Mariana Mazzucato: “Si l’Etat se contente de transférer de l’argent public vers le privé, le partenariat est problématique”
Il n’y aurait pas de richesse sans innovations et pas d’innovations sans Etat. L’économiste Mariana Mazzucato prend le contrepied du discours qui présente le secteur public comme un boulet. Mais cela demande un Etat doté d’une ambition et d’une vision. Entretien.
Le magazine Wired la considère comme l’un des 25 leaders qui façonnent l’avenir du capitalisme. L’Italo-Américaine Mariana Mazzucato, en tout cas, est une des économistes que les pouvoirs publics s’arrachent. Ce n’est pas étonnant car son livre, The Entrepreneurial State, modifie notre vision du rôle de l’Etat. Loin d’être un frein à la croissance ou à l’innovation, celui-ci joue un rôle moteur dans le processus de création de richesse en initiant des recherches fondamentales dont le secteur privé ne veut pas prendre le risque. Il n’y aurait pas d’iPhone sans GPS, sans Internet, sans écran tactile…, toutes des innovations que l’on doit d’abord au secteur public. Cet ouvrage de référence est désormais publié en français.(*) L’occasion de nous entretenir avec une des économistes qui a inspiré et piloté le plan de relance européen.
Si vous n’avez pas d’agences étatiques, vous n’aurez pas de grands changements technologiques.
Trends-Tendances. Vous vivez et enseignez au Royaume-Uni. Quelles réflexions vous inspirent le Brexit ?
Mariana Mazzucato. Cela n’a pas grand chose à voir avec l’innovation et l’Etat ! Le monde des affaires investit quand il perçoit le marché. Et avec le Brexit, vous avez un marché plus petit, ce qui n’est pas très bon pour le Royaume-Uni qui avait déjà un taux d’investissement privé très bas. Les entreprises ont besoin de répondre à leurs attentes de croissance future. Or, le Brexit a réduit non seulement massivement la taille du marché britannique, mais aussi le nombre d’investisseurs “patients” qui pouvaient financer l’économie britannique. Je pense entre autres à la Banque européenne d’investissement ou au fonds Horizon (le plus grand programme de recherche et d’innovation jamais mis en place par l’Union, d’un montant de 100 milliards d’euros, Ndlr). Cet argent “patient” finance la recherche, les universités, le programme Erasmus, etc. Je ne suis pas très confiante en la capacité du gouvernement britannique à combler ces vides.
Que vous inspire la crise sanitaire actuelle ? Peut-on en tirer une leçon ?
La crise du Covid est juste une autre crise où l’on a demandé à l’Etat d’intervenir, comme lors des crises financières précédentes. Tant en Europe qu’aux Etats-Unis, on a injecté plus de 2 milliards de dollars d’aides d’Etat. Mais nous devons les structurer de manière correcte, sans quoi nous ratons l’opportunité de bâtir une économie plus résiliente. On parle beaucoup d’un retour à la normale, mais c’est cette situation “normale” qui a causé le problème. Comme l’a dit Emmanuel Macron, il ne s’agit pas seulement de sauver le système mais de le transformer. La question est : comment ? Ces sauvetages et ces plans de redressement doivent ainsi être assortis de conditions. L’Etat doit fixer une direction. Si nous voulons un certain type de croissance, cela doit se refléter dans la manière dont nous allons distribuer l’argent, afin de soutenir un certain type de transformation. Par exemple en aidant les constructeurs automobiles ou d’avions à réduire les émissions de CO2.
C’est une crise précédente, celle de 2008, qui a inspiré votre livre ?
Oui. Après la crise, au Royaume-Uni (mais pas seulement), on a prôné l’austérité au nom de la compétitivité. On sous-entendait : nous avons besoin d’entreprises innovantes en Europe, nous avons besoin de Google ou d’Apple, des entreprises qui sont apparues aux Etats-Unis, pays qui possède une économie dans laquelle il y a moins d’Etat. J’ai donc voulu montrer que ces Google, Apple, Facebook n’auraient pu réussir sans les investissements de l’Etat. Internet était une solution à un problème, le GPS aussi… Personne n’a dit un jour : tiens, si on inventait Internet ? Mais la vraie question est de savoir de quelle manière les problèmes de notre temps, qui concernent la transition énergétique, le changement climatique, etc., peuvent être relevés de manière tout aussi ambitieuse. Si en tant que pays, vous n’avez pas de stratégie, de plan, de vision pour déterminer là où vous voulez aller, c’est très difficile. Il faut donc se demander si nous avons aujourd’hui des agences étatiques qui ont le goût d’entreprendre et de trouver des solutions – avec l’aide du secteur privé – aux grands problèmes actuels. Si vous ne les avez pas, vous n’aurez pas de grands changements technologiques.
Mais n’y a-t-il pas un problème d’agenda ? Le temps politique est le court terme ; celui de la vision et de la stratégie, le long terme…
Le problème est que le court-termisme est présent à la fois dans les entreprises et dans les agendas politiques. C’est justement pourquoi il vous faut des agences indépendantes du processus politique comme, par exemple, la Darpa ( l’agence américaine de recherche du département de la Défense, Ndlr). C’est vraiment important d’avoir cette vue de long terme. Si les start-up américaines ont été capables d’augmenter leur taille, c’est parce qu’elles ont pu se reposer sur une politique ambitieuse de marché public aux Etats-Unis. Mais cela requiert aussi des fonds d’investissement ” patients “. Israël dispose de Yozma, un fonds public de venture capital, la Finlande a Sitra, les Etats-Unis ont In-Q-Tel, le fonds de capital-risque la CIA… Quel est le rôle de toutes ces entités publiques ? Si l’on répond “simplement soutenir les entreprises”, on n’a pas compris leur véritable potentiel qui est de co-investir avec le secteur privé pour modeler le marché ou en créer de nouveaux. Cela implique de ne pas penser seulement à ces entités en termes de coût/bénéfice. Il vous faut une approche bien plus dynamique pour évaluer leur rôle.
Si l’Etat se contente de transférer de l’argent public vers le privé, le type de partenariat qui en sort est problématique.
N’est-il pas ironique qu’aux Etats-Unis, le gouvernement cherche désormais à réduire ces agences ?
L’ironie est qu’actuellement, aux Etats-Unis, ils ne réduisent pas tant la taille de ces agences que leur ambition. Si vous regardez le montant total des dépenses publiques, il ne baisse pas réellement. Ce qui est véritablement attaqué, ce sont leurs missions d’intérêt public. Si la Nasa devient simplement une machine qui va pousser les affaires d’Elon Musk ou si les National Institutes of Health (les institutions gouvernementales américaines actives dans la recherche médicale et biomédicale, Ndlr) ne font qu’investir de l’argent dans la recherche sans s’assurer également de bien négocier les droits de priorité ou le prix des médicaments, ces agences ne remplissent pas vraiment leur mission publique qui est de servir le citoyen. Elles organisent simplement la socialisation des risques et la privatisation des bénéfices. Cela ne sert à rien d’investir 40 milliards de dollars par an en nouveaux médicaments si le public n’a pas le moyen de se les procurer.
Cette vision stratégique que vous prônez est celle de l’Union européenne, avec son plan de relance visant à soutenir l’hydrogène, la transition numérique, etc. ?
J’ai travaillé étroitement avec la Commission pour établir ce nouveau cadre. En fait, nous avons identifié cinq domaines de mission pour générer des solutions et des initiatives autour de grands défis tels que l’adaptation au changement climatique, la protection des océans, la lutte contre le cancer, les villes neutres en carbone et la santé des sols. L’intention est d’aider l’Europe à trouver davantage de cohésion entre les différents types de fonds dont elle dispose. Elle possède des fonds qui sont directement gérés, comme Horizon Europe ou Connecting Europe Facility (qui finance les infrastructures, Ndlr), des fonds gérés de manière partagée (avec les Etats membres), par exemple le Recovery and Resilience Facility (le fonds de 627,5 milliards qui doit aider les Etats membres à sortir de la crise sanitaire et à bâtir une économie plus résiliente et durable, Ndlr), des fonds structurels, etc. Si nous fléchons la direction dans laquelle nous voulons amener la relance et si nous voulons que cela ait des effets multiplicateurs sur nos économies, ces fonds doivent être mieux alignés autour de ces différents domaines de mission.
L’Europe a-t-elle besoin de créer de nouvelles agences comme Arpa-e, l’agence américaine qui soutient les projets dans les énergies renouvelables, ou la Darpa ?
Non. La première chose à faire est de “penser grand”, de définir sa vision. Vous savez, le Royaume-Uni a créé une Darpa mais n’a pas de vision, à part le Brexit… Si vous vous attaquez réellement à de grands défis comme l’inégalité, le marché numérique, le changement climatique, la création de villes neutres en carbone, vous “pensez grand”. Maintenant, vous avez besoin d’agences comme la Darpa pour vous assurer de la manière dont vous allez procéder. Le problème n’est pas une opposition entre secteur public et secteur privé. Il est de lier les bons partenariats entre les deux. Si l’Etat se contente de transférer de l’argent public vers le privé, le type de partenariat qui en sort est problématique. Donc “penser grand”, cela veut dire avoir une vision ambitieuse, avoir les structures en place et admettre que le secteur privé est souvent rétif face au risque et n’investira que lorsque le secteur public aura préparé le terrain.
Vous êtes assez critique dans votre livre sur les partenariats public-privé (PPP). Ça ne marche pas ?
Ça peut marcher. Nous sommes allés sur la Lune grâce à un certain nombre de PPP, impliquant GE, Honeywell, Motorola, etc. Beaucoup d’entreprises ont aidé la Nasa. Mais la Nasa avait une idée claire de ce dont elle avait besoin. Ce qui n’est pas le cas de beaucoup de PPP aujourd’hui, quand le secteur privé arrive et capture l’agenda. Le vaccin contre le Covid est un bon exemple. On y a injecté énormément d’argent public mais on ne sait pas si ce vaccin sera universellement disponible, qui en détiendra les droits de propriété, etc.
Comment voir une meilleure distribution du travail entre public et privé ?
Il y a deux problèmes : comment investir ensemble et comment répartir les bénéfices. Comme je l’ai mentionné auparavant, le secteur public doit définir clairement ses objectifs et utiliser les aides, subventions, prêts, organisations de marchés publics, etc., pour catalyser l’investissement dans l’innovation du secteur privé. Et il y a diverses manières de récupérer les fruits de ce qui a été investi. L’Etat peut, par exemple, devenir actionnaire. Je donne souvent l’exemple de Tesla et Solyndra (entreprise de panneaux solaires qui a fait faillite en 2011, Ndlr). Le gouvernement américain a investi beaucoup d’argent. Tesla a été une réussite et tout l’argent est allé à Elon Musk. L’administration Obama avait conclu un accord dans lequel elle recevait 3 millions d’actions Tesla si l’entreprise ne remboursait pas l’emprunt public qui lui avait été octroyé. Ce qui n’avait pas de sens. Si l’Etat américain avait eu les 3 millions d’actions qu’il voulait, il aurait aujourd’hui largement été remboursé de son investissement, à la fois dans Tesla et Solyndra. Cela ne signifier pas que l’Etat devait détenir Tesla. Mais il devait recevoir quelque chose au regard de ce qu’il avait investi. De la sorte, le contribuable ne fait pas uniquement que sauver les entreprises. Il reçoit aussi sa juste part. Cela pose aussi la question de qui décide d’investir dans tel ou tel projet. Il faut mettre en place des processus bien définis, de réelles expertises, avant de réaliser ces investissements.
La façon dont le mot ‘valeur’ est utilisé dans l’économie moderne a permis à ceux qui sont de simples extracteurs de cette valeur de se faire plus facilement passer pour ceux qui la créent réellement.
Faut-il davantage d’argent pour attirer les talents dans les administrations ?
Singapour peut offrir un salaire d’un million de dollars à ses ministres mais la plupart des autres pays ne peuvent se le permettre. Oui, il faut des jobs bien payés, mais pas nécessairement un salaire “exubérant”. Je crois que beaucoup de gens veulent aller dans le secteur public simplement pour servir le public. Mais pour attirer les talents, il faut offrir des postes réellement ambitieux. Sous Obama, le département américain de l’Energie a été capable d’attirer Steven Chu, prix Nobel de physique, parce qu’après la grande crise financière de 2008, l’administration avait élaboré un ambitieux programme de transition énergétique. Steven Chu considérait comme un honneur de diriger un ministère devant jouer un rôle aussi important. Si les administrations ne servent qu’à réparer ce qui va mal dans les marchés ou à donner des aides à Elon Musk, il vaut alors mieux travailler pour Elon Musk. Ou Google. Ou Goldman Sachs. Mais là, on touche aussi à la différence entre ceux qui prennent des risques et créent de la valeur et ceux qui se contentent de l’extraire.
Quelle est cette différence ?
C’est la question au coeur de mon dernier livre (The value of everything. Making and taking in the global economy, pas encore traduit). La valeur est créée collectivement, pas seulement par les entreprises mais par un ensemble d’agents économiques : les travailleurs, les acteurs publics, etc. Nous, nous devons comprendre d’où vient la valeur, comment la mesurer, et comment en faire bénéficier tous ces acteurs. Aujourd’hui, nous ne savons pas comment insérer dans le PIB les biens ou services “gratuits”, comme l’éducation ou les soins de santé. Nous ne considérons que les coûts… et donc, tout paraît cher. Pourtant, l’éducation est une clé pour comprendre comment se crée de la valeur dans l’économie. Il existe aujourd’hui un certain type de discours, poussé par des lobbies, sur la valeur. Ils consistent souvent à présenter tous les entrepreneurs comme créateurs de valeur et ils justifient des politiques régressives, comme de faibles taux d’imposition du capital ou des prix des médicaments très élevés. Mais la façon dont le mot “valeur” est utilisé dans l’économie moderne a permis à ceux qui sont de simples extracteurs de cette valeur de se faire plus facilement passer pour ceux qui la créent réellement. Et tant que nous n’aurons pas une autre histoire, il sera difficile de mettre en place une meilleure politique fiscale.
Une conseillère multi-récompensée
Mariana Mazzucato, 52 ans, est professeur en économie de l’innovation et de la valeur publique à l’University College London (UCL) où elle est directrice fondatrice de l’Institut pour l’innovation et l’utilité publique (IIPP).
Elle est lauréate de prix internationaux, dont le prix John von Neumann 2020, le prix Madame de Staël 2019 des Académies européennes pour les valeurs culturelles et le prix Leontief 2018 pour avoir fait progresser les frontières et la pensée économique.
Elle conseille les autorités ou fait partie de groupes consultatifs au sein de l’OCDE, en Ecosse, en Afrique du Sud, en Italie, en Suède et en Norvège. Elle a été conseillère spéciale auprès du commissaire européen chargé de la Recherche, de la Science et de l’Innovation (2017-2019).
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici