Un homme d’affaires hors norme

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Il a tout fait ou presque: pilote, vendeur, chanteur, repreneur, patron du seul club français champion d’Europe, député, ministre, acteur… Mais c’est la reprise d’Adidas et sa vente au Crédit Lyonnais qui restera “l’affaire de sa vie”.

Pour lui, ce n’était qu’un combat de plus. Mais son cancer de l’estomac l’aura finalement emporté. Bernard Tapie s’est éteint, dimanche, à l’âge de 78 ans, a annoncé sa famille. Avec sa disparition se referme une page du principe de “l’élan vital” du philosophe Henri Bergson expliquant la capacité de résilience des êtres vivants.

L’enfant de La Courneuve en avait fait sa mécanique intime pour rebondir tour à tour de pilote à navigateur, vendeur, chanteur, animateur, redresseur d’entreprises, dirigeant de club de foot, comédien, taulard, écrivain, député, ministre ou patron de presse. Tapie a été le “Bel Ami” du monde économique et politique, parti de rien, comme le héros de Maupassant, pour arriver au sommet de l’échelle sociale, à la faveur de rencontres décisives.

“Le détestable statut de salarié”

Le jeune Bernard a 18 ans quand il entre dans le monde du travail. Elevé au biberon du communisme prolétaire d’avant-guerre, son père, Jean, ajusteur-fraiseur, avait été embauché pour la première fois à l’âge de 14 ans. Et voulait un autre avenir pour son fils aîné. Ce dernier tente un brevet technique dans les métiers de l’aéronautique, mais s’ennuie ferme.

C’est donc chez les automobiles Panhard qu’il décroche son premier emploi au printemps 1961. Le temps de tester, durant quelques mois seulement, “le détestable statut de salarié”. Son service militaire (où il est officier plutôt que soldat) n’y changera rien: Tapie n’aime ni les chefs, ni l’autorité légale, ni celle de son père avec qui il est en perpétuel conflit.

Tapie chanteur devient Tapy

Majorité atteinte le jour de ses 21 ans, il ouvre un petit commerce d’électroménager, au 164 rue du Faubourg-Saint-Martin à Paris, et se marie. Une vie rangée, qui très vite dérape. Pas assez de mouvement, pas assez d’adrénaline. Seul entre ces quatre murs, il broie du noir. Certains se réfugient dans l’alcool. Lui choisit le jeu, plus transgressif. Roulette, blackjack, machines à sous… Sa petite affaire ne résiste pas à sa débâcle personnelle.

Quelques mois après le soulèvement populaire de Mai 68 qui défie l’autorité du capitalisme, du consumérisme, de l’impérialisme américain et du pouvoir gaulliste, lui sombre sous les pavés de l’endettement et des égarements. Il s’essaie chanteur, sous le nom américanisé de Bernard Tapy, mais en dépit de ses faux airs de play-boy pop qui collent à l’époque, ce premier 45 tours ( “Je ne crois plus les filles”) fait un flop.

Ses vrais débuts industriels, il les signe en 1979 sur un incroyable coup de pub. A 36 ans, il est inconnu du grand public, mais déjà crâneur. A Abidjan, il signe le rachat, pour 12,5 millions de francs (près de 2 millions d’euros), des châteaux de l’ex-empereur dictateur de Centrafrique, Jean-Bedel Bokassa. Un geste “désintéressé”, prétend-il: ils seront revendus aux enchères et les bénéfices reversés à l’Unicef.

Une entrée ratée sur la scène médiatique: quatre mois après ce coup de bluff, l’ancien joueur de poker est obligé d’abattre le jeu qu’il n’a pas. Le tribunal d’Abidjan annule la vente et inflige une amende de 100.000 francs (autour de 15.000 euros) à l’apprenti homme d’affaires.

Mais Bernard Tapie a appris à prendre des coups. Il encaisse. Ses courses au volant de Formule 3 lui ont donné du souffle. Depuis quelques années, embauché dans une société de conseil, il s’est fait une spécialité du redressement d’entreprises en difficulté. La méthode est toujours la même: renégociation des dettes, réduction des coûts et des effectifs, et recherche de nouveaux marchés.

“Saint-bernard des canards boiteux”

En 1980, à son compte, il vole au secours de Manufrance. Son discours de combat emporte l’enthousiasme du maire communiste de Saint-Etienne. Mais les syndicats ont raison de grimacer: pour redresser l’entreprise, Tapie s’inspire du modèle de cost-killer qui fait fureur outre-Atlantique.

Il démantèle le groupe, licencie 800 personnes, vend les magasins et cède à une coopérative plusieurs pans de l’activité. Quatre ans plus tard, la marque affiche de nouveau des profits. Mais c’est un feu de paille: en février 1986, la liquidation judiciaire met un terme à ce chapitre.

Qu’importe! Avec la deuxième crise pétrolière, qui frappe par surprise les pays occidentaux et les débuts de la mondialisation, les opportunités sont nombreuses. En une décennie, l’ancien vendeur de télé va racheter au total une quarantaine d’entreprises en dépôt de bilan, dont quelques jolis noms: la chaîne de magasins bio La Vie Claire dont le nom revêtira l’équipe cycliste championne de Bernard Hinault sur le Tour de France ; mais surtout Terraillon, qui rode à partir de 1981 le rachat pour un franc symbolique, moins polémique que le dépeçage.

Le fabricant savoyard de balances est au bord du précipice. Pour 1 franc, celui qui s’érige en “saint-bernard des canards boiteux” met la main sur la marque et lui redonne du poids, aidé dans l’ombre par un jeune avocat, Jean-Louis Borloo, futur député-maire de Valenciennes, puis ministre sous les présidences de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy.

Sa méthode cartonne: quatre ans après sa reprise, l’entreprise affiche un chiffre d’affaires de 265 millions de francs (40 millions d’euros), qui dégage 12 millions (2 millions d’euros) de résultat net et fait même son entrée au second marché de la Bourse de Lyon. L’entreprise sera revendue en 2001 à l’américain Measurement Specialities Inc. pour 165 millions de francs.

Les “années Tapie”

Ces “années Tapie”, qui barrent les unes des médias séduits par sa verve virile, inspirent confiance. D’autant qu’en apparence au moins, ses talents d’entrepreneur viennent à bout de toutes les difficultés. A la tête des fixations de skis Look en difficulté dont il prend 66% pour le franc symbolique, il redresse la barre en un an avec le licenciement de 120 personnes, puis réussit la diversification de la marque dans l’univers du vélo et revend sa participation seulement cinq ans plus tard (au groupe horloger Ebel) 260 millions de francs (40 millions d’euros).

Mais c’est avec deux grandes autres marques que Tapie va officiellement entrer dans le club des grandes fortunes. D’abord Wonder en 1984: pour 30 millions de francs, l’entrepreneur, qui s’affiche dans une pub où il marche à pile, a raflé son 44e investissement à la barbe de la Banque Worms.

Et comme toujours, l’homme d’affaires impose un style sans concession à peine dissimulé derrière son sourire enjôleur: malgré les promesses, la moitié des 2.200 salariés du groupe sont licenciés, plusieurs usines ferment et quatre ans plus tard, il empoche 470 millions de francs (72 millions d’euros) en revendant l’affaire à l’américain Ucar. C’est le début des années flambeur.

Adidas, “l’affaire de sa vie”

En 1990, nouveau coup de maître: pour 2,3 milliards de francs (311 millions d’euros), il devient propriétaire d’Adidas, “l’affaire de sa vie”. Mais il y est peu impliqué. Un an plus tôt, le revanchard s’est piqué au jeu de la politique.

C’est qu’en reprenant l’Olympique de Marseille en 1986, en y investissant 100 millions de francs (15 millions d’euros) de ses deniers personnels pour sortir le club de l’ornière, le gosse des banlieues s’est acheté une aura populaire dans la cité phocéenne. En 1989, il y réussit son baptême politique en raflant un siège de député, et claironne en décembre de la même année dans un débat télévisé où il met Jean-Marie Le Pen K.-O.

Son charisme fascine dans les plus hautes sphères du pouvoir. Soutenu par le président François Mitterrand dont il devient vite la mascotte, Pierre Bérégovoy fait entrer Tapie dans son gouvernement avec un portefeuille taillé sur mesure: le ministère de la Ville.

On le soupçonne, dans “l’affaire Toshiba” qui l’oppose à un ancien associé, puis dans celle du match truqué entre l’OM et Valenciennes, d’être un tricheur, un menteur et un falsificateur. Qu’importe: le 14 juillet 1993 sur la pelouse de l’Elysée, alors que l’OM est devenu deux mois auparavant le premier club français à remporter une Coupe d’Europe de football, et le seul à ce jour, le chef de l’Etat consacre son poulain en fendant sans rompre jusqu’à lui avec une nuée de caméras la foule de la garden-party présidentielle.

Expédié en prison

L’état de grâce ne dure pas. Lâché par toutes les gauches dont il a bousculé les fondements, y compris par son mentor élyséen qui sent le vent tourner, l’ancien chanteur s’épuise en gymnastique pour éviter les boulets qui tirent de toutes parts. C’est la curée. En quelques semaines d’un procès mené tambour battant, le président de l’OM est expédié en prison, condamné en seconde instance à deux ans d’emprisonnement, dont huit mois ferme.

L’ancien ministre est à terre, l’administration fiscale lui réclame 2 milliards de francs de créances. Les huissiers s’en donnent à coeur joie pour saisir tout ce qui peut l’être: oeuvres d’art, immobilier (dont son hôtel particulier rue des Saint-Pères à Paris), jusqu’au célèbre Phocéa, dont les quatre mâts sont venus un temps narguer le maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, sous ses fenêtres.

Il en faut plus pour achever une hydre, et c’est un Tapie déterminé comme les vieux taulards des romans noirs qui retrouvent une nouvelle forme pour récupérer leur magot caché qui sort de prison le 27 juillet 1997. L’épreuve a laissé des traces, et il reconnaîtra plus tard parfois sangloter pour un rien.

Mais son ADN de bagarreur tient encore le dessus. Il accentue la pression sur le Crédit Lyonnais qu’il accuse d’avoir revendu Adidas avec un bénéfice dont il aurait dû toucher les fruits, et à l’issue de 25 ans d’imbroglio judiciaire, obtient en 2008 une sentence arbitrale en sa faveur assortie d’un chèque de 404 millions d’euros. Mais l’affaire n’en restera pas là.

“Pourri gâté par la vie”

En mai 2017, le “Nanard” arrogant popularisé par les Guignols avait subi son ultime revers avec la condamnation définitive de la Cour de cassation à rembourser les sommes perçues. Une partie (243,5 millions d’euros, selon la note d’un de ses avocats fiscalistes) aurait servi à payer dettes et impôts, et 97 millions ont déjà été saisis dans le cadre de l’instruction sur une éventuelle fraude à l’arbitrage. Le solde, 45 millions perçus par les époux Tapie au titre du préjudice moral, a été réinvesti dans plusieurs propriétés et le rachat des quotidiens sudistes du groupe Hersant Média, notamment La Provence, à Marseille.

Du temps où Tapie se rêvait chanteur à succès...
Du temps où Tapie se rêvait chanteur à succès…© pg

Sur le volet pénal, l’affaire de l’arbitrage avait renvoyé l’homme d’affaires en correctionnelle pour “escroquerie” et “détournement de fonds publics”. Relaxé en 2019, Bernard Tapie attendait un nouveau jugement en appel. Le délibéré devait être rendu le 6 octobre. Il avait demandé à ses médecins “de tenir jusqu’à cette date”.

“Mon rêve de môme, c’était d’aller dans un HLM, confiait-il au Monde à l’annonce de son cancer. Quand dans la vie, t’as battu le record de l’Atlantique, gagné le Tour de France, la Champions League, t’as été ministre, chanteur, acteur… A ma place, tu ne peux pas dire que t’as pas été pourri gâté par la vie.” A 78 ans, la parole d’un homme devenu sage.

En 1984, Bernard Tapie rachète Wonder... qu'il revend quatre années plus tard à Ucar, après avoir licencié la moitié des 2.200 employés.
En 1984, Bernard Tapie rachète Wonder… qu’il revend quatre années plus tard à Ucar, après avoir licencié la moitié des 2.200 employés.© Getty Images
PolitiqueSoutenu par le président François Mitterrand, il devient ministre de la Ville en 1992.
PolitiqueSoutenu par le président François Mitterrand, il devient ministre de la Ville en 1992.© Getty Images
En prisonEn 1996, il est condamné à 18 mois de prison, dont 6 ferme, pour fraude fiscale dans l'affaire du
En prisonEn 1996, il est condamné à 18 mois de prison, dont 6 ferme, pour fraude fiscale dans l’affaire du “Phocéa”.© belga image

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