Pas de quoi se réjouir

© istock

Les faibles taux d’intérêt ont rendu quasi tous les investissements coûteux.

Lorsque les Bourses américaines battaient tous les records en 1929 et 1999, les investisseurs débordaient d’enthousiasme. Aujourd’hui, l’euphorie n’est plus de mise à Wall Street. Comparé aux bénéfices moyens indexés de ces 10 dernières années, les actions américaines cotaient pourtant deux fois plus cher ces 136 dernières années qu’aujourd’hui : avant le krach du 19 octobre 1929 et avant la crise des valeurs dotcom. Les actions de la zone euro et des pays en voie de développement sont, selon la même méthode d’évaluation, nettement plus chères que leur moyenne de long terme mais moins coûteuses que les actions américaines. Il n’y a pas que les actions qui sont chères. Le prix de quasi tous les actifs ont le vent en poupe. Actions, obligations, immobilier, tout est incroyablement cher par rapport à la moyenne de long terme et les prix continuent à grimper. Les taux sont tellement bas qu’ils poussent les investisseurs à prendre de plus en plus de risques. Des risques pour lesquels ils ne sont pas récompensés et qu’il leur est difficile d’évaluer.

Dans les pays sortis intacts de la crise financière comme le Canada et l’Australie, le prix des maisons est considérablement plus élevé que la moyenne de long terme comparativement aux loyers. Aux Etats-Unis où le krach immobilier a été durement ressenti, les prix immobiliers en termes nominaux battent le record de 2008 et par rapport aux loyers, ils sont à nouveau supérieurs à la moyenne de long terme. Au Royaume-Uni, les prix immobiliers se rapprochent de leur point culminant par rapport aux salaires et aux loyers. La différence de taux entre les valeurs sûres comme les obligations d’Etat américaines d’une part, les obligations émises par les autres pays et les entreprises d’autre part s’est incroyablement réduite. Les investisseurs demandent peu de compensation pour les risques supplémentaires encourus. Quand l’économie chinoise faisait tellement peur et le prix du pétrole chutait sous la barre des 30 dollars les premières semaines de 2016, la différence entre les obligations d’Etat américaines et un panier d’obligations qualitatives s’élevait à 2,2 %. Depuis lors, elle s’est tassée à 1 %, à peine plus qu’à la folle époque des crédits (2004-2006). Les investisseurs sont disposés à courir beaucoup plus de risques avec les obligations. L’obligation à 100 ans émise par l’Argentine au mois de juin dernier a connu un succès retentissant. Alors que le pays a par six fois cessé de rembourser ses emprunts au cours des 100 dernières années, dont la dernière fois en 2014. Effrayés par le prix élevé des obligations et des actions – technologiques en particulier -, les investisseurs sont de plus en plus nombreux à chercher leur salut en dehors de la Bourse, avec pour conséquence une hausse des prix là aussi. Jamais les emprunts n’ont été aussi bon marché pour les groupes de private equity.

La fièvre de l’épargne

L’intérêt à long terme donne le ton et influence de façon déterminante tous les autres marchés. Le taux d’intérêt réel baisse depuis le début des années 1980. Le taux d’intérêt récompense l’épargne, le report de la consommation. Plus le taux diminue, plus le citoyen cherche d’autres façons de conserver son pouvoir d’achat et plus il est disposé à payer pour d’autres actifs. Les taux d’intérêt réels régressent déjà depuis des décennies du fait de l’appétit féroce pour l’épargne, d’où un changement structurel de l’économie et les actions des banques centrales.

Plusieurs facteurs ont encouragé cette propension à l’épargne des dernières décennies. Dans les pays développés, les babyboomers se sont mis à épargner pour leurs vieux jours en pleine fleur de l’âge. Selon les économistes de la Banque d’Angleterre, le phénomène a fait baisser de 1,4 % les taux d’intérêt dans le monde entier depuis 1990. L’entrée de la Chine sur la scène économique mondiale n’a fait qu’attiser la propension à l’épargne des fourmis laborieuses. Pour Ben Bernanke, directeur de la banque centrale américaine en 2005 et président par la suite, la Chine était en grande partie responsable de la fièvre de l’épargne. Dans les grandes villes comme Londres et Vancouver, les avides acheteurs chinois sèment toujours la discorde entre les prix immobiliers et les ressorts locaux comme les revenus et les loyers.

L’offre de l’épargne a grossi tandis que la demande d’investissements a baissé. La croissance à long terme dans les économies du monde riche est en perte de vitesse depuis un bon moment. Le prix réel des usines et des machines s’est déprécié. La valeur des entreprises est passée d’actifs tangibles à des actifs intangibles, dans le secteur technologique notamment. De ce fait, il faut moins investir pour obtenir le même rendement. Le monde des entreprises nage dans le cash qui vient s’ajouter aux réserves de l’épargne déjà très importantes.

Banques centrales

Les banques centrales jouent elles aussi un rôle. Si les taux à long terme sont si bas, c’est parce que les banques centrales maintiennent les taux à court terme quasi à zéro depuis une dizaine d’années. Elles ont également mis la pression sur les taux à long terme en achetant pour 11.000 milliards de dollars d’obligations d’Etat et d’autres actifs depuis 2009, notamment pour pousser les investisseurs vers des actifs plus risqués et relancer l’économie. Les banques centrales sont conditionnées par l’économie autant qu’elles ne conditionnent l’économie. La fièvre de l’épargne pousse vers le bas le taux neutre qui stabilise l’inflation quand l’économie tourne à plein régime. Si les banques centrales maintenaient effectivement les taux trop bas, l’économie aurait tendance à surchauffer et l’inflation reprendrait de plus belle.

En l’absence d’inflation, les taux devraient rester encore assez bas un bon moment. Il ne faut donc pas s’étonner que les prix des actions, des obligations d’entreprise et l’immobilier s’envolent. Si le rendement des obligations sans risque est sous pression, le rendement escompté de tous les autres actifs, comme le rendement des actions et des loyers, devrait lui aussi fléchir. Les taux peu élevés ont pour effet d’atténuer l’impact du prix élevé des actifs. Prenez l’exemple des actions. La valeur actuelle des futurs bénéfices est calculée sur base du taux d’actualisation. Si l’intérêt réel est moindre (et il le restera vraisemblablement), le taux d’actualisation sera également moindre. Les futurs bénéfices s’en trouvent aujourd’hui valorisés et les prix plus élevés justifiés.

La boussole des banques centrales est cassée

Aussi logique que cela paraisse, la désagréable impression de prix trop élevés persiste. Et si l’inflation n’était pas le baromètre adéquat pour la modulation du niveau des taux ? Peut-être les banques centrales maintiennent-elles les taux à un niveau peu élevé trop longtemps ? Claudio Borio de la Banque des règlements internationaux avait déjà mis en garde. Les banques centrales se servent de l’inflation comme les navigateurs d’une boussole. Quand l’inflation augmente, l’économie risque la surchauffe et une intervention s’impose. Quand l’inflation régresse, il faut hisser les voiles et prévoir un stimulant monétaire. A en croire Claudio Borio, la boussole des banques centrales est cassée. La mondialisation, la perte de pouvoir des syndicats et les progrès technologiques font en sorte qu’une diminution du chômage n’a plus pour effet de booster l’inflation comme avant. En maintenant un taux assez bas, les banques centrales ne feraient que grossir la bulle spéculative.

Plutôt que de se demander pourquoi les taux baissent depuis des décennies, on ferait mieux de se demander pourquoi ils étaient si élevés au départ. Une des explications est le durcissement de la politique monétaire sous le président de la Fed Paul Volcker qui a relevé le taux à court terme à 19 % pour juguler une inflation de plus de 10 %. Le taux réel élevé des années 1980 et 1990 porte l’empreinte de la politique monétaire très ferme des années précédentes. Inversement, une décennie de politique monétaire très souple pourrait avoir annihilé le rendement des marchés obligataires et fait croire aux investisseurs que ce faible taux était devenu la nouvelle norme. Ce qui a poussé certains investisseurs, dont les assureurs, à acheter toujours plus d’obligations, et a induit une spirale infernale.

Que faut-il en déduire pour l’avenir ? Cette spirale pourrait être jugulée si les banques centrales, la Fed en tête, se mettaient à vendre les obligations inscrites à leur bilan. Ces cinq dernières années, les quatre plus grandes banques centrales ont acheté autant d’obligations que celles émises par les autorités des Etats-Unis, de la zone euro, du Japon et du Royaume-Uni réunis. Les économistes de la Fed estiment que tous ces achats obligataires ont fait baisser de 1 % l’intérêt sur les obligations à 10 ans. La réduction progressive des obligations inscrites au bilan aurait le même effet en sens inverse. Dans le pire des scénarios, un snapback,autrement dit un retour de manivelle, n’est pas à exclure. Il se peut en effet que certains investisseurs fassent du dumping sur les obligations. Le prix des autres actifs, des actions notamment, pourrait être plus déstabilisé que le prix des obligations mêmes.

Par ailleurs, tout semble indiquer que l’épargne devrait diminuer prochainement. Ainsi par exemple, le surplus du compte courant de la Chine est passé de 10 % du PIB en 2007 à 2 % du PIB en 2016. Le vieillissement de la population est une réalité dans les pays développés. La proportion de travailleurs actifs potentiels par rapport à l’ensemble de la population diminue dans les pays développés.

Comme les bulles spéculatives ont généralement des répercussions négatives sur les marchés actionnaires, les décideurs devraient, selon certains, intervenir avant qu’il ne soit trop tard. La Fed privilégie les marchés en postposant les hausses de taux, affirment-ils. Si la banque centrale procédait à un relèvement plus rapide des taux, les prix augmenteraient et diminueraient plus facilement et les investisseurs seraient davantage conscients des risques pour leur portefeuille. Mais la hausse des taux nécessaire pour ramener le prix des actions à un niveau normal pourrait plonger l’économie dans une nouvelle récession et la faible inflation pourrait se muer en déflation. Les marchés actionnaires seraient secondaires, de l’avis de certains observateurs. Seuls comptent les banques et les marchés du crédit.

Certains investissements risqués portent leurs fruits, d’autres pas. Ce n’est pas un drame si au bout de deux ans, les investisseurs regrettent avoir payé un prix trop élevé pour l’une ou l’autre action technologique ou aimeraient n’avoir jamais acheté à l’Argentine une obligation à 98 ans. Le moins que nous puissions faire – et probablement le mieux – est de faire en sorte que l’économie puisse supporter un effondrement inopiné des prix. Autrement dit veiller à ce qu’il n’y ait pas trop d’achats d’actifs illiquides financés par de l’argent emprunté, de l’immobilier en particulier. Cela signifie aussi que les banques doivent disposer de capitaux suffisants pour faire face à des corrections de prix. Il existe des outils pour ce faire. Le moment est venu de les utiliser.

The Economist

Les banques centrales se servent de l’inflation comme les navigateurs d’une boussole.

La hausse des taux nécessaire pour ramener le prix des actions à un niveau normal pourrait plonger l’économie dans une nouvelle récession et la faible inflation pourrait se muer en déflation.

Comme les bulles spéculatives ont généralement des répercussions négatives sur les marchés actionnaires, les décideurs devraient, selon certains, intervenir avant qu’il ne soit trop tard.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content