Un écrin japonais en terre uccloise

LA MAISON PRINCIPALE, au coeur du parc, est presqu'entièrement occupée par une vaste collection d'oeuvres et objets japonais. © PH. CORNET

Dans un verdoyant domaine bruxellois, l’Institut Bruno Lussato expose son amour de l’art et de l’artisanat nippon. Ces temps-ci, il présente également une sélection de sculptures respirant le plaisir du plein air.

Le calme absolu, le plein silence, la ville gommée. C’est l’atmosphère que dégage cette propriété d’un bel hectare située non loin de la chaussée de Waterloo… et du domicile de Salvatore Adamo. L’automne dernier, nous avions visité avec le chanteur aux 100 millions d’albums vendus ce bijou bruxello-nippon. Le plus fameux des Siciliens belges semblait alors parfaitement dans son biotope, détendu et intéressé. Pas étonnant, vu que l’auteur de Tombe la neige – Yuki Ga Furu dans sa version japonaise – a assuré pas moins de 38 tournées au pays du Soleil levant. Il nous confiait en voyant le lieu: “C’est magnifique. Je retrouve ici le sens du détail japonais! Ce qui m’avait ému au fil des concerts là-bas, c’est de voir qu’en hiver, dans les villes, ils mettaient sur les arbres des manteaux en laine. Leur respect de la nature est incroyable”.

Huit mois après cette rencontre, l’Institut Bruno Lussato se prépare à un possible riche printemps/été 2021, repositionné malgré les incertitudes liées à la crise du Covid. Bizarrement peu (re)connu, ce lieu précieux et singulier ne manque pourtant pas d’arguments. On y entre par une première maison à front de rue, qui propose une salle pour les expos temporaires. L’actuelle expo, baptisée Ré-Enchantement, présente entre autres les toiles XXL de Sophie Cauvin, dont la peinture gestuelle s’agrémente parfois d’ornements supplémentaires comme la terre cuite. Barbara de Muyser Lantwyck, manageuse du lieu, est notre guide du jour. “Sophie, peintre et céramiste, a une volonté de sobriété en accord avec l’espace de notre galerie temporaire, nous explique-t-elle. Par exemple, ce vase cassé (curieux amas hétéroclite en terre rouge) est sorti comme tel du four de cuisson, mais il est d’une très grand beauté et incarne l’acceptation des choses de la vie. En tant que tel, de ce vase, émane quelque chose d’intemporel.” Et puis, dans le parc, voilà une dizaine de pièces sculptées qui surprennent par leur facilité de se fondre au paysage du grand jardin ucclois. Les sculptures de Pierre Rulens et d’Isabelle Thiltgès, une dizaine, en garnissent la verdure comme autant de ponctuations silencieuses. “Il s’agit de bronzes très épurés, certains sur un socle en acier Corten qui correspondent bien à la sobriété de l’art japonais”, précise notre guide. Nous nous dirigeons ensuite vers la maison principale, dans le parc, qui abrite la collection japonaise. Construite en 1926, elle est l’oeuvre d’un disciple d’Horta, Antoine Pompe. Le vaste bâtiment est toujours habité. Hormis un couple qui assume l’entretien de l’environnement (beaucoup de jardinage…), il s’agit aussi de la résidence de la propriétaire, Marina Fédier, qui y vit par intermittence. Soeur de Bruno Lussato – qui a donné son patronyme au lieu -, cette dame a fréquenté Pablo Picasso, Henry Moore et Salvador Dali. Et partage aujourd’hui son temps entre Paris et Uccle, même si depuis une année, les déplacements se sont compliqués en raison du Covid.

LA PROPRIÉTÉ, ici habillée des bronzes épurés de Pierre Rulens et Isabelle Thiltgès, dégage une atmosphère toute particulière.
LA PROPRIÉTÉ, ici habillée des bronzes épurés de Pierre Rulens et Isabelle Thiltgès, dégage une atmosphère toute particulière.© PH. CORNET

Bouddha, bols, vases, laques et kimonos

N’empêche, hormis ses quartiers privés, Madame Fédier a parsemé son espace vital d’objets précieux. Au naturel, dans des vitrines (fermées quand même) ou simplement adossés aux murs. Un bouddha argenté vieux de plusieurs siècles fixe l’horizon, à quelques mètres d’un ample meuble vitré rempli de dizaines de pièces, dont ce bol du 14e siècle. “Ces pièces ont été achetées au fil du temps, soit quelques décennies, précise Barbara de Muyser. De nouvelles acquisitions se font encore régulièrement. Les prix ont sans cesse grimpé et un objet, comme ce bol ancien de plusieurs siècles, peut valoir plusieurs dizaines de milliers d’euros. D’ailleurs certains objets remontent à l’époque de Muromachi, celle du règne des shoguns Ashikaga (entre 1336 et 1573), mais il y a aussi des pièces qui datent de la seconde moitié du 20e siècle.”

Nous nous déplaçons avec précaution, même si la préciosité n’est pas univoque. Ainsi, lorsqu’on quitte le plantureux espace qui fait office de salon et salle à manger, après avoir croisé d’impressionnants vases en céramique, on découvre de magnifiques objets laqués ainsi que la pièce aux masques. Peut-être la plus décalée, la plus signifiante: c’est Binche façon Tokyo avec son soupçon d’exagération grimaçante, rappelant les stéréotypes de la commedia dell’arte. Une série d’extraordinaires faciès que l’on dirait vivants. Dans un autre espace, un autre masque, féminin, évoque plusieurs sentiments perçus comme contradictoires, terreur et fureur: à l’image de la société japonaise dont l’apparente sérénité collective ne cache même plus ses blessures sociales, économiques ou morales. La maison compte aussi quelques kimonos richement ornementés, parfois de matières précieuses. Ces pièces, encadrées sous verre, ont la grâce et l’élégance des plus belles estampes. “A l’exception de quelques pièces datant des 5e et 6e siècles, ce que nous exposons date surtout de la période allant du 14e siècle à la période contemporaine, comme ces très beaux paniers en bambou, précise Barbara de Muyser Lantwyck. Réalisés à partir de la plante appelée madaké, un bambou large qui peut-être taillé. La création japonaise est très pérenne, elle a une forme d’immobilité, reprenant les mêmes techniques, se reproduisant de génération en génération. La césure se situe à la fin du 19e siècle, au moment où le Japon s’ouvre à l’Occident, à la fin de l’ère Edo (1603-1868). L’artiste japonais s’inspire alors de l’individualisme européen et va devenir de plus en plus conscient qu’il crée de l’art plutôt que de l’artisanat.”

MASQUES. Une pièce leur est entirèrement dédiée.
MASQUES. Une pièce leur est entirèrement dédiée.© PH. CORNET

Raffinement du mingeï et recherche d’humilité

Dans le dernier quart du 19e siècle, l’art japonais crée une sensation dans la peinture et la littérature françaises, puis occidentales. Ce que le collectionneur Philippe Burty va nommer le japonisme. Barbara de Muyser en précise la teneur: “Eh oui, il y a donc eu cet échange avec l’Europe: il est évident que dans l’Art Nouveau, notamment, on retrouve des éléments japonais. Comme dans la peinture européenne où l’estampe japonaise marque le fait de ne pas avoir de perspective”. Mais souvent du sens pratique, comme ces “théières à saké” qui servent donc à réchauffer l’alcool de riz. Ce raffinement du mingeï – l’art dans l’usage des objets quotidiens – amène à ce que Barbara de Muyser considère comme “une grande recherche d’humilité”. Pour conclure la visite, notre guide nous fait part d’un des plus chers souhaits de l’Institut Lussato: construire un pavillon de thé dans le jardin de la propriété. Histoire, nippone, à suivre.

L’exposition Ré-enchantement se tient jusqu’au 30 juin. Rendez-vous avec les artistes les week-ends du 29 et 30 mai, et du 5 et 6 juin, dans le cadre de Parcours d’artistes.www.brunolussatoinstitute.be

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