“La Chine est en train de gagner la guerre de l’art”

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Internet a déverrouillé le marché artistique ; les Chinois dominent le secteur ; la création, c’est du pouvoir ; une ouvre est toujours hors norme… Tels sont les propos de Thierry Erhmann, fondateur et président d’Artprice, le leader mondial des banques de données sur le marché de l’art.

Sculpteur, plasticien, homme d’affaires, Thierry Ehrmann, c’est d’abord une gueule, sortie tout droit d’une BD de Druillet : trois scarifications profondes sur la joue droite et une longue mèche de cheveux noirs plaquée en arrière sur un crâne à demi rasé. Déjanté, provocateur, ce sculpteur et plasticien est aussi – et avant tout – un homme d’affaires avisé. En une poignée d’années, Artprice est devenu le leader mondial des banques de données sur l’art, avec environ 27 millions d’indices et le suivi de près de 450 000 artistes. Dans la Demeure du Chaos, une sorte de musée d’art moderne dédié à l’apocalypse, situé à Saint-Romain-au-Mont-d’Or, une tranquille banlieue de Lyon, Thierry Ehrmann cultive son image de cyberpunk trash. Derrière un bureau noir circulaire où trônent écrans de télévision, ordinateurs, têtes de mort et autres vanités, ce quinquagénaire mystique et obsessionnel décrypte avec minutie le marché de l’art. Interview détonante.

Munch vient de détrôner Picasso. Le Cri du peintre norvégien de la fin du 19e siècle a été vendu aux enchères début mai chez Sotheby’s, à Londres, pour 119,9 millions de dollars. C’est un record. En ces temps de crise économique et de tempête financière, l’art joue-t-il le rôle de valeur refuge ?

Sur l’ensemble de l’année 2011, malgré la quasi-récession en Europe et une activité extrêmement molle aux Etats-Unis, l’art ne s’est jamais aussi bien vendu, avec 11,5 milliards de dollars de produit de vente annuel, soit 2 milliards de plus qu’en 2010, déjà la meilleure performance de la décennie. Sur le marché haut de gamme, les statistiques sont encore plus stratosphériques : 1.675 £uvres d’art ont dépassé le seuil du million de dollars, soit 32 % de plus qu’en 2010 et 493 % de plus qu’en 2000 ! Les 8 et 9 mai derniers, chez Christie’s et Sotheby’s, à New York, 102 chefs-d’£uvre contemporains ont été vendus pour le montant record de 578,3 millions de dollars, enfonçant le précédent sommet (565 millions de dollars) atteint en novembre 2007.

Evidemment, l’art est une valeur refuge. Mais, depuis le 15e siècle, il n’a jamais cessé de jouer ce rôle. Ce qui a changé, aujourd’hui, c’est la profondeur, la liquidité et la transparence du marché. Jusqu’à la fin des années 1980, il était fermé, réservé à des collectionneurs fortunés et à des maisons de ventes élitistes. Pour faire monter les prix, on gardait les oeuvres “au frais” pendant au moins 10 ans avant de les remettre sur le marché. L’accès à l’information permis par le développement d’Internet a fait exploser le nombre d’acteurs sur ce marché. On est passé de près de 500.000 grands collectionneurs à près de 500 millions de “consommateurs d’art” au niveau mondial. Sur notre place de marché normalisée et virtuelle, des oeuvres se vendent en moins de 24 h là où il fallait attendre plusieurs mois avant la révolution numérique.

Mais justement, l’envolée de tous ces prix de vente ne doit-elle pas faire craindre la formation d’une bulle ?

Je n’y crois pas. Pour preuve, le taux d’invendus est stable autour de 35 % depuis 2007. Cela veut bien dire que les collectionneurs n’achètent pas n’importe quoi à n’importe quel prix ! La sociologie de l’acheteur a radicalement transformé la façon dont le marché fonctionne. Avant, un amateur s’offrait une toile lorsqu’il avait déjà acheté son logement, sa voiture et ses meubles. Aujourd’hui, je connais de jeunes cadres qui se font plaisir avec une belle collection de photos avant même d’avoir acheté leur appartement. Le résultat, c’est qu’au niveau mondial la valeur moyenne d’une vente approche les 15.000 dollars, et que 80 % des ventes sont comprises entre 1.000 et 20.000 dollars. Avec la mondialisation, on a tellement tout normalisé que l’art incarne le dernier coup de canif dans le contrat social. Une oeuvre d’art, c’est une rupture, une cassure. Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes veulent détenir un objet qui ne soit pas normé.

Parallèlement à cette flambée des prix, on assiste à un basculement, la Chine devenant le coeur du monde de l’art…

L’année 2010 a entériné la domination chinoise. La Chine s’est imposée comme la première place de marché mondiale pour la vente d’oeuvres d’art, avec près de 41 % du chiffre d’affaires global, et elle devrait finir l’année 2012 avec une part de marché de près de 51 %, selon mes estimations. L’ensemble du continent asiatique devrait, quant à lui, dépasser les 55 %. La France, qui trônait à la première place mondiale dans les années 1960, fait figure de nain. Paris ne réalise plus que 4,5 % des ventes mondiales. Une seule soirée d’enchères à New York ou Londres suffit à égaler une année de négociations à Paris, soit l’équivalent de 575 millions de dollars. Les seuls segments où les Français comptent encore un peu sont les arts premiers et les arts décoratifs de la table. Plutôt pauvres.

Ce recul français est-il aussi grave que la désindustrialisation, avec son cortège de fermetures d’usines ?

Evidemment ! La Chine est en train de gagner la guerre de l’art. Tout cela ne tient pas au hasard. La création représente une part non négligeable des attributs du pouvoir. Après 1945, les Etats-Unis ont bien compris cet enjeu. Partis de rien, ils sont devenus leader mondial en 1987. Mais, depuis deux ans, d’après mes statistiques, les Chinois leur grillent la politesse. Convoqué au secrétariat d’Etat au Commerce extérieur américain, j’ai d’ailleurs dû m’expliquer longuement sur ces chiffres pour justifier leur classement défavorable. Ils ont tout passé au peigne fin pour dénicher une faille, avec une minutie incroyable. J’avais l’impression d’avoir coulé la 5e flotte de l’US Navy. Les enjeux politiques dépassent l’entendement. En France, au ministère de la Culture, ils chicanent aussi afin de masquer la triste réalité du déclin français. Pour gonfler les résultats pitoyables, on m’a même suggéré de comptabiliser dans les statistiques sur l’art les ventes de yearlings à Deauville, ou celles de voitures de collection et de meubles anciens…

Comment expliquer que la domination chinoise se soit affirmée en si peu de temps ?

La Chine s’est préparée de longue date à gagner cette guerre, en suivant une stratégie minutieusement pensée. Les investisseurs chinois n’ont pas enfermé les oeuvres d’art anciennes dans les musées pour ne pas en “figer” la valeur, ils ont distillé habilement les “modernes” sur le marché pour assurer la liquidité et ils ont racheté à la fin des années 1990 tous les meilleurs contemporains, en particulier dans le pop art, pour en maîtriser la cote. Enfin et surtout, ils ont fait travailler ensemble tout le petit monde de l’art : les artistes, les maisons de ventes, les galeries, les foires d’art contemporain. Résultat : on compte six artistes chinois parmi les 10 artistes vivants les plus cotés dans le monde, et China Guardian est devenue la troisième plus grosse maison de ventes de la planète.

Malgré tout, la fréquentation des musées nationaux s’envole et les grandes expositions cartonnent. Quel sens donnez-vous à ces succès ?

C’est très simple : quand on fait du marketing, ça paie ! Les musées ont su créer une véritable industrie. Un musée, aujourd’hui, c’est une belle entreprise dans laquelle ça vaut le coup d’investir : vous avez un besoin en fonds de roulement négatif. La meilleure preuve : il s’est créé dans le monde autant de musées entre 2000 et 2010 que durant tout le 20e siècle. Il faut aller encore plus loin dans la marketisation de l’art, en donnant aux musées nationaux l’autorisation de vendre certaines oeuvres, de façon à faire vivre leur fond, se spécialiser et proposer de nouveaux artistes.

Propos recueillis par Franck Dedieu et Béatrice Mathieu

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