Immo: quand le Grand-Duché fait tache d’huile

LES SALINES. Cette résidence basse énergie, située à deux pas du centre-ville d'Arlon, propose 21 appartements et duplex (1, 2 ou 3 chambres). © DEBBY TERMONIA
Sophie Mignon Journaliste

Le phénomène n’est pas neuf, mais la crise économique et sanitaire l’a exacerbé. A Arlon, le marché locatif est en plein boom: il attire les travailleurs frontaliers, les expatriés mais aussi les Luxembourgeois qui ne savent plus payer les loyers du Grand-Duché. Conséquence, les prix flambent, se calquent sur le marché voisin, et les travailleurs arlonais ont de plus en plus de mal à se loger dans leur ville.

Ici et là, au-delà des maisons étroites et serrées aux couleurs pastel, jaune pâle, vieux rose, écru, se dégagent des immeubles spacieux, des quartiers entiers parfois, neufs, colorés eux aussi: terracotta, ocre, cappuccino, blanc, orangé. Des centaines d’appartements et des dizaines de maisons qui viennent répondre à la demande croissante des candidats locataires d’Arlon.

Ils sont situés près de la gare, souvent, comme les emblématiques Terrasses du Luxembourg, écoquartier encore partiellement en construction qui devrait compter 170 appartements au total entre la rue Zénobe Gramme et la rue de la Semois, ou comme la place du Grand Luxembourg et son projet Ilot Vert, né aux bords de la Semois en 2014 avec les résidences Tamaris et Libellule. Celui-ci se développe encore avec, sous les échafaudages, huit maisons et 40 appartements de standing de une à quatre chambres. On en trouve aussi à proximité du centre commercial Hydrion et des supermarchés, immeubles blancs rue de Neufchâteau ou rue Scheuer. Et en périphérie: l’écoquartier du Wäschbour, au nord, zone résidentielle aux tons acidulés et aux formes géométriques modernes à laquelle viendra bientôt s’ajouter un tout nouveau quartier mixte composé de 22 maisons unifamiliales et 92 appartements répartis dans quatre immeubles. Ou, prochainement, le projet d’écoquartier connecté Schoppach avenue du Bois d’Arlon à la sortie sud de la ville, avec un total de 213 logements. Sans oublier les anciennes casernes Callemeyn réhabilitées en appartements de standing et en kots.

Il y a eu un vrai boom l’été dernier, énormément d’investisseurs ont acheté du neuf comme valeur refuge.” Anne Meunier (W Immobilière)

Du simple au double

Aux quatre coins de la ville, donc. C’est que le chef-lieu de la province de Luxembourg est très prisé. “La demande a explosé, constate Astrid Backes, administratrice de l’agence immobilière Trevi Arlon. “Pour plusieurs raisons, avec plusieurs profils de candidats locataires. Tout d’abord, il y a peu d’offre accessible au grand-duché de Luxembourg, on passe du simple au double en termes de loyer à cinq kilomètres de distance. Ensuite, les expatriés qui n’arrivent pas à se loger au Grand-Duché font le choix d’aller dans un environnement un peu plus rural. Enfin, les jeunes qui dégotent un premier emploi au Luxembourg n’ont pas les moyens d’y habiter.”

Avec une telle pression sur le marché locatif, les biens neufs ou quasi neufs ou même rénovés et affichés au bon prix recueillent chacun entre cinq et dix candidatures. La demande la plus importante concerne le sud de la commune et le centre-ville, pour pouvoir rejoindre rapidement, en voiture ou en train, le pays voisin au vivace marché de l’emploi. Car dans 80% des candidatures, soit un des locataires soit les deux travaillent au Grand-Duché, observe l’administratrice de Trevi.

Cette dynamique s’est amplifiée avec la pandémie. Après le premier confinement, à l’automne 2020, puis après le second, à la fin de l’hiver 2021. “Il y a eu un vrai boom l’été dernier, énormément d’investisseurs ont acheté du neuf comme valeur refuge”, souligne Anne Meunier, cogérante de l’agence W Immobilière. “Il y a beaucoup de demandes de location, des jeunes de moins de 30 ans qui louent en attendant de pouvoir devenir propriétaires. Mais la particularité du marché, c’est l’arrivée des Luxembourgeois qui n’arrivent plus à se loger au Grand-Duché et qui viennent acheter ou louer en Belgique.”

Des bureaux à la frontière

Dans un parc assez vieillissant, les loyers des biens neufs augmentent depuis deux ans, boostés par les prix luxembourgeois. Une croissance qui atteint jusqu’à 10%, selon Anne Meunier. “C’est devenu cher, constate Pierluigi Verna, gérant de Century 21 Cofilux Arlon. Ce que je loue, je trouve que c’est cher.” Entre 850 et 1.100 euros pour un deux chambres, d’après plusieurs agents. Le prix évolue avec la situation du bien, sa proximité avec les commodités, la gare ou les grands axes, la présence ou non d’un balcon ou d’un jardin – critère devenu important depuis le confinement -, et enfin la performance énergétique, essentielle quand on paie les charges.

Quant aux appartements trois chambres et aux maisons unifamiliales, ils sont pris d’assaut. “La demande est supérieure à l’offre, commente Anne Meunier. Ces biens se louent tout de suite, par des familles qui arrivent et louent deux ans avant d’acheter ou par des familles monoparentales en cas de séparation.”

Arlon connaît désormais des loyers supérieurs à la moyenne wallonne de 8,17 euros/m2, selon l’Observatoire des loyers 2020, rapport du Centre d’études en habitat durable de Wallonie. Avec un loyer moyen de 703,66 euros par mois, soit 9,20 euros/m2, le chef-lieu de la province de Luxembourg se classe en deuxième position au niveau régional, derrière Nivelles, où le mètre carré se loue à 9,88 euros. Contre 635 euros à Namur et 587,55 euros à Liège.

Dans le reste de la province, les loyers atteignent 636,05 euros à Neufchâteau, 631,74 euros à Virton, 599 euros à Bastogne, 596 euros à Marche-en-Famenne. “On n’est pas du tout dans les mêmes réalités en termes de clientèle et de valeur de biens, analyse Astrid Backes. Ce sont des marchés plus calmes. Arlon est un des moteurs de la province.” Incontestablement. Et si des communes voisines comme Habay, Attert ou Messancy connaissent un certain succès, “Arlon reste le plus demandé, le plus proche et avec beaucoup de commodités”, précise encore la cogérante de W Immobilière.

D’autant plus que certaines entreprises luxembourgeoises ont installé à la frontière belge des bureaux satellites pour éviter, en temps de pandémie, un trop grand nombre de travailleurs rassemblés au siège. “Au lieu d’aller au siège au Grand-Duché tous les jours, les navetteurs vont deux fois par semaine dans ces bureaux périphériques”, explique l’administratrice de Trevi Arlon.

Résultat: dans ce marché “clairement lié à la santé financière du Luxembourg et à son marché immobilier”, d’après Astrid Backes, ceux qui ne s’y retrouvent plus et passent chaque fois derrière d’autres candidats, ce sont les régionaux et les Arlonais. “On demande de justifier deux revenus trois fois supérieurs au montant du loyer, détaille l’agente. “A 950 euros hors charges, pour un 90 m2 neuf, deux chambres, pouvoir justifier de 3.000 euros nets avec des revenus belges, ça devient difficile.”

Un salaire belge trop bas

Sur les arrondissements d’Arlon et de Virton, l’agence immobilière sociale (AIS) Logésud compte 668 candidats en attente d’un logement social, dont 491 à Arlon. “On se rend compte qu’il y a de plus en plus de travailleurs pauvres qui gagnent 1.300 euros par mois et ne trouvent pas un logement, en plus de toutes les personnes qui émargent au CPAS, remarque la directrice Roxane Schandeler. Le problème existait déjà mais les inscriptions ont augmenté depuis la crise sanitaire. L’écart est grand entre ceux qui travaillent au Luxembourg et ceux qui sont ici en Belgique. J’ai l’impression que les propriétaires se calquent sur les revenus luxembourgeois.”

Du coup, convaincre un propriétaire de louer son bien via une agence immobilière sociale (AIS) n’est pas aisé à Arlon, malgré les avantages qui en découlent, comme la gestion locative, l’absence de vide locatif, la prise en charge des travaux de rafraîchissement et l’exonération du précompte immobilier. C’est qu’un logement devenu social voit son loyer réévalué à la baisse en fonction de la grille wallonne des tarifs. Soit 60% du loyer moyen que toucherait le propriétaire s’il louait lui-même, 600 euros par mois au lieu des 1.000 qu’il pourrait gagner sur une maison en centre-ville. Mais il arrive tout de même que certains propriétaires reprennent contact avec Logésud après une mauvaise expérience, séduits par l’idée d’un revenu stable et garanti et d’une gestion hors de leurs mains.

Ainsi, la demande croissante n’est pas près d’être comblée. Même si, ici et là, sortent de terre des immeubles neufs et spacieux, aux façades colorées et aux appartements de standing. C’est rarement là que peuvent se loger les Arlonais dont le salaire belge devient trop bas pour leur propre marché. “J’ai peur que ce marché ne devienne similaire à celui du Grand-Duché, craint Roxane Schandeler. Et je me rends compte que cette évolution fait tâche d’huile. Il n’y a pas qu’Arlon: à Habay-la-Neuve, Aubange et Messancy aussi, les prix augmentent fortement.” A la commune, on se penche sur l’éventualité d’intégrer systématiquement aux chantiers de rénovation ou de construction du logement social via AIS. Pour éviter que le marché arlonais ne devienne impayable pour ses habitants.

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