Paul Vacca
Netflix: de l’inconvénient de devenir Goliath
Lorsque l’on demande à Reed Hastings ce que cela lui fait d’être l’homme qui a tué Hollywood, le CEO de Netflix fait profil bas : non, se défend-il, nous n’avons pas tué Hollywood. De fait, il n’a pas tort, c’est la pandémie qui s’est chargée de la basse besogne en portant les coups de couteau décisifs : vider les salles de ses spectateurs, geler le calendrier des tournages, chambouler l’agenda des sorties, faire imploser la tuyauterie à blockbusters déjà en surchauffe, couper la tête des executives des studios sans parachute doré et même, cerise sur le gâteau, gripper les parcs à thèmes de Disney. En revanche, la pandémie a agi comme un deus ex machina béni pour Netflix, tel qu’aucun scénariste n’aurait osé imaginer, avec afflux de nouveaux abonnés et valorisation au zénith.
Avec le forfait d’Hollywood, c’est Netflix qui devient le Goliath du secteur du cinéma.
Il y a certainement chez Reed Hastings une part de diplomatie ou de fausse modestie à nier son rôle dans la disparition du vieil Hollywood : il n’est jamais bon de se réjouir publiquement de la mort d’un concurrent. Mais on peut aussi y lire une forme de déni. C’est que le cadavre sur les bras pourrait être bien encombrant…
Car, avec Hollywood et sa toute-puissance à l’ancienne, Netflix perd en réalité son atout le plus précieux : le Goliath contre lequel l’entreprise se bat. On ne dira jamais assez combien il est confortable pour une entreprise d’avoir son Goliath à disrupter. Il faut imaginer David heureux : lui sait contre qui il se bat. Il est Robin des Bois, casseur au grand coeur ou révolutionnaire humaniste : sa mission est toute trouvée. Or, avec le forfait d’Hollywood, c’est Netflix qui devient dès lors le Goliath du secteur.
Ironie du calendrier, c’est à ce moment précis de passation de pouvoir que Reed Hastings promeut No Rules Rule, un livre d’entretiens avec Erin Meyer, professeure à l’Insead, manifeste de sa culture d’entreprise. Comme son titre l’indique, il y développe sa règle paradoxale de management qui consiste à n’avoir aucune règle. Envié par tous à la Silicon Valley – et au premier chef par Sheryl Sandberg, COO de Facebook – c’est ce modèle unique de méritocratie libertaire qui aurait permis à Netflix de se réinventer sans cesse avec le succès insolent que l’on sait depuis ses débuts de loueur de DVD.
Une culture d’entreprise éminemment “davidesque” dont on peut se demander si elle est soluble dans le fait de devenir Goliath. Une entreprise dont le nombre de collaborateurs a quadruplé en cinq ans peut-elle encore fonctionner sur ce mode de “règle sans règles” ? Ce type de gouvernance est-il adaptable à toutes les cultures géographiques à mesure que le groupe se mondialise ? Cette philosophie reste opérante si l’entreprise à la recherche de consolidation (comme tout Goliath) s’étend hors de son périmètre d’origine, le streaming ?
Mais cela, c’est peu ou prou le problème que rencontre toute entreprise à croissance rapide. La véritable menace pour Netflix est à notre avis existentielle et identitaire. Passer de David à Goliath n’est pas qu’un problème de taille mais de perspective. Robin des Bois se transforme en notable de Nottingham, le casseur au grand coeur en banquier, et le révolutionnaire en bourgeois.
Dans le monde enchanté mais cruel de la Silicon Valley, il est préférable d’être un David. On peut d’ailleurs lier les déboires de Facebook au fait qu’il soit devenu un Goliath à déboulonner. Et au passage, Netflix devra résoudre un autre problème qui n’en était pas un tant qu’il était encore un David : celui de sa rentabilité. Un David qui perd de l’argent, même beaucoup, c’est naturel et séduisant. Un Goliath qui n’en gagne pas, c’est une aberration.
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