La fin de l’empire Ecclestone ?

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L’empire de Bernie Ecclestone est assailli sur plusieurs fronts. Certains tentent de s’en emparer tandis que les écuries, mécontentes de voir le nabab de la Formule 1 empocher tellement d’argent, exigent une plus grande part du gâteau. Les dés sont loin d’être jetés : Bernie Ecclestone s’est avéré difficile à battre dans le passé.

par Dinah Deckstein & Dietmar Hawranek (“Der Spiegel”)

Il a passé plus de la moitié de sa vie dans le cirque des compétitions automobiles et en a fait un énorme business. A 80 ans, il se rend toujours avec les écuries sur les circuits des Grands Prix, partout dans le monde. Bernie Ecclestone est toujours l’homme qui fait bouger les choses et il est fermement convaincu que sans lui, la Formule 1 sombrerait dans le chaos.

A la question “Serait-ce une bonne chose si la Formule 1 était vendue ?” Ecclestone répond calmement : “Elle n’est pas à vendre.” Et d’ajouer : “Buckingham Palace n’est pas à vendre non plus, même si j’aimerais l’avoir.” Quand cet homme accepte de donner une interview, il aime répondre aux questions par ses propres questions, des insinuations ou en faisant preuve d’un optimisme absolu. Il aime répéter : “Laissons la Formule 1 là où elle est le mieux : entre mes mains.” Mais aujourd’hui, le multimilliardaire se bat plus que jamais pour protéger son empire assailli de deux côtés.

D’une part, les écuries exigent plus d’argent et menacent à nouveau d’organiser leur propre championnat. D’autre part, deux acheteurs potentiels veulent s’emparer du marketing de la Formule 1 : News Corp, le groupe de médias du magnat Rupert Murdoch, et Exor, un fonds d’investissement italien qui appartient à la famille Agnelli.

Chaque année, des écuries comme Ferrari, Mercedes-Benz, McLaren et Red Bull investissent plusieurs millions d’euros dans leur sport. Elles développent les voitures, rémunèrent pilotes et mécaniciens et soutiennent les équipes. Sans elles, il n’y aurait pas une seule voiture sur la ligne de départ. Cependant, les revenus générés par les droits de retransmission TV, la pub, les services VIP et les droits que les gestionnaires de circuits paient pour accueillir une course vont en bonne partie ailleurs. Actuellement, les écuries reçoivent 50 %. L’autre moitié disparaît dans les comptes d’une société appelée Delta Topco (voir graphique) qui gère l’organisation et le marketing de la Formule 1.

Les propriétaires de Delta Topco – le fonds d’investissement CVC Capital Partners, des banques et la famille Ecclestone – sont les véritables bénéficiaires du cirque automobile mondial. Les 500 millions de téléspectateurs à travers le monde ignorent presque tout de la conclusion des importants contrats qui passent souvent par des paradis fiscaux. Les affaires qui se traitent dans l’ombre du sport automobile pèsent des milliards et constituent jusqu’à ce jour l’un de ses plus grands secrets.

Une marge bénéficiare de 78 %…

Christian Sylt, un ancien employé de Bernie Ecclestone, vient de publier son dernier rapport Formula Money dans lequel il répertorie les transactions financières associées à la Formule 1. Selon l’étude, Delta Topco et ses filiales ont réalisé 1,493 milliard de dollars (1,06 milliard d’euros) de revenus l’an passé. Les quelque 300 employés d’Ecclestone négocient les contrats avec les chaînes de télévision, les gestionnaires de circuits et les sponsors. Ils gèrent le transport des voitures et des équipements jusqu’aux circuits et filment la compétition. L’ensemble de ces activités engendre des frais d’un montant global de 325 millions de dollars. Cela laisse au groupe un bénéfice avant impôts et réductions d’une valeur de 1,168 milliard de dollars, de sorte que la marge bénéficiaire atteint le pourcentage spectaculaire de 78 % _ à titre de comparaison, un motoriste comme Daimler enregistre en général une marge bénéficiaire avoisinant 8 %…

L’argent passe en grande partie par des sociétés dont le siège se trouve sur l’île de Jersey, un lieu de grande discrétion et de faible taxation. Selon Formula Money, un certain nombre de sociétés de l’empire F1 basées en Grande-Bretagne ont contracté d’importants emprunts à un taux d’intérêt de 15 % auprès de filiales établies à Jersey. Ces filiales enregistrent de beaux bénéfices soumis aux faibles taux d’imposition pratiqués à Jersey. En revanche, les bénéfices des sociétés enregistrées en Grande-Bretagne (qui sont plus lourdement taxées) sont largement rabotés suite au paiement des intérêts. Selon un insider, la construction financière est légale et a été approuvée par les autorités fiscales britanniques.

Ecclestone ou rien ?

Pour Bernie Ecclestone, l’argent n’est qu’un instrument de mesure qui indique s’il a bien fait son travail. Il estime que sans lui la Formule 1 n’existerait pas sous sa forme actuelle ; elle ne se serait pas développée en une activité pesant des milliards de dollars et tout se désintégrerait à nouveau.

L’histoire de la F1 est dans une large mesure l’histoire de Bernard Charles Ecclestone. A 11 ans, il distribuait les journaux avant d’aller à l’école. Il utilisait l’argent gagné pour acheter des sandwiches… qu’il revendait avec un bénéfice. Ayant quitté l’école à 16 ans, il passait son temps à réparer des motos et à participer à des courses. Puis il est passé à l’automobile et a acheté sa première concession. En 1965, il s’est lié d’amitié avec le pilote Jochen Rindt. Très vite, il s’est mis à gérer ses contrats et à l’accompagner aux courses. Puis il a racheté l’écurie Brabham à Ron Tauranac.

Jusqu’à l’arrivée de Bernie Ecclestone, les propriétaires d’écuries étaient en général des mordus de mécanique qui n’entendaient pas grand-chose à la finance et chacun négociait ses primes de participation avec les gestionnaires de circuits. Ecclestone suggéra qu’une personne fasse le travail pour tous. Il organiserait aussi le transport des voitures vers les différents circuits, ce qui réduirait les frais pour tout le monde. Il était clair qu’Ecclestone était l’homme de l’emploi et il était tout aussi clair qu’il n’allait pas le faire gratuitement. Les gestionnaires de circuits ont compris qu’ils n’avaient plus affaire à une bande d’amateurs plus intéressés par le sport que par l’argent mais bien à un professionnel.

Ce professionnel a aussi senti que la retransmission télévisée pouvait s’avérer lucrative. En 1981, le premier “accord Concorde” a été signé : la Fédération internationale de l’automobile s’engageait à confier les droits de télévision pendant quatre ans à Bernie Ecclestone. Cet accord prévoyait aussi que la commission à lui payer était doublée, passant de 4 à 8 % des revenus. A chaque nouvel accord, cette commission augmentait et elle a fini par atteindre 53 %. En 1995, Ecclestone a ainsi gagné 54,9 millions de livres sterling, ce qui a fait de lui l’un des managers les mieux payés du monde. Mais c’était une bagatelle en comparaison des sommes qu’il allait recueillir dans un autre deal…

Habiles constructions financières

C’est l’imminence d’une opération du coeur qui l’a incité à revoir sa situation financière : il voulait s’assurer que son épouse de l’époque, Slavica, ne payerait pas de droits de succession s’il ne survivait pas à l’intervention chirurgicale. Via une transaction complexe, le marketing de la F1 a été transféré à SLEC Holdings (contraction de Slavica Ecclestone). Slavica pouvait contrôler certains actifs mais n’avait aucune influence sur les opérations commerciales, celles-ci devant être gérées par deux fidéicommissaires trustés.

Lorsqu’en 1997, les informations concernant le transfert des actifs d’une valeur de 2,5 milliards de livres ont été connues, et les écuries ont été stupéfaites. Elles n’avaient jamais envisagé que le marketing de la Formule 1 puisse valoir autant. Certains ont accusé Bernie Ecclestone d’avoir volé le championnat de F1 aux écuries de course. Cependant, il n’avait violé aucun contrat : il avait pris ce que les écuries lui avaient volontairement laissé…

Suite à cet incident, Robin Saunders (à l’époque représentant de la banque allemande WestLB à Londres) a donné au grand manitou de la F1 une idée intelligente pour gagner de l’argent sans perdre son pouvoir d’influence. La société de marketing de la F1 a contracté un emprunt d’un milliard de dollars et a versé ce montant à Bernie Ecclestone. Ce dernier a ensuite vendu 75 % du capital de la société en plusieurs étapes, récoltant un montant total de 2,37 milliards de dollars. Ce fut tout bénéfice pour Bernie Ecclestone, qui empochait un montant total de 3,37 milliards de dollars tout en détenant encore 25 % de la société. Encore mieux : il a négocié avec les acheteurs de la participation de 75 %, l’obligation pour la société de marketing de rembourser d’abord l’emprunt initial d’un milliard de dollars avec les bénéfices des prochaines années avant de payer des dividendes.

Le coup est vraiment devenu brillant à partir du moment où les acheteurs des 75 % du capital, bien que détenant une majorité écrasante, n’avaient quasi rien à dire dans la société. Les contrats stipulaient en effet que les nouveaux propriétaires majoritaires pouvaient désigner un représentant au directoire de la société. Bambino Holdings, appartenant à la famille Ecclestone, a nommé un fidéicommissaire ; Bernie Ecclestone, troisième personne siégeant dans le directoire, détenait une majorité. Ainsi, la Formule 1 restait ce qu’elle était au départ : une société Bernie Ecclestone.

L’opération a attiré l’attention des banques et des fonds de private equity sur le business de la F1, qui semblait offrir de gigantesques returns sans risque majeur. Tant que quelqu’un comme Ecclestone pouvait rassembler les nombreux acteurs des courses, les bénéfices semblaient inévitables.

Ces conditions ont convaincu le fonds d’investissement luxembourgeois CVC Capital Partners (un des plus grands fonds d’investissement d’Europe) : il a acquis 63 % de la société en plusieurs étapes. Ce fonds, qui avait déjà acheté Dorna, le marketer du championnat du monde de moto, était familiarisé avec l’aspect économique d’événements sportifs. Il a déboursé 1,7 milliard de dollars pour acquérir des parts dans la société de marketing de la F1, désormais appelée Delta Topco.

Pour financer l’achat, le nouveau propriétaire a utilisé peu de ses propres fonds, empruntant de l’argent sur une grande échelle. Cette approche promet de maximiser les bénéfices pour peu que la nouvelle acquisition produise assez de revenus pour pouvoir assurer le paiement des intérêts et les remboursements. Ce qui a été le cas jusqu’à présent. CVC pourrait même gagner encore plus d’argent ou doubler sa mise en vendant ses parts.

Ferrari se cabre

S’il y en a un qui est agacé par cette miraculeuse machine à sous, c’est le CEO de Ferrari, Luca di Montezemolo. Il refuse d’accepter que Bernie Ecclestone gagne tellement d’argent avec le championnat : “Ce n’est pas possible que les principaux acteurs de la fédération automobile aient pu en perdre le contrôle, a-t-il déclaré récemment, et qu’une seule personne récolte la plus grosse part des revenus tandis qu’elle se débarrasse de nous avec des cacahuètes…”

Les constructeurs avaient déjà envisagé d’organiser leur propre championnat à l’expiration de l’accord Concorde qui les liait à Ecclestone jusqu’en 2007. Mais Ecclestone a fait voler le groupe des rebelles en éclats avec quelque chose de bien plus efficace que la dynamite : l’argent. Il a proposé à Ferrari un bonus spécial si l’écurie culte acceptait de continuer à participer au championnat. Après la défection des Italiens, les autres écuries ont signé un nouvel accord Concorde qui les lie à Bernie Ecclestone jusqu’à la fin de 2012 et leur garantit 50 % des revenus.

Mais aujourd’hui, 18 mois avant l’expiration de l’accord, Luca di Montezemolo exige une nouvelle clé de répartition des revenus. D’après lui, les écuries devraient obtenir 80 % et les marketers 20 %. A présent, les écuries Mercedes-Benz, McLaren, Red Bull et Ferrari discutent à nouveau pour déterminer si elles vont développer leur propre championnat afin de réglementer elles-mêmes la répartition des revenus après 2012. Elles sont aussi mécontentes de la gestion de Bernie Ecclestone : à leurs yeux, il réclame toujours trop peu pour les droits de retransmission TV et n’a pas exploité de nouvelles sources de revenus, comme Internet. En bref, elles veulent mettre fin au règne absolu du roi Bernie : “La Formule 1 n’a plus besoin d’un dictateur”, a même lancé Luca di Montezemolo.

De nouveaux pions dans le jeu On ne sait toujours pas ce que CVC finira par faire. Si le fonds devait vendre sa participation de 63 % dans la société de marketing, il recueillerait vraisemblablement jusqu’à 3,4 milliards de dollars après le remboursement de tous ses emprunts en cours. Son investissement d’origine aurait plus que doublé en cinq ans. News Corporation, la société de Rupert Murdoch, et Exor, la holding financière de la famille Agnelli (Fiat) se sont déjà manifestés en prévision de cet éventuel achat. Les nouveaux actionnaires devront, qui qu’ils soient, apprendre à composer avec les écuries et il sera difficile d’éviter les conflits d’intérêt. Pour le rusé Bernie Ecclestone, cette configuration offre de bonnes opportunités de diviser ses adversaires, ce qui explique son attitude détendue face aux attaques. “Ils pensent qu’ils me tiennent par les c…, a-t-il un jour déclaré à propos d’une situation similaire avant d’ajouter : mais leurs mains ne sont pas assez grandes”…

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