Picasso, entre textes et images

© Succession Picasso 2019

L’exposition ” Picasso illustrateur ” du MUba de Tourcoing prouve une nouvelle fois que la popularité de l’artiste espagnol ne faiblit pas. Sa surreprésentation pourrait un jour finir par lasser mais son nom reste un atout de taille pour booster le tourisme culturel d’une région en reconversion.

Les génies sont impossibles à appréhender entièrement. Peintre mais aussi sculpteur, graveur, céramiste, poète et auteur de théâtre, Picasso aurait également été illustrateur. C’est ce que suggère en tout cas le titre de l’exposition qui vient de démarrer à Tourcoing, révélant une facette méconnue de l’artiste espagnol. L’étiquette est paradoxale et l’intéressé lui-même la réfutait. ” Je n’ai jamais rien illustré “, affirme-t-il en 1961 à la radio, expliquant que l’on s’était contenté de juxtaposer ses oeuvres à côté de certains textes. Coquetterie ou goût de la mystification, les illustrations réalisées par l’artiste tout au long de sa carrière sont bien réelles. Selon Jeanne-Yvette Sudour, responsable d’un fonds spécialisé au sein du Musée Picasso à Paris, on recense environ 50 livres illustrés entre 1905 et 1973 et une centaine d’ouvrages auxquels il aurait contribué, généralement par une gravure en frontispice. Si ces collaborations sont incontestables, c’est la notion même d’illustration qu’il faut interroger. Et c’est d’ailleurs ce questionnement que propose le MUba à travers une scénographie à la fois chronologique, thématique et pluridisciplinaire qui met en valeur l’extrême inventivité du maître andalou dans ses projets livresques.

Des amitiés poétiques

Il faut dire que les intrusions de Picasso dans le monde des lettres sont bien plus basées sur l’amitié que motivées par une logique purement éditoriale ou commerciale. Lecteur compulsif – il lit apparemment tout ce qui lui tombe sous la main – l’artiste aime avant tout la littérature à travers les hommes qui la font. Dès son arrivée à Paris, le jeune Pablo a noué des liens avec les poètes de son époque tels que Max Jacob, Guillaume Apollinaire ou Pierre Reverdy dont il fait de nombreux portraits et illustre les recueils de poésie. ” Ses amis, il les choisit bien plus parmi les écrivains que parmi les peintres “, écrivit la collectionneuse et auteure Gertrude Stein qui connaissait bien le prodige.

Affiche
Affiche “Amnistie”, d’après Pablo Picasso, 1959. A dr. : Pablo Picasso dessinant des colombes pour son temple de la paix, en 1953.© Succession Picasso 2019

L’exposition met en exergue dès le panneau de présentation les réseaux de camaraderie qui sous-tendent les collaborations de Picasso. Nées d’un élan et d’une complicité, elles se caractérisent par une grande liberté dans leurs formes. Pour un recueil de poèmes d’Apollinaire, il fait naître en 1907 tout un bestiaire d’un simple trait épuré et naïf. Pour Albert Skira, un jeune ami éditeur, il réalise en 1930 des gravures légèrement érotiques inspirées par l’esthétique antique qui viendront illustrer Les Métamorphoses d’Ovide. Pour sa maîtresse Dora Maar, il trace à la plume et au lavis d’encre une quarantaine de figures d’animaux et d’hommes barbus en marge d’un exemplaire de L’Histoire naturelle de Buffon qui vient de paraître en 1942 avec ses illustrations. Pour Balzac, auquel il voue une admiration posthume, il dessinera un corpus entier de gravures et de dessins destiné à enrichir une édition de 1931 du roman Le Chef-d’oeuvre inconnu.

Illustration abstraction

L’impulsion et l’instinct sont au coeur de la créativité de Picasso qui, non seulement dessine au gré de ses amitiés, mais en profite pour tester de nouveaux rapports entre le texte et l’image. Un des exemples les plus visibles de cette expérimentation se situe dans la section consacrée au Chant des morts, un recueil de poésies de son ami Pierre Reverdy publié en 1948. Le travail de Picasso s’y apparente à de grands traits rouges qui rehaussent le texte manuscrit à la façon d’enluminures abstraites. Le prisme de l’illustration et du texte permet d’avoir un aperçu des rares incursions de Picasso sur les territoires, dangereux à ses yeux, de l’abstraction. Ses tentatives de créer un nouveau langage dans certains de ses poèmes composés à partir de lettres et de mots inventés ainsi que les divers recueils de poésie illustrés sur un mode expérimental et exposés dans les dernières salles sont assez frappants à cet égard. C’est en quelque sorte en voulant échapper à l’illustration et à sa logique plate de l’image comme miroir du texte que Picasso se détache le plus du réel. Sans pour autant céder ouvertement à l’abstraction dont il se méfie comme d’une mode et à laquelle il ne succombera que très ponctuellement et partiellement au cours de sa carrière artistique.

Autant le dire, regarder des livres dans une exposition peut vite se révéler répétitif et ennuyeux. La scénographie multimédia permet heureusement de s’approprier le contenu des ouvrages sans trop d’effort. Certains livres sont ” feuilletables ” de façon numérique sur un écran par le public. D’autres bénéficient d’une projection de leurs pages sur les murs de l’exposition. Mais, comme le souligne Christelle Manfredi, codirectrice par interim du MUba, ” chaque livre est différent du point de vue de son papier, de ses dimensions, de son mode de reliure, et il était important de montrer la matérialité de chacun “. Les ouvrages sont donc bien présents physiquement, parfois en plusieurs exemplaires, ouverts ou fermés, mais aussi exposés sous une forme détachée avec certaines pages encadrées. Une visibilité indispensable dans la mesure où les livres en question n’ont pas grand chose à voir avec les éditions auxquelles nous sommes habitués. Pour la plupart, il s’agit en effet d’ouvrages d’artistes à tirage limité et numéroté, des objets plus familiers pour les bibliophiles que pour les lecteurs en tant que tels.

” Deux Femmes au miroir “, 1965.© Succession Picasso 2019

Par ailleurs, le parcours de l’exposition rompt la monotonie en mettant aussi l’accent sur des aspects moins littéraires de l’illustration pratiquée par le peintre espagnol. On y trouve notamment un manuel de tauromachie aux images virevoltantes, des céramiques sur le même thème, un album de photomontages ludiques issu d’une collaboration avec le photographe André Villers, des dessins politiques et, juste avant la sortie, une sélection d’affiches aux graphismes variés et innovants réalisées par le grand maître pour ses propres expositions.

Génie surexposé ?

La codirectrice du MUba ne s’en cache pas, ” Picasso illustrateur ” a les ambitions d’une grande exposition. La décision d’afficher un artiste comme Picasso est d’ailleurs loin d’être anodine quand on connaît le succès grisant et toujours grandissant des événements qui lui sont consacrés. L’exposition parisienne ” Picasso bleu et rose ” qui s’est clôturée l’hiver dernier au Musée d’Orsay affichait 670.370 visiteurs au compteur. Loin d’être cantonnées à la capitale française ou aux huit musées européens dédiés au maître, les expositions qui lui sont consacrées fleurissent un peu partout sur la planète. Rien qu’en France, on en dénombre par exemple quatre actuellement.

Le Musée Picasso à Paris, qui détient depuis 1985 la plus importante collection des oeuvres de l’artiste andalou, n’est pas étranger à ce bourgeonnement. Son directeur, Laurent Le Bon, pratique depuis quelques années une intense politique de circulation. A titre d’exemple, le partenariat ” Picasso Méditerranée ” qu’il a mis en place a généré 78 expositions dans les pays du bassin méditerranéen entre 2017 et 2019. Picasso est partout. Le risque de saturation est néanmoins réel et certains ne se privent pas pour le dire. Pour stimuler la curiosité du public, il faut désormais exhumer des aspects plus confidentiels de sa création. Les relations entre Picasso et les écrivains par le biais de l’illustration en font manifestement partie. ” La ville voulait aborder un angle un petit peu inédit de son oeuvre “, commente Christelle Manfredi à propos du choix de l’exposition réalisée en partenariat avec le Musée Picasso. Nul doute que l’institution parisienne a vu de son côté l’opportunité de mettre en valeur sa réserve de livres illustrés longtemps ignorée.

Le MUba, pôle d'attraction pour aider au redéploiement de Tourcoing.
Le MUba, pôle d’attraction pour aider au redéploiement de Tourcoing.© MUBA

Fascination lilloise

Pour Jeanne-Yvette Sudour, responsable de ce fonds depuis une trentaine d’années, le caractère exceptionnel de la thématique ne fait aucun doute. Aucune exposition de cette ampleur n’avait osé cette approche qui a donné l’occasion de sortir quelques raretés quasiment inconnues du public. ” La plupart des livres exposés proviennent de la dation Picasso, c’est-à-dire qu’ils ont personnellement appartenu à l’artiste “, souligne-t-elle. La magie Picasso n’a plus qu’à opérer.

Miser sur la fougue créatrice d’un artiste espagnol pour redynamiser l’économie anémiée d’une petite ville du Nord, c’est le pari très rationnel des responsables politiques de Tourcoing. Situé dans un magnifique hôtel particulier construit au 19e siècle par un notable local, le MUba et le splendide hôtel de ville qui trône en face témoignent tous deux d’un riche passé industriel. Depuis, la région a connu le même sort économique et social qu’une partie de la Wallonie avec un effondrement de son activité manufacturière et une hausse sans précédent du chômage à la fin des Trente Glorieuses. Depuis son titre de capitale européenne de la culture en 2004, la grande soeur lilloise a fait preuve d’une reconversion et d’une attractivité spectaculaire en terme de tourisme culturel. Cette renaissance par les arts a fait des émules des deux côtés de la frontière et Tourcoing n’y échappe pas. Avec un taux de chômage aux alentours de 23% (largement au dessus de la moyenne nationale de 8,5%), la petite ville limitrophe du territoire belge doit impérativement trouver de nouvelles ressources pour faire vivre ses 97.000 habitants dont près de la moitié a moins de 30 ans.

L’ancien maire, Gérald Darmanin, aujourd’hui premier adjoint à la ville et ministre de l’Action et des Comptes publics, s’est exprimé à plusieurs reprises sur la nécessité de renforcer l’attractivité culturelle de Tourcoing. Ayant soutenu l’ouverture en 2016 d’une antenne tourquennoise de l’IMA (l’Institut du monde arabe à Paris), il a longtemps déploré dans les médias le manque d’ambition du MUba et sa programmation un peu trop nombriliste à son goût. Le départ en 2018 de l’ancienne conservatrice a sans aucun doute mit fin à une divergence de vue avec une volonté municipale de doper la fréquentation du musée grâce à des grands noms de l’histoire de l’art et des collaborations institutionnelles prestigieuses.

La précédente exposition consacrée aux Chrétiens d’Orient en partenariat avec l’IMA à Paris en était un avant-goût. Comptabilisant près de 33.000 visiteurs, l’événement s’est révélé être un succès même si les chiffres sont loin de ceux affichés par la Piscine de Roubaix, le musée de la ville voisine, qui cumule en moyenne 200.000 entrées par an et plus de 100.000 à chaque exposition. La compétition entre les deux lieux est inévitable mais le rayonnement de Tourcoing, comme celui des villes belges, passe avant tout par la définition d’une identité propre.

+” Picasso illustrateur “, jusqu’au 13 janvier au Musée des beaux-arts de Tourcoing, 2 rue Paul Doumer, 59200 Tourcoing (France), www.muba-tourcoing.fr

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