Retour vers le futur

© philippe cornet

Malgré une nouvelle génération de jukebox digitaux, c’est bien le vieux lecteur de vinyles qui fait rêver et courir les collectionneurs. Et se cote comme une voiture. Rencontre avec des passionnés.

Tour & Taxis, 25 mai, festival Retrorama. Ils sont quatre jukebox dans un impeccable alignement lumineux, carrossés comme des belles américaines d’après-guerre. Eux aussi avoisinent le demi-siècle et regorgent de chromes et de couleurs flashy. Avec un goût pour les accessoires, les luminaires, les rondeurs charnelles et tous ces détails qui enjolivent l’offre. Par exemple le réseau de bulles qui encercle la carlingue de certains modèles… Ces machines du Retrorama viennent du Fifties Store, un magasin de Scheveningen, près de La Haye. Cet importateur néerlandais parmi les plus importants de ce petit secteur chasse le modèle original aux Etats-Unis, terre d’origine d’une machine qui apparut dès la fin du 19e siècle – avec des plateaux métalliques perforés – connaissant son épanouissement industriel dans les années 1940. A cette époque, il utilisait encore le 78 tours, avant l’émergence massive du 45 tours au mitan des fifties, boosté par le rock’n’roll. Une douzaine de marques ont ensuite internationalisé le produit.

Il faut comprendre qu’un jukebox dans une pièce, en dehors de la musique, c’est aussi l’attraction de sa masse, ses couleurs qui changent, etc.

Aujourd’hui, comptez environ 6.000 euros pour un jukebox basique restauré (mais sans forcément les composants d’origine), un Wurlitzer ou un Rock-Ola par exemple, et la même somme pour les versions récentes avec CD, celles que les puristes moquent…. La bonne affaire pour ceux qui ont pensé à racheter des jukebox d’après-guerre dans les années 1980/1990, parfois pour des bouchées de pain, avec les pièces et accessoires qui assurent désormais leur pérennité. Attention toutefois, ” le jukebox a des millésimes, des années de grand cru et puis d’autres qui sont bonnes à mettre aux encombrants, ” prévient Jean-Claude Trauchessec, dealer de Rock-Ola pour la France.

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Amplis à tubes

” Il y a grosso modo trois sortes d’acheteurs de jukebox vintage restaurés “, explique l’Argentin Alejandro Mangiacavalli dans son atelier-laboratoire du Brabant wallon. Ce technicien électronique, ancien guitariste argentin de death metal, travaille dans le secteur depuis sept ans via sa société Time Machine. ” D’abord, puisque les prix grimpent chaque année, à coups de 300, 400 ou 500 euros, il y a les investisseurs. Il existe d’ailleurs une cotation du jukebox, comme pour les voitures anciennes. Un Chantal Meteor, fabriqué en Suisse et en Grande-Bretagne, avec ses bakélites d’origine – chose rarissime – peut valoir 35.000 ou 40.000 euros. La seconde catégorie d’acheteurs se trouve chez les musiciens qui connaissent la qualité organique des amplis à tubes des modèles vintage. Qualitativement, on n’a rien fait de mieux depuis. Et puis la troisième catégorie, c’est celle des nostalgiques, ceux qui ont donné leur premier baiser alors qu’un 45 tours passait dans le jukebox… ”

En cette fin mai, Alejandro travaille sur un AMI Continental de 1959, au look très spatial. Valeur : 16.000 euros. Il a été restauré mais il lui manque encore le radar ( le panneau courbé qui reprend la liste des chansons disponibles, Ndlr). Alejandro désigne ensuite une carcasse à l’autre bout de la pièce, un Wurlitzer 2000 de 1954 qui, une fois, intégralement remodelé, avec ses livrées d’origine, vaudra 27.000 euros. ” Je ne travaille que sur des jukebox américains de la période 1950-1962, celle marquée par l’arrivée du 45 tours. Le jukebox vient de Chicago et comme d’autres appareils à sous, par exemple les jackpots, il aidait la la mafia à blanchir l’argent. ”

Alejandro Mangiacavalli et son très spatial AMI Continental. Valeur : 16.000 euros.
Alejandro Mangiacavalli et son très spatial AMI Continental. Valeur : 16.000 euros.© philippe cornet

Seeburg, Wurlitzer, Rock-Ola…

Dans sa dépendance d’une ancienne ferme, au fond d’un bois, Alejandro peut passer des semaines sur un modèle, entre deux voyages pour acquérir des raretés, principalement des machines américaines ramenées par containers via les Pays-Bas ou l’Allemagne. Il peut dépenser 60.000 à 70.000 euros chaque année, sur des objets vintage qui attendent réparation. ” La Rolls du genre, c’est Seeburg. Ce constructeur a notamment développé les tours à mémoire, l’équivalent des premiers ordinateurs. Son audio et sa technicité dominent un quatuor de marques, avec Wurlitzer, Rock-Ola et AMI. Moi, ce que je fais, c’est tenter de restaurer la machine au plus proche de l’original, semblable à ce qu’elle était à sa sortie de l’usine. J’essaie même, si possible, de conserver ses étiquettes d’origine. Et puis, j’offre un an de garantie aux clients “.

Un Chantal Meteor, avec ses bakélites d’origine, peut valoir 35.000 ou 40.000 euros.

Son souci d’authenticité passe notamment par l’usage non pas du transistor mais de l’ampli à tubes, matériel toujours d’actualité par exemple dans les amplis guitares. Alejandro brandit une petite boîte de merveilles, des tubes originaux de la marque RCA, dont il peut tester la qualité via deux appareils aussi vintage. Le prix final dépend évidemment de la main-d’oeuvre mais aussi de la qualité de reproduction des pièces, par exemple celle de Stamann, fabricant allemand de composants haut de gamme.

Le jukebox ainsi parachevé dans un artisanat de pointe sera livré au client, généralement en free play, c’est-à-dire sans la nécessité d’y glisser des pièces de monnaie pour qu’il se mette en action. ” Mais le monnayeur doit toujours être présent ou prêt à être remis en fonction si on veut que la machine garde sa valeur “, précise Alejandro. Parmi les amateurs prêts à investir pour ce type d’objet, notre interlocuteur cite le fils d’un grand distributeur automobile, des entrepreneurs, ou alors cette jeune punk dont le rêve s’appelait Wurlitzer. ” Il ne faut jamais oublier que la fonction du jukebox est aussi d’attirer le regard “, rappelle Alejandro en déballant une feuille dorée gaufrée – une garniture légèrement kistch refaite à l’authentique par Stamann.

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1.500 francs belges

La Belgique compte, au moins, un autre spécialiste du jukebox. La septantaine, Léon l’Ardennais fut autrefois réparateur d’électroménager, se mettant un jour en tête de secourir les machines-à-musique américaines. ” Cela a commencé dans les années 1980 lorsque je suis tombé sur un Seeburg de 1954, acheté pour 1.500 FB, ce qui n’était pas énorme. Et puis de fil en aiguille, j’ai repéré les pièces intéressantes dans les vieux cafés : dans mon camion, à la place des machines à laver, il y avait donc de plus en plus de vieux jukebox. ” Les modèles des années 1980 sont alors en chute libre sur le marché des amateurs éclairés, contrairement à ceux des décennies précédentes qui deviennent des objets grandement convoités.

Revendeur de jukebox, l’homme fut aussi un peu contrebandier. ” Je me souviens, c’était quand il y avait encore une frontière physique entre la Belgique et la France, qui taxait les imports américains. Pour éviter les douaniers, je me tapais les petites routes de campagne, par les bois, vers deux-trois heures du matin, pour rejoindre Paris avec la machine de 150 kilos dans le coffre de la voiture. Parfois, je crois que les douaniers me poursuivaient pendant 30 ou 40 kilomètres avant qu’ils ne décrochent ; ils roulaient en R4. Mais parfois, l’aventure se terminait aussi au poste de police. ”

Christophe et Johnny

La route de Léon croisera également celle de quelques amateurs exigeants, comme Christophe, interprète des classiques Aline ou Les marionnettes. ” A l’époque, le jukebox pour 78 tours était hyper-coté et la version pour 45 tours beaucoup moins – cela a changé depuis. Le Wurlitzer était toujours le plus beau du marché, même s’il est plus classique par rapport au Seeburg qui a des trucs inouïs comme des feux dans la calandre et des parebrises hyper-bombés. ”

Jukebox dans le coffre, voilà donc Léon en route vers le rez-de-chaussée parisien de Christophe. ” Avec lui, c’était l’amitié, la passion. Il s’accroupissait et allait frotter un chromage au bas du jukebox. Et moi, je venais chez lui régulièrement parce que les Français étaient moins pénétrés de culture américaine. ” Embarqué dans la Ferrari Daytona du chanteur, Léon sera d’ailleurs emmené chez d’autres riches amateurs : Didier Barbelivien, Jean-Michel Jarre, le directeur du magazine Salut les copains ! Sans oublier Johnny Hallyday, qui expédiera son jukebox en souffrance, chez Léon, dans les environs de Dinant, pour un diagnostic et une guérison de haute précision. ” Il faut comprendre qu’un jukebox dans une pièce, en dehors de la musique, c’est aussi l’attraction de sa masse, ses couleurs qui changent, parfois ces bulles dont on ne comprend pas le mouvement… L’ultime classique, je crois que c’est le Wurlirtzer 2000. Il vaut 12.000 à 15.000 euros, mais on peut sans doute encore le trouver à certains endroits à partir de 8.000 euros “.

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Ecran tactile

Le jukebox n’existe pas seulement en version vintage, des modèles neufs continuent également de s’écouler. ” Rock-Ola est le dernier grand constructeur américain encore sur le marché, les autres ayant explosé au fil des dernières décennies, explique Jean-Claude Trauchessec, dealer de la marque pour la France. Rock-Ola produit aussi bien des jukebox audio-CD que des versions digitales. En 10 ans, j’ai dû en vendre 1.000 exemplaires. Un nouveau modèle pour vinyle est aussi en cours d’étude. La version digitale vaut 10.000 euros. Il s’agit d’un music center avec disque dur et écran tactile, capable de charger jusqu’à 13.000 CD. On a aussi des modèles griffés haut de gamme – siglé Elvis, Harley-Davidson, etc. – à 15.000 euros. Et nous proposons aussi une série ultra-limitée de 20 exemplaires dont les droits ont été cédé par Playboy, à 20.000 euros. ”

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