Où sont nos années folles ?

"records and rebels", une expo qui embrasse toutes les disciplines, y compris la mode, version Carnaby Street. © Vincent Everarts

Intitulée ” Revolutions : Records and Rebels 1966-1970 “, l’exposition que l’ING Art Center dévoile ce 24 octobre a tout du blockbuster. Emotions, effets spéciaux, stars, bande-son et messages politiques sont au rendez-vous de cette superproduction qui nous fait revivre la fin des sixties et le réveil d’une génération.

En ce mois d’octobre ensoleillé, l’été indien s’est subitement éteint dans les sous-sol de l’ING Art Center. Anne Petre, la directrice de l’institution, a surgi d’un micro-bureau éclairé aux néons pour nous serrer la main. Une machine à café soluble, des piles de documents, un ou deux ordinateurs portables posés sur un coin de table, la pièce ressemble à un QG militaire avant une bataille. Pourtant, notre interlocutrice ne semble pas inquiète, ravie de rejoindre le coeur des opérations où s’activent ses coéquipiers en plein déballage. La révolution est en marche. Celle du flower power bien sûr mais celle aussi qu’initie l’ING Art Center en s’attaquant cette année à une fresque historico-sociale.

Stylistes, photographes, illustrateurs, designers… : on découvre au fil de la visite à quel point les grands créateurs de l’époque ont contribué à cette révolution musicale et à son apothéose.

A côté d’ambitieuses expositions monographiques (Christo & Jeanne-Claude) et thématiques ( Full abstraction), l’institution s’est ouverte ces dernières années à des champs artistiques plus variés comme l’art multimédia avec Peter Kogler, la mode avec Yves Saint Laurent ou encore le design à travers The Power of objects. ” Cette fois-ci, explique Anne Petre, l’exposition donne l’occasion de se familiariser avec une époque précise. Elle a à la fois un côté historique et artistique qui embrasse toutes les disciplines : mode, design, photo, cinéma, comportements, pensées, littérature. Une mutation qui, selon elle, ” s’inscrit un peu logiquement dans l’évolution de l’espace “. Création originale du Victoria and Albert Museum de Londres en 2016, montrée depuis à Montréal et à Milan, l’exposition Revolutions se focalise essentiellement sur la culture anglo-saxonne. Réduit et adapté au public belge grâce à l’ajout de nombreuses références nationales, le dispositif incarne un certain renouveau par rapport aux scénographies classiques.

Avec ses 22 écrans (dont un géant consacré à la scène de Woodstock) et sa bande-son composée des morceaux emblé-matiques de la période (des Beach Boys aux Beatles en passant par les Rolling Stones et Janis Joplin), l’expérience se veut radicalement immersive. Une prouesse technique coordonnée par la firme allemande Sennheiser (spécialiste de la technologie Ambeo procurant un son multidimensionnel) qui fournit des casques aux visiteurs dès l’entrée, leur permettant de vivre en musique chaque recoin de l’exposition grâce à un système de reconnaissance spatiale dispensant d’actionner le moindre bouton. Pas d’audio-guide donc, mais un livret explicatif très complet dans lequel chaque pièce exposée est repérable à l’aide d’un numéro. Le risque serait de se retrouver le nez dans les pages de commentaires, mais il faut reconnaître que la plupart des archives parlent d’elles-mêmes : des extraits de films ou de magazines, beaucoup de photos et un grand nombre d’affiches dont Anne Petre souligne avec délectation la qualité graphique malgré leur abondance et la succession des événements qu’elles illustrent. En les examinant de plus près, on se fait également une idée du métissage d’influences de l’époque brassant l’Art nouveau, les philosophies orientales et celles des drogues, observables dans les effets psychédéliques de certains lettrages.

La révolution en chansons

En tout, ce sont 400 objets répartis dans 42 caisses de la taille d’un 4×4 qui arrivent sur les lieux au fur et à mesure ” sinon on ne pourrait plus marcher “, commente la directrice en désignant l’effervescence autour de nous. Une équipe de huit personnes s’occupent du contrôle, du déballage, de la restauration et de l’installation des pièces au sein de la scénographie entièrement dessinée et construite par l’entreprise gantoise Pièce Montée. Un travail d’adaptation immense pour faire coïncider l’expo initiale avec les 800 m2 de l’espace disponible répartit sur deux étages. Sans compter que l’immersion ne repose pas uniquement sur des dispositifs multimédias mais se joue aussi en 3D avec un réel travail sur la décoration et quelques reconstitutions ludiques comme la boutique d’un disquaire (on y fouinera à l’ancienne dans les bacs de disques) ou un salon de coiffure au look très sixties en hommage à Vidal Sassoon, le célèbre coiffeur londonien, inventeur de la coupe à cinq points.

“marche pour la paix, Harlem” Un cliché de Builder Levy qui rappelle la dimension également politique de l’exposition.© Victoria and Albert Museum London

Véritable fil rouge, la musique n’est pas seulement là pour l’ambiance et illustre très bien l’effervescence qui agite la période. Les stars du rock s’infiltrent dans toutes les salles, à commencer par la première grâce à une combinaison de scène en stretch réalisée par le créateur Ossie Clark pour Mick Jagger, puis plus loin avec le célèbre costume militaro-hippie porté par John Lennon sur la pochette de l’album Sergent Pepper’s en 1967 qui marque la rupture des Beatles avec le look sage ” blazer-cravate ” décidé par leur manager Brian Epstein disparu cet année-là. Stylistes, photographes, illustrateurs, designers, etc. : on découvre au fil de la visite à quel point les grands créateurs de l’époque ont contribué à cette révolution musicale et à son apothéose.

Un espace spécifiquement consacré au groupe de Liverpool permet de saisir l’inventivité et l’impact de leur production sur le public des sixties. Du message de paix de leur chanson Revolution de 1968 (dont on peut admirer l’illustration originale) au choc esthétique de Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band, premier album-concept de l’histoire de la musique (dont le croquis de la pochette griffonné par Paul McCartney est exposé) en passant par les multiples collaborations artistiques et les produits dérivés vendus par leur société Apple Corps, on est proche de la notion ” d’art total “.

Autre phénomène d’importance lié à la musique, l’apparition et la multiplication des festivals qui sont largement abordés lors de l’exposition. D’abord Woodstock bien entendu, dont on contemple quelques vestiges, notamment la guitare électrique utilisée sur place par Jimi Hendrix, le Newport Folk Festival, le festival de l’île de Wight, celui de Monterrey, mais aussi des événements moins connus mais tout aussi fondateurs qui permettent de remettre la Belgique au centre de la scène. L’occasion par exemple de plonger dans la frénésie du Jazz Bilzen Festival, commencé par une messe et terminé dans une baignade collective, ou de découvrir le Festival d’Amougies, premier Woodstock européen, où se retrouvent en 1969 des icônes comme les Pink Floyd et Frank Zappa.

Le ras-le-bol d’une génération

Derrière ces festivals qui diffusent à la fois un idéal de vie communautaire et des idées contestataires, se cache une jeunesse éprise de liberté. ” La guerre appartient à la génération précédente, fait remarquer Anne Petre devant une série de tenues courtes et colorées, les jeunes n’ont pas envie de revivre la même chose que leurs parents. ” Les moins de 30 ans sont bel et bien le moteur de cette révolution culturelle. Le renouveau de la musique mais aussi celui que l’on observe dans le cinéma et dans la photographie est directement inspiré de leur soif de vitesse et de légèreté. Parfaite incarnation de cet élan, le film Blow-Up réalisé par Michelangelo Antonioni en 1966, auquel tout un panneau de l’exposition est consacré, met en scène à Londres un jeune photographe de mode à la fois impulsif et insouciant.

Le plus troublant, peut-être, c’est de constater que la sonnette d’alarme écologique tirée il y a déjà 50 ans résonne encore dans le vide.

Les joies de la consommation débridée

La mode, justement, se calque sur le style de vie de cette nouvelle génération en mouvement et en recherche d’expériences inédites. Pour s’en persuader, il suffit de jeter un oeil aux quelques tenues exposées, toutes échappées des boutiques de Carnaby Street et signées par des stylistes en vogue comme Mary Quant, Jeff Banks ou encore Twiggy, mannequin emblématique de l’époque qui popularisa la mini-jupe et lança sa propre ligne de vêtements vendue dans un magasin londonien à son nom.

Côté belge, cette mode avant-gardiste s’exporte timidement mais inspire déjà quelques stylistes comme l’illustre le travail audacieux de la Gantoise Yvette Lauwaert et son imperméable en plastique agrémenté de poches d’eau colorée ou encore l’Anversoise Ann Salens et ses robes en crochet déjantées. Question inventivité, les coupes et les imprimés n’ont rien à envier à l’extravagance des défilés d’aujourd’hui. Pour la vie de tous les jours, on veut en revanche des habits faciles à vivre, quitte à s’en débarrasser avant de passer par la case lavage et repassage comme en témoigne le succès de la Poster dress, une robe en papier aux motifs pop que l’on peut punaiser au mur ou jeter sitôt l’avoir portée et que l’on retrouve sous deux versions au cours de l’expo.

quatre cents objets caractéristiques, exposés ou mis en scène  sur deux étages.
quatre cents objets caractéristiques, exposés ou mis en scène sur deux étages.© Vincent Everarts

Outre son côté insouciant, la robe-papier reflète à merveille la soif de consommer de ces années de prospérité retrouvée. Comme le souligne Anne Petre devant l’exubérant mur de publicités qui ouvre le parcours au deuxième étage, ” on n’achète plus par besoin mais par envie “. Les publicitaires ont le vent en poupe et l’apparition de la carte de crédit agit comme un formidable stimulant pour l’économie.

Dans cette partie, l’équipe ING a particulièrement réussi à restituer la vitalité industrielle de la Belgique et le visiteur pourra s’en doute retrouver avec émotion quelques traces d’un quotidien oublié mais pas si éloigné. A côté de quelques boîtes de la marque américaine Tupperware venue s’installer du côté d’Alost et réputée pour ses techniques de vente innovantes, on tombe sur les armoires Kewlox, invention belge connue pour sa facilité de montage et de démontage ou encore sur les chaises Meurop, autre fierté nationale, sorte d’ancêtre du géant Ikea qui proposait déjà à ses clients du mobilier accessible signé par de grands designers. On est presque ému par ce règne décomplexé du plastique que l’on cherche aujourd’hui à éradiquer.

Impossible de nier les excès de la période, que ce soit ceux d’une consommation effrénée d’objets, ou ceux de la drogue rappelés par les scandales qui émergent des extraits de journaux ou par les incitations psychédéliques de certaines affiches. Pourtant, malgré ses exagérations, l’époque reste profondément sympathique. Est-ce dû à la jeunesse qui la porte et à qui l’on voudrait tout pardonner ? Est-ce dû à sa folie et à son optimisme communicatifs ? Sans doute un peu de tout ça, mais ce serait aussi oublier les idéaux généreux de cette génération qui tourne le dos à la guerre pour chercher à construire une société plus juste. Grâce à la télédiffusion en direct d’événements marquants, le monde paraît soudain à portée de main et de changement. Le militantisme se généralise chez les jeunes.

Certains combats, parmi les plus emblématiques, sont évoqués dans la partie politique de l’exposition : manifestations étudiantes à Paris de mai 68, revendications féministes, gay liberation et Black Panthers aux Etats-Unis, oppositions à la guerre du Vietnam et à l’impérialisme américain, etc. Sans oublier les mouvements belges et notamment celui du ” Walen Buiten ” qui aboutit en 1968 à la scission de l’université de Louvain. Un pavé jeté contre la vitre du recteur et une lettre écrite par Paul Goossens, un des leaders étudiants, sont là pour rappeler la réalité de ces événements. En parallèle, les premières images de la Terre prises depuis la Lune font prendre conscience de la vulnérabilité de notre planète et de ses limites. En réponse, la création du ” Earth Day ” le 22 avril 1970 et celle de Greenpeace un an plus tard marquent les débuts de l’écologie.

Une révolution inachevée

Difficile, à l’issue de la visite qui se clôt sur les ” Bed-ins for Peace ” de John Lennon et Yoko Ono, de ne pas établir de liens entre les revendications de cette époque encore dorée et celles qui continuent d’agiter notre société. La question toujours brûlante des migrants et le succès récent du mouvement #metoo montrent que les problèmes d’intégration ne sont pas résolus tandis que l’impact des mass media et la mise en doute de l’autorité se poursuivent encore aujourd’hui sur les réseaux sociaux et à travers les phénomènes de lanceurs d’alerte. Mais le plus troublant, peut-être, c’est de constater que la sonnette d’alarme écologique tirée il y a déjà 50 ans résonne encore dans le vide. Revolutions se révèle être une exposition autant nostalgique que politique.

Jusqu’au 10 mars 2019 à l’ING Art Center, place Royale, à Bruxelles, www.promo.ing.be/stories

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