Les leçons des Luddites

Au cours des années 1811 et 1812, les Luddites détruisirent de nombreuses machines dans l’industrie textile anglaise. On envoya la troupe. La répression fut terrible, 40 Luddites furent condamnés à mort, 27 furent exécutés.

La rébellion avait pris son nom de Ned Ludd, un tisserand ayant brisé en 1779 dans un accès de rage deux stocking frames, des machines à tricoter inventées bien plus tôt : en 1589. La situation économique était mauvaise : le prix du blé avait augmenté en un an de 75 % en raison du blocus naval français et de la guerre avec les Etats-Unis. Le gouvernement faisait la sourde oreille aux revendications des tisserands, mais surtout, il appliquait systématiquement depuis 1806 une politique de dérégulation, ainsi qu’une abrogation des droits acquis des ouvriers du textile au nom d’une nouvelle philosophie économique articulée autour d’un principe devenu sacro-saint : le laisser-faire.

Avec l’apparition de machines dont chacune pouvait remplacer quatre hommes, une vérité n’avait pas échappé aux industriels : qu’à ce gain immédiat venait s’ajouter un bénéfice dû au fait que les travailleurs licenciés seraient en plus grande concurrence entre eux et qu’il serait possible du coup de baisser leur salaire. Ce qu’ils n’hésitèrent pas à faire : de 1810 à 1811, les salaires baissèrent de 30 %.

Pour réglementer l’accès à la profession et en limiter ainsi le nombre, les tisserands tentèrent de s’organiser en corporation secrète, syndicats et corporations étant interdits au nom du principe du … laisser-faire. Le laisser-faire est en effet asymétrique : il permet en réalité à un rapport de force existant de se démultiplier. Les Anglo-Saxons parlent alors du principe du winner-takes-all : le gagnant emporte tout. On pourrait aussi dire – pour paraphraser un célèbre dicton – ” le laisser-faire du renard et des poules dans le poulailler “.

Un pourrissement de la situation- le gouvernement prenant le parti des industriels – fit qu’en 1811, pour reprendre l’excellente expression de l’historien marxiste britannique Eric Hobsbawm, ” la négociation collective fut confiée à l’émeute “. Ce serait ainsi le pur rapport de force entre les forces en présence qui réglerait ce qui était pourtant, et ce qui demeure aujourd’hui plus que jamais, une question de société fondamentale.

Quelles leçons tirer de tout ceci aujourd’hui ? Dans un contexte d’emploi en diminution, alors que la main-d’oeuvre reste constante, la concurrence s’exacerbe entre ceux à la recherche d’un emploi, et les salaires baissent en conséquence. Dans une étude de mars 2017, deux chercheurs américains ont mis en évidence que l’introduction d’un robot de plus par mille habitants réduisait l’emploi de 0,18 à 0,34 % mais aussi, et peut-être surtout, faisait également baisser les salaires de 0,25 à 0,5 %.

Nier qu’il y ait ici un problème social majeur est à l’avantage de ceux qui bénéficient de la nouvelle situation qui se met en place. Comptent-ils secrètement sur le fait que si un affrontement devait avoir lieu, les Luddites d’aujourd’hui seraient tout aussi perdants que ceux d’autrefois ?

Car que se passa-t-il en janvier 1811 ? Je cite l’historien François Crouzet à qui je dois plusieurs détails mentionnés ici : ” Plusieurs grosses maisons ‘respectables’ de la ville (de Nottingham) annoncèrent publiquement qu’elles seraient contraintes d’abaisser leurs propres barèmes de rémunération si leurs confrères n’acceptaient pas la conclusion d’un accord général comportant une hausse des salaires. On a pu dire que c’était inviter les ouvriers à contraindre les récalcitrants, les ‘fraudeurs’, à s’aligner sur les bonnes maisons, et que cette intervention avait contribué à déclencher les premières violences en février et mars 1811. ”

Les Luddites tombèrent dans le piège qui leur était tendu. A l’arrivée, 52 d’entre eux furent déportés, 27 finirent pendus.

Si nous ne voulons pas y voir un présage de l’avenir, réfléchissons au fait que selon le McKinsey Global Institute, par rapport à l’époque de la rébellion luddite, la disparition de l’emploi due à l’informatisation a lieu aujourd’hui 10 fois plus vite et à une échelle 300 fois plus vaste, soit au total, avec un impact 3.000 fois plus grand.

Paul Jorion

Les Luddites d’aujourd’hui seraient-ils tout aussi perdants que ceux d’autrefois ?

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