Notre économie expliquée par… Balzac
Essayiste et consultant, Alexis Karklins a relu pour nous La Comédie humaine. Et ce qu’a écrit son auteur il y a plus d’un siècle et demi sur la personnalité de l’entrepreneur, sur le poids de la bureaucratie, sur les médias, résonne encore étonnamment aujourd’hui.
Balzac. On vous voit grimacer. Mais effacez un instant de votre mémoire vos mauvais souvenirs de collégiens. Honoré de Balzac, ce ne sont pas que les interminables descriptions qui jonchent Le Père Goriot ou Le Lys dans la vallée. C’est aussi, surtout, un formidable raconteur d’histoires. Les 90 ouvrages (romans, essais, contes, nouvelles) qui composent sa Comédie humaine sont rédigés entre 1829 et 1850, au moment de la Restauration en France et alors que la première révolution industrielle débarque sur le continent. Et les propos du romancier sur les entrepreneurs, mais aussi sur les femmes, les fake news, le marketing, la financiarisation de l’économie, l’inutilité des grandes écoles, l’innovation… restent d’une étonnante modernité.
Il sentait bien la complexité des entrepreneurs, qui sont parfois habités par la peur, le déni, mais aussi la volonté de réussir quitte à oublier tout le reste.”
Alexis Karklins
Alexis Karklins-Marchay, associé auprès de la société de conseil parisienne Eight Advisory, enseignant, chroniqueur et essayiste, s’en est aperçu lorsqu’il est tombé un jour, au détour des réseaux sociaux, sur quelques lignes du Médecin de campagne. “Dans le passage que j’avais devant les yeux, Balzac parlait de la vie de l’entreprise, de la nécessité de la libre concurrence, des dangers du monopole et de la bureaucratie, se souvient le consultant. J’ai été très surpris, ce n’était pas le Balzac que je connaissais, moi qui étais un de ces nombreux anciens élèves encore traumatisés par Le Père Goriot. Je me suis donc mis à lire ce roman. Et j’ai trouvé un ouvrage fabuleux, qui raconte comment un médecin, le docteur Benassis, en commençant par désenclaver le village où il s’installe et en investissant, stimule la production et enclenche une dynamique de croissance. Un véritable traité de microéconomie!”
Alexis Karklins-Marchay poursuit alors ses lectures en se plongeant dans d’autres romans qui content l’histoire du parfumeur César Birotteau, de l’usurier Gobseck, de la ténébreuse banque d’affaires Nucingen. De fil en aiguille, il lit l’intégralité de la Comédie humaine. Il en résulte un livre étonnant (*) qui, en nous faisant voyager au fil des histoires, nous explique ce que le monde de Balzac peut encore dire du nôtre, près de deux siècles plus tard.
L’invention du marketing
Il y a d’abord son regard stupéfiant sur le monde des affaires. L’écrivain y aborde l’importance des réseaux, de l’innovation et des brevets. Il raconte, par exemple, dans Illusions perdues comment un imprimeur, David Séchard, travaille à fabriquer un papier plus résistant et moins cher. Dans le même roman, il décrit aussi des techniques de négociations étonnement modernes, comme celle du good cop/bad cop qu’utilisent les concurrents de Séchard, les deux frères Cointet: “Jean avait le département des colères, il s’emportait, il laissait échapper des propositions inacceptables, qui rendaient celles de son frère plus douces ; et ils arrivaient ainsi, tôt ou tard, à leurs fins”. Les frères Cointet finiront d’ailleurs par mettre la main sur l’invention de Séchard…
Mais c’est sans doute dans le registre du lancement de produits que les vues de Balzac sont les plus étonnantes, via son roman César Birotteau. Celui-ci décrit les aventures entrepreneuriales d’un parfumeur qui fait une première fois fortune, est ruiné par un escroc, travaille pendant des années pour rembourser ses créanciers, invente une nouvelle huile cosmétique (l’huile céphalique!) et refait fortune.
“La lecture de César Birotteau donne l’impression d’assister à la naissance du marketing et de la communication publicitaire, note Alexis Karklins. Il y a le positionnement du produit, le choix du nom, le choix d’un logo, l’invention du communiqué de presse et même le recours à des influenceurs. Comme sur Instagram, il engage quelqu’un pour que l’on parle de son produit dans les salons parisiens!”.
Mon ami l’entrepreneur
Le monde des affaires est un univers que le romancier connaît bien, poursuit Alexis Karklins. Balzac a été entrepreneur lui-même, sans particulièrement briller dans cette activité. “Il a été imprimeur, éditeur. Il a eu des projets d’investissement notamment dans l’agriculture. Tous ces projets ont été des bouillons monumentaux. Il a perdu beaucoup d’argent. Mais ce qui fascine l’écrivain, ce sont les personnages qui dégagent une folle énergie. En politique, il admire Napoléon, Louis XIV, Richelieu ou Mazarin. Il aime les personnages hors norme”, poursuit Alexis Karklins.
Car pour Balzac, la vie, c’est le mouvement. C’est d’ailleurs ce qu’explique, dans La Maison du chat-qui-pelote, un vieux drapier à son gendre: “Etre à la piste des affaires, savoir gouverner sur la place, attendre avec anxiété, comme au jeu, si les Etienne et compagnie font faillite, voir passer un régiment de la garde impériale habillé de notre drap, donner un croc-en-jambe au voisin, loyalement s’entend!, fabriquer à meilleur marché que les autres ; suivre une affaire qu’on ébauche, qui commence, grandit, chancelle et réussit, connaître comme un ministre de la police tous les ressorts des maisons de commerce pour ne pas faire fausse route ; se tenir debout devant les naufrages ; avoir des amis, par correspondance, dans toutes les villes manufacturières, n’est-ce pas un jeu perpétuel, Joseph? Mais c’est vivre, ça!”.
Tout gouvernement qui se mêle du Commerce et ne le laisse pas libre commet une coûteuse sottise.”
Honoré de Balzac
C’est pour cette raison que Balzac aime l’énergie que dégagent les entrepreneurs. “Il sent bien la complexité de ces personnages qui sont parfois habités par la peur, le déni, mais aussi la volonté de réussir quitte à oublier tout le reste, observe Alexis Karklins. Dans mon métier je vois de nombreux entrepreneurs et c’est amusant de les voir décrits par Balzac.”
Le poids des bureaucrates
L’entreprise, la vie, cela ne se canalise pas. Car si Balzac, en politique, est un conservateur catholique et monarchiste, il a une vision très libérale de l’économie. “Tout gouvernement qui se mêle du Commerce et ne le laisse pas libre commet une coûteuse sottise”, juge l’écrivain. Balzac, qui écrit au temps de la Restauration, sous Louis-Philippe, a en effet la dent dure contre ce qui peut entraver l’initiative privée. “Il est particulièrement féroce à l’égard de l’administration, de sa culture des rapports, de son inertie“, note Alexis Karklins.
Ecoutons cet ancien fonctionnaire qui explique dans Les Paysans pourquoi, dans un dossier, l’administration ne bougera pas le petit doigt: “L’Administration est un monsieur qui ressemble à votre serviteur quand il était au Cadastre, un digne homme en redingote râpée qui lit le journal devant une table. Que le traitement soit de douze cents ou de douze mille francs, on n’en est pas plus tendre. Parlez donc de réductions, d’adoucissements au Fisc représenté par ce monsieur? … il vous répond turlututu, en taillant sa plume.”
Financiarisation honnie
Il y a les bureaucrates et il y a… les banquiers. Une engeance que le romancier exècre. “Les événements imprévus sont la vis du pressoir, nous sommes le raisin et les banquiers sont les tonneaux. (…) Voilà la Banque, n’y recours jamais”, peut-on lire dans César Birotteau.
“Pour Balzac, l’économie souffre d’une forte dérive qui est, pour la nommer en un terme actuel, sa financiarisation, explique Alexis Karklins. Il n’aime pas la finance. D’abord pour des raisons personnelles: Balzac était toujours endetté et il a honni la finance pendant les dernières 25 années de sa vie. Dans son oeuvre, une seule banque trouve grâce à ces yeux: la banque Mongenot”. C’est un petit établissement qui, dans ses modestes bureaux, se contente d’effectuer son humble travail de dépôt et de prêt sans se mêler de politique ou de spéculation.
“Quand Balzac décrit les banquiers Nucingen ou l’usurier Gobseck, il en parle comme des êtres sans humanité, comme la lie de la société”, souligne le consultant. Car les financiers, mais aussi les rentiers, les petits boutiquiers, les “bourgeois”, sont à l’exact opposé de la philosophie de vie de l’écrivain qui brûlait la vie par les deux bouts: ils sont prudents, retors, ne sont mus que par l’aspect matériel des choses, et ne comprennent ni l’amour, ni l’art.
En célébrant les personnages replis de forces vitales et d’esprit d’aventure, Balzac condamne aussi, en creux, l’égalitarisme et l’envie. “Il déteste la culture égalitaire qui règne en France et qui est un fruit de la Révolution française ; un égalitarisme qui, pour lui, est source de l’envie et finalement de la médiocrité, explique Alexis Karklins. Balzac est snob ; snob dans sa façon de s’habiller, dans ses fréquentations, dans sa manière d’ajouter un petit ‘de’ à son nom et de se faire dessiner des fausses armoiries, lui qui provient d’une famille de paysans.”
Balzac, donc, n’est pas Zola. On trouvera en effet très peu d’accents sociaux dans la Comédie humaine. Cela n’a pas empêché Victor Hugo, qui rendait hommage à l’écrivain que l’on venait d’enterrer, de proclamer: “A son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette oeuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires” tant sa critique de l’aristocratie et de la bourgeoise de l’époque était virulente.
Balzac révolutionnaire sans le savoir? Alexis Karklins corrige: “A l’époque où Balzac écrit, le prolétariat, en France en tout cas, est encore avant tout rural. Et quand il parle de ce prolétariat, Balzac a des mots parfois très durs. Il les considère comme des incultes, des brutes, des gens enfermés qui refusent tout ce qui vient de l’étranger. Dans son roman Les paysans, un ancien général de Bonaparte, le comte de Montcornet, désire acheter un domaine en Bourgogne. Mais il se heurte à la société rurale, tous se liguent contre lui pour le faire échouer.”
Le danger des “fake news”
Mais La Comédie humaine est un monde qui contient bien plus que des portraits d’entrepreneurs, de banquiers, de paysans ou de fonctionnaires. “Le regard de Balzac embrasse toute la société, s’enthousiasme Alexis Karklins. J’ai découvert un Balzac sur l’éducation, sur le journalisme, sur la politique… et un Balzac sur la condition féminine qui m’a bouleversé.”
Sur l’éducation, par exemple, si Balzac est un chantre de l’enseignement pour tous (“l’ignorance est la mère de tous les crimes”, écrit-il dans La Cousine Bette), il applaudirait toutefois des deux mains en apprenant qu’Emmanuel Macron a décidé de supprimer l’Ena (l’Ecole nationale d’administration). A l’époque du romancier, la grande institution, c’est Polytechnique. Mais il condamne déjà ce système de grandes écoles qui ne produit que des hauts fonctionnaires inutiles, qui étouffe le génie et l’initiative. “Quel immense talent ont produit les Ecoles depuis 1790?”, demande-t-il dans Le curé de village. Et dans le même roman, il regrette que ces intelligences et ces talents n’aillent pas s’exercer dans le privé et ne donnent pas un coup d’accélérateur au développement du pays: “La Belgique, les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre, qui n’ont pas d’Ecoles polytechniques, auront chez elles des réseaux de chemin de fer, quand nos ingénieurs en seront encore à tracer les nôtres”.
Balzac pourfend aussi la médiocrité. Dans l’Etat, dans la société, dans les journaux. Il ne serait pas plus étonné que cela de la multitude de fake news qui éclosent aujourd’hui. Car lui qui a été un temps journaliste, dénonce ces “canards”, ces fausses nouvelles qui, déjà à l’époque, remplissaient les colonnes des gazettes quand elles n’avaient rien à se mettre sous la dent. Il condamne aussi ces faux articles qui sont en réalité des publicités payées par un ministre ou un homme d’affaires. Et bien avant les sociologues des réseaux sociaux d’aujourd’hui, l’écrivain constate que les médias aident à créer des bulles cognitives. “Tout journal, écrit-il dans Illusions perdues, est une boutique où l’on vend au public des paroles de la couleur dont il les veut. S’il existait un journal des bossus, il prouverait, soir et matin, la beauté, la bonté, la nécessité des bossus. Un journal n’est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions.”
J’ai découvert un Balzac sur l’éducation, sur le journalisme, sur la politique… et un Balzac sur la condition féminine, qui m’a bouleversé.”
Alexis Karklins
#Metoo dès 1829
Et puis, un des aspects les plus modernes du romancier est son féminisme. “Le premier livre qui l’a révélé est la Physiologie du mariage, en 1829, rappelle Alexis Karklins. Avec cette phrase extraordinaire: ‘Ne commencez jamais un mariage par un viol’. On trouve dans cet essai une féroce critique des maris et de la brutalité des hommes qui ne connaissent rien aux femmes, vues uniquement dans leur rôle social de mère de famille et d’apporteuse de dot. Balzac, à l’issue de la publication du livre, a reçu des lettres de femmes de tous les pays d’Europe, qui lui disaient: vous êtes le premier à décrire ce que nous ressentons.”
Mais s’il fallait, sur ce sujet, retenir deux livres, Alexis Karklins pointerait La Femme de trente ans et Mémoires de deux jeunes mariées. “Dans le premier, les confessions de Julie de Chastillon sont incroyablement modernes, explique le consultant. Elle dit notamment: dans notre société, les hommes ont tous les droits ; les femmes n’ont que des devoirs. Et dans Mémoires de deux jeunes mariées, Balzac rassemble la correspondance échangée entre deux amies d’enfance qui sortent du couvent et choisissent des chemins très différents. L’une opte pour un mariage de raison avec un aristocrate et s’épanouit dans une vie de famille qui semble néanmoins assez ennuyeuse. L’autre a une vie aventureuse, remplie d’amants et de voyages. Mais Balzac ne prend parti ni pour l’un ni pour l’autre. Et pour moi c’est cela, la base du féminisme: ne pas juger, mais essayer de comprendre .”
Il faut bien sûr se méfier de tout anachronisme, avertit Alexis Karklins. “Balzac, qui a écrit La Comédie humaine entre 1829 et 1850, raconte son époque, pas la nôtre, dit-il. Il ne parle pas de conquête de l’espace comme Jules Verne, il ne parle pas de l’Europe politique qu’il ne conçoit pas – c’est Victor Hugo qui parlera des Etats-Unis d’Europe. Il ne voit pas venir l’émergence des Etats-Unis et encore moins de la Chine comme grandes puissances. Il ne parle pas non plus de technologie. Mais dans le regard qu’il pose sur son époque, il y a des invariants, des choses qui nous parlent encore aujourd’hui.”
La Comédie humaine, a dit un jour l’écrivain André Maurois, est un empire sur lequel l’intelligence ne se couche jamais.
(*) Alexis Karklins-Marchay, Notre monde selon Balzac. Relire La Comédie humaine au XXIe siècle, Editions Ellipses, 520 pages, 25 euros.
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