fait des erreurs stratégiques et je le reconnais, mais j’ai aussi plusieurs fois tiré la sonnette d’alarme et proposé des solutions. Dans cette histoire, je suis un peu comme ce conducteur de train à la SNCB : j’ai brûlé le feu rouge, certes, mais le système de frein de sécurité n’a jamais été mis en place. J’estime donc que nous sommes coresponsables.” Et chacune des parties d’affirmer qu’elle détient la vérité, audit et documents chiffrés à l’appui…

Des nouveaux projets culturels
Aujourd’hui le divorce est donc bel et bien consommé : Luc Pire a définitivement quitté sa maison d’édition et revendu le solde de ses parts détenues dans Tournesol Conseils à RTL-TVi. Seul maître à bord, le groupe audiovisuel privé pourra encore utiliser la marque Editions Luc Pire tout au long de l’année 2010, avant de la rétrocéder à l’homme d’affaires liégeois au 1er janvier 2011. A ce stade-ci, Philippe Delusinne, patron de RTL Belgique, veut garantir la pérennité de l’entreprise, précisant cependant que “toutes les pistes sont envisagées, à savoir le développement de Tournesol Conseils, comme la revente partielle de la maison d’édition” qui devra toutefois changer de nom dans moins d’un an.

Luc Pire, de son côté, s’investit désormais dans de nouveaux projets. S’il n’exclut pas de revenir, en 2011, dans le monde de l’édition sous sa marque éponyme – “tous les scénarios sont ouverts”, affirme-t-il -, il préfère se concentrer aujourd’hui sur d’autres initiatives “plus humaines” comme, par exemple, la Carte Jeunes qu’il vient de relancer sous un format électronique ou encore l’opération “Je lis dans ma commune” qu’il a initiée à travers l’ASBL Texto. L’entrepreneur culturel est également le directeur de publication du trimestriel WAW, un magazine dédiéà la Wallonie, mais c’est surtout le projet d’un futur Espace Georges Simenon à Liège qui l’habite aujourd’hui. Pour ce faire, il s’est associéà John Simenon, fils du célèbre romancier à la pipe et qui gère les droits de l’écrivain à travers deux sociétés : Georges Simenon Limited pour les £uvres littéraires (les romans, les £uvres autobiographiques et la marque Maigret) et Georges Simenon Family Rights Ltd pour toutes les £uvres non littéraires (les reportages, les photos et la marque Simenon).

Ensemble, John Simenon et Luc Pire se sont donc associés respectivement à hauteur de 75,1 % et 24,9 % pour donner vie à Georges Simenon Développement Belgique, une toute nouvelle société destinée à mettre en valeur le nom et l’image de l’auteur de Maigret en Belgique. Concrètement, le projet d’un musée liégeois sera leur priorité. “Paris ou Lausanne auraient pu être des villes légitimes pour un tel projet, mais ma préférence va à Liège, la ville natale de mon père”, tranche John Simenon, qui vit en Suisse et qui a donc confié le bâton de pèlerin à Luc Pire pour mener à bien cette nouvelle aventure. Une aventure muséale qui pourrait voir le jour dans les cinq ans sous la forme d’un partenariat public-privé grâce au réseau politico-financier minutieusement tissé par le futur-ex-éditeur qui n’a pas dit, ou plutôt écrit, son dernier mot.

Frédéric Brébant

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