Nulle part où se cacher

© MONTAGE PG/ISTOCK

Pour déverrouiller son smartphone, effectuer un paiement ou accéder à son lieu de travail, plus besoin de code ou d’empreinte digitale, votre visage peut désormais suffire. Après la reconnaissance vocale, nombreuses sont les entreprises, principalement asiatiques, qui ont flairé le pactole que représente la reconnaissance faciale. Identification de clients, contrôle de sécurité dans des lieux publics, diagnostics médicaux, etc. sont autant de développements prometteurs. Mais quid du respect de la vie privée face à certaines applications qui permettent déjà de déterminer avec une quasi-certitude l’orientation sexuelle d’une personne ?

Le visage humain est un véritable chef-d’oeuvre. L’immense variété de traits qui le composent nous permet de reconnaître nos semblables et joue un rôle capital dans la formation de sociétés complexes. Tout comme sa capacité à envoyer des signaux émotionnels tels qu’un rougissement involontaire ou un faux sourire. Au bureau, au tribunal, au bar ou encore dans la chambre à coucher, nous passons énormément de temps à décrypter les visages qui nous entourent pour y déceler des signes d’attirance, d’hostilité, de confiance ou de tromperie. Et autant de temps à dissimuler ces mêmes signes.

La technologie n’aura bientôt plus grand-chose à envier aux capacités humaines à décrypter un visage. Aux Etats-Unis, les églises utilisent déjà la reconnaissance faciale pour déterminer la présence des fidèles. La Grande-Bretagne y recourt dans les magasins pour repérer les voleurs. Au Pays de Galles, elle a permis l’arrestation cette année d’un suspect après un match de football. La Chine s’en sert pour vérifier l’identité des conducteurs des services de réservation de voitures avec chauffeur, autoriser les touristes à pénétrer sur des sites touristiques et permettre de payer avec un sourire. Et Apple l’a intégrée sur son nouvel iPhone pour déverrouiller l’écran d’accueil

Comparativement aux capacités humaines, ces applications peuvent sembler marginales. Alors que des innovations comme l’avion ou l’Internet ont révolutionné les aptitudes de l’homme, la reconnaissance faciale ne semble effectivement que les encoder. Il est vrai que chaque individu possède un visage totalement unique, mais ce visage est aussi public. Cette technologie n’empiète donc pas, à première vue, sur un aspect privé. Et pourtant, la capacité à enregistrer, stocker et analyser des images de visages à moindre coût, rapidement et à grande échelle ne pourra que chambouler un jour des concepts tels que vie privée, équité et confiance.

La dernière frontière

Commençons par la vie privée. L’une des différences majeures entre le visage et les autres données biométriques telles que les empreintes est la notion de distance. Quiconque doté d’un téléphone peut prendre une photo et la faire analyser par un logiciel de reconnaissance faciale. Une application russe, FindFace, permet ainsi de comparer des photos d’étrangers avec celles de VKontakte, un réseau social, avec un taux de précision de 70 %. La banque d’images de Facebook n’est pas publique, mais le géant de la Silicon Valley pourrait obtenir des photos de visiteurs d’une concession automobile, par exemple, et utiliser la reconnaissance faciale pour leur envoyer de la publicité. Si les entreprises privées sont incapables de relier des images à une identité, l’Etat, lui, le peut souvent. Le gouvernement chinois entretient une base de données avec les visages de ses citoyens, et la moitié de la population adulte américaine a déjà son visage dans des bases de données exploitables par le FBI. Les organes répressifs possèdent aujourd’hui une puissante arme pour traquer les criminels, mais à un prix qui risque de se révéler très élevé pour la vie privée des citoyens.

Le visage n’a pas qu’une fonction identitaire. Il envoie une multitude d’informations, que les machines, aussi, peuvent lire. Là encore, la reconnaissance faciale promet des avancées. Certaines entreprises planchent sur l’analyse faciale pour poser le diagnostic automatique de maladies génétiques rares, comme le syndrome de Hadju-Cheney, bien plus rapidement que l’homme. Les systèmes capables de mesurer les émotions pourraient offrir aux autistes la possibilité de capter des signaux sociaux qui leur échappent. Néanmoins, cette technologie s’accompagne également de menaces. Des chercheurs de l’université de Stanford ont démontré que lorsque l’on montrait des images d’un homme homosexuel et d’un homme hétérosexuel, l’algorithme pouvait déterminer leur orientation sexuelle dans 81 % des cas. Les humains ont atteint un résultat d’à peine 61 %. L’utilisation d’un tel logiciel dans des pays où l’homosexualité constitue un crime aurait de quoi inquiéter.

Clés, portefeuille, cagoule

Des formes moins violentes de discrimination pourraient également se répandre. Les employeurs s’appuient déjà sur leurs préjugés pour refuser d’attribuer un poste. Mais la reconnaissance faciale pourrait rendre ce phénomène routinier, en permettant aux entreprises de filtrer les candidatures sur la base de l’appartenance ethnique, des signes d’intelligence ou de l’orientation sexuelle. Les boîtes de nuit et arènes sportives pourraient céder à la pression protectrice et scanner les visages à l’entrée pour y déceler toute forme de menace ou de violence. Même si, et c’est là une caractéristique liée à l’essence de l’apprentissage automatique, tous les systèmes de reconnaissance faciale fonctionnent en termes de probabilités. Par ailleurs, ces systèmes pourraient nourrir des préjugés à l’encontre d’individus à la peau plus sombre, étant donné que les algorithmes ont été mis au point principalement à partir d’images d’individus blancs, et gèrent donc mal les différences ethniques. Ce type de préjugés est apparu dans les évaluations automatiques utilisées pour informer les décisions des tribunaux en matière de libération sous caution et de détermination des peines.

Au bout du compte, cet enregistrement permanent de visages et les dispositifs de reconnaissance permettant de comparer des données informatisées au monde réel pourraient bien modifier la structure des interactions sociales. La dissimulation permet de graisser les rouages de la vie quotidienne. Si votre partenaire est capable de déceler chaque bâillement réprimé et votre patron chaque signe d’irritation, les relations maritales et de travail seront sans doute plus sincères, mais moins harmonieuses. Le fondement des interactions sociales pourrait lui aussi évoluer pour passer d’un éventail d’engagements axés sur la confiance à un calcul fondé sur les risques et récompenses susceptibles de découler des informations que l’ordinateur peut déduire du visage. Les relations seront alors sans doute plus rationnelles, mais elles revêtiront aussi une nature plus transactionnelle.

Protection des données

Dans les démocraties, la législation devrait pouvoir contribuer à trouver un équilibre entre avantages et inconvénients. Les régulateurs européens ont inscrit une série de principes dans la future législation relative à la protection des données, en décrétant que les informations biométriques, notamment les ” empreintes faciales “, appartiennent à leur propriétaire. Leur utilisation requiert donc l’autorisation de ce dernier. Contrairement aux Etats-Unis, il serait par conséquent impossible à Facebook d’envoyer de la publicité aux visiteurs d’une concession automobile. On pourrait décider d’appliquer la législation en matière de discrimination à un employeur qui scruterait les images des candidats. On pourrait soumettre les fournisseurs de systèmes de reconnaissance faciale commerciaux à un audit afin d’attester que leurs systèmes ne favorisent pas les préjugés de manière involontaire. Et il faudrait que les entreprises qui exploitent ce type de technologies rendent des comptes.

Ces règles ne vont bien sûr pas changer le cours des choses. Les appareils photo vont devenir de plus en plus nombreux avec l’avènement des appareils mobiles. Et espérer tromper ces systèmes de reconnaissance en utilisant par exemple des lunettes de soleil ou du maquillage s’avère déjà impossible. Une étude de l’université de Cambridge a démontré que l’intelligence artificielle était capable de reconstituer la structure du visage d’une personne déguisée. Google a déjà abandonné le projet de relier visages et identités, de crainte que cette technologie puisse être utilisée à mauvais dessein par des régimes antidémocratiques. D’autres entreprises technologiques semblent avoir moins d’états d’âme. Amazon et Microsoft utilisent ainsi leurs services de cloud pour offrir un service de reconnaissance faciale. Quant à Facebook, cette technologie est au coeur de ses projets. Les gouvernements ne voudront pas renoncer à ses avantages. Le changement est en marche. Inutile, donc, de se voiler la face.

The Economist

Le visage n’a pas qu’une fonction identitaire. Il envoie une multitude d’informations, que les machines, aussi, peuvent lire.

Une étude de l’université de Cambridge a démontré que l’intelligence artificielle était capable de reconstituer la structure du visage d’une personne déguisée.

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