Les fructueuses rencontres de Tinder

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L’application de rencontres a tant changé les règles du secteur qu’on la surnomme ” l’Uber du dating “. Elle compte désormais 2 millions d’abonnés payants et provoque 1,5 million de rendez-vous chaque semaine. L’histoire cahoteuse d’une app un brin sulfureuse.

Quelle plus belle publicité, pour une application de rencontres, que de compter parmi ses profils des célébrités planétaires telles que Ed Sheeran, Lily Allen, ou Katy Perry ? ” Je suis complètement accro à Tinder “, confiait la chanteuse californienne début 2014, alors que les téléchargements se comptaient par milliers chaque jour. Si, depuis, la société américaine a construit un espace virtuel VIP spécifique pour les stars, avec le bien nommé Tinder Select, elle a su capitaliser sur ses têtes d’affiche pour réussir ce qui était simplement impensable il y a seulement cinq ans : faire d’un service de rencontres un attribut valorisant, quasiment hype. ” Avant, c’était vu comme quelque chose de ‘has been’, presque dégradant. Les gens faisaient ça en le dissimulant, en veillant à ne surtout pas le mettre en avant. Cette application a complètement modifié cette perception “, analyse Anne Bioulac, associée senior au sein du cabinet Roland Berger. Son verdict : ” Tinder, c’est le Uber du dating “.

Les chiffres sont éloquents. Plus de 110 millions de téléchargements, 50 millions de clients dont plus de 2 millions d’abonnés payants et 1,5 million de ” rendez-vous ” par semaine : en une demi-décennie, la plate-forme de dating est devenue la référence mondiale, sur un marché pourtant très concurrentiel, en misant la première sur le mobile. Dès son lancement, en 2012, ” l’applii ” met non seulement un coup de vieux aux acteurs historiques positionnés sur le Web, tels que le français Meetic, l’allemand eDarling ou l’américain eHarmony, mais bouscule aussi des services alors plus récents, comme les tricolores Attractive World ou AdopteUnMec.

La démocratisation du ” swipe ”

Sa recette ? D’abord simplifier l’inscription, qui se fait en un clin d’oeil : 30 secondes environ et une photo (avantageuse) suffisent à créer un profil. A l’inverse, ” sur un site comme Meetic, le processus était long, il y avait beaucoup de déclaratif : ‘Est-ce que vous aimez les chiens ? Les chats ? Le sport ? ‘ “, rappelle Thomas de la Villejégu, un consultant externe en marketing qui a contribué au développement de Tinder en France de 2013 à 2015. Le groupe impose en outre aux utilisateurs d’avoir un compte Facebook, une manière de faire la chasse aux redoutés faux profils, dont la prolifération peut rapidement mettre en pièces la réputation d’un service de rencontres.

La géolocalisation des utilisateurs, qui savent dès lors qui se trouve à proximité immédiate et peut donc rapidement provoquer une rencontre in real life, est un ingrédient capital du succès. La voie avait été tracée, sur ce terrain, par Grindr, l’app leader pour les rencontres entre gays, ce qui explique qu’on ait parfois surnommé Tinder ” le Grindr des hétéros “. Mais le réel coup de génie de Tinder, c’est le principe du swipe (” balayer ” en anglais). Sur l’écran du smartphone, les photos des profils défilent. Pas intéressé ? On balaie l’écran du doigt à gauche, et la photo s’évapore pour laisser la place à une autre. Coup de coeur ? Swipe à droite, dans l’espoir que la personne retenue (qui ignore sa fortune) fasse de même, ou plutôt matche, selon la terminologie de Tinder. A partir du moment où les deux parties ont déclaré leur intérêt mutuel, peut commencer une conversation électronique argumentée. Bien entendu, rien n’empêche de continuer en parallèle à swiper dans l’espoir de réaliser un match plus affriolant. On estime à 1 million par minute le nombre de swipe sur Tinder.

Ne pas se cantonner au marché des célibataires

” La grande force de Tinder, c’est d’avoir su instaurer une forme de gamification (ludification, si l’on nous permet ce néologisme, Ndlr) des relations “, expose Anne Bioulac. Simple et rapide. Adapté à des personnes très ” mobiles ” et souvent pressées. Pas engageant. Non contraignant. Bref : dans l’esprit de l’époque. ” La manière dont Tinder fonctionne est celle des gens quand ils voient le monde. Ils se promènent, ils regardent les filles et se disent dans leur tête : ‘oui’, ‘non’, ‘oui’, ‘non’ “, avouait en 2013, dans un accès de franchise un brin déconcertant, Sean Rad, le turbulent cofondateur de Tinder, quelques mois seulement après le lancement. Lequel a eu lieu en octobre 2012. Une semaine après avoir débarqué sur l’App Store, la boutique en ligne d’Apple, Tinder compte déjà 1.000 utilisateurs. Dans la foulée, l’une des cofondatrices, Whitney Wolfe, alors en charge du marketing, part faire le tour des universités américaines et enchaîne les présentations sur les campus. Partout la même méthode imparable : d’abord une démonstration aux sororités (ces associations d’étudiantes), puis, une fois qu’une partie d’entre elles au moins ont téléchargé l’interface, une autre démo aux fraternités (les associations d’étudiants). Whitney Wolfe n’a en général guère de mal à convaincre les jeunes hommes à s’inscrire, forte qu’elle est de la multitude de profils de jeunes femmes déjà engrangés. Après le pitch trip de Whitney Wolfe, Tinder compte plus de 15.000 utilisateurs : l’appli est sur orbite.

Aujourd’hui, Tinder préférerait être considéré comme un réseau social à la Facebook. Mais l’usage fait loi : la quasi-intégralité des utilisateurs y vont pour du dating. Manon l’explique par ces mots : ” Je retourne sur Tinder chaque fois que je redeviens célibataire. C’est bien pour passer à autre chose après une rupture “. Certains ont des objectifs beaucoup plus concrets et immédiats, ce n’est un secret pour personne. ” Une des premières fois où je me suis servie de l’appli, un type avec qui je venais de ‘matcher’ m’a tout de suite demandé, dans la conversation, si je jouais le ‘jeu Tinder’ “, raconte Céline, 30 ans, clairement désabusée. Je lui ai demandé ce qu’il voulait dire, il m’a répondu : ‘Ben, un plan fesse’. La conversation s’est arrêtée là. ”

Un ” bad buzz ” cataclysmique

Jeunes utilisateurs et utilisatrices, croissance fulgurante, cofondateurs à peine trentenaires qui ont abandonné leurs études supérieures pour l’entrepreneuriat : Tinder a tous les atours traditionnels de la start-up démarrée à l’arrache au fond d’un garage. Sauf que… Tinder n’a tout simplement jamais été une jeune pousse à proprement parler. L’application a fait ses tout premiers pas dans un incubateur : Hatch Labs, basé à Los Angeles et contrôlé par IAC/Interactive Corp, le groupe du tycoon américain Barry Diller, père de la chaîne Fox et détenteur d’un vaste portefeuille de participations dans plusieurs dizaines de sociétés. Tinder est née au cours d’un des nombreux hackathons organisés par Hatch Labs, sous le nom de ” Matchbox “. Elle s’est rebaptisée rapidement Tinder quand des tests ont révélé que ce nom remportait davantage l’adhésion des femmes. Il s’agissait aussi de ne pas souligner la parenté avec Match.com, l’un des principaux actifs d’IAC dans le secteur des services de rencontres en ligne, dont Tinder devient alors une sorte de société soeur. Initialement, l’appli était conçue comme un appât à millennials, en vue de les faire basculer ultérieurement sur des sites payants – et rentables – de Match.com.

Tinder est donc dès le départ pensé comme un des éléments de la stratégie d’un grand groupe. Fin 2013, IAC crée finalement l’entité Match Group pour regrouper toutes ses sociétés positionnées sur ce créneau. Il y en a beaucoup : depuis 2009, Barry Diller a déboursé près de 1,3 milliard de dollars pour 25 sociétés, dont le français Meetic (350 millions d’euros en tout), l’américain Plenty Of Fish – notez la poésie – (575 millions de dollars), ou OK Cupid (50 millions de dollars). Match Group possède aujourd’hui plus de 45 marques ” segmentantes ” : Twoo, OurTime, Match.com, Black PeopleMeet, ParPerfeito, etc. A vrai dire, Tinder assume mal son manque d’indépendance. ” IAC est une sorte de partenaire (…) Tinder est essentiellement une start-up dont IAC possède la majorité des parts “, tente de convaincre Sean Rad en 2014, visiblement gêné aux entournures. Est-ce parce qu’ils n’ont pas eu le parcours classiquement glorieux des aventuriers de la tech, à savoir des pitchs auprès des capitaux-risqueurs, levées de fonds successives, exposition médiatique croissante ? Les cofondateurs de Tinder vont en tout cas traverser une vraie crise. Sean Rad et son compère Justin Mateen, responsable du marketing, refusent d’endosser le costume de patrons d’une société mondialement connue. Tous les deux d’origine iranienne, très proches, ils vont faire les délices des médias spécialisés avec leurs frasques et dérapages verbaux…

Juin 2014 : l’heure du Big Bang. Whitney Wolfe engage des poursuites judiciaires pour discrimination et harcèlement sexuel à l’encontre de Tinder. Elle a entretenu une liaison avec Justin Mateen qui a ” mal ” supporté leur rupture… Pendant des semaines, il agonit son ex-compagne d’insultes via des SMS, mais aussi en public, et notamment en présence de Sean Rad qui la désavoue. Whitney Wolfe perd son titre de cofondatrice de Tinder, au prétexte qu’elle n’est pas assez expérimentée. Un bad buzz cataclysmique pour l’image de Tinder puisque l’un des principaux enjeux, pour une app de ce genre, est de convaincre les utilisatrices qu’elles n’y risquent rien… Cinq mois plus tard, alors que Whitney Wolfe a quitté Tinder et que Justin Mateen a été suspendu de ses fonctions, Sean Rad perd son titre de PDG, et IAC se met en quête d’un remplaçant moins tapageur. Ce sera un quadragénaire titulaire d’un C.V. en béton. Christopher Payne, ancien d’Amazon, eBay et Microsoft, est nommé en mars 2015.

Quelques jours avant son arrivée, la société entame la monétisation de sa base d’utilisateurs avec la vente d’espaces publicitaires et surtout avec le lancement de Tinder Plus, un abonnement payant (9,99 euros en moyenne par mois) qui propose des fonctionnalités supplémentaires. Les utilisateurs sporadiques ont, eux, la possibilité de réaliser des achats de services ponctuels. Tinder mixe ainsi un modèle d’abonnement payant classique avec du freemium. Christopher Payne n’aura guère le loisir de récolter les fruits de cette nouvelle stratégie, puisque Sean Rad, resté dans l’entreprise comme responsable produit et marketing, va parvenir à reprendre les manettes à la fin de l’été 2015. Cinq mois à peine après son arrivée, Christopher Payne fait ses valises. IAC ne rêve alors que de sérénité, puisque l’entrée en Bourse de Match Group approche et que les marchés scrutent avec attention cette opération dans un moment difficile pour les valeurs tech à Wall Street.

” Ça suffit, on va se faire virer ! ”

” Etre vu comme une machine à organiser des rencontres d’un soir a toujours été leur pire inquiétude. C’est dégradant pour leur image et peut faire fuir très vite les utilisateurs et utilisatrices les plus aisés et monétisables “, souligne Thomas de la Villejégu. Nouveaux remous quelques jours à peine avant l’introduction au Nasdaq, en novembre 2015. Sean Rad donne une interview ahurissante au London Evening Standard, dans laquelle il se vante de plaire à des mannequins qui veulent coucher avec lui et se prend les pieds dans des difficultés de vocabulaire… embarrassantes. La responsable communication qui l’accompagne lui conseille de s’arrêter (” Ça suffit, on va se faire virer ! “) mais sans succès. Surtout, Sean Rad donne des chiffres sur le nombre d’utilisateurs qui ne collent pas avec ceux que Match Group vient de communiquer à la SEC (Securities and Exchange Commission). Quelques heures après la publication de l’article, le groupe dépose auprès du gendarme boursier américain un nouveau document en forme de désaveu cinglant et de rappel à l’ordre pour le patron de Tinder. ” Mr. Rad n’est pas un directeur ou un dirigeant exécutif de la compagnie et n’a pas été autorisé à faire des déclarations au nom du groupe. ” Après cet énième épisode agité, le patron tentera d’entamer le refrain du ” J’ai changé “. Mais ses incartades ont lassé IAC. Fin 2016, Greg Blatt, PDG de Match Group, prend Tinder en direct. Sean Rad (qui demeure président) est lui nommé à la tête de Swipe Ventures, un fonds de capital-risque chargé de repérer et miser sur les start-up potentiellement stratégiques pour Tinder.

Depuis quelques mois, le calme semble revenu sur la planète Tinder qui emploie aujourd’hui plus de 200 salariés. L’appli fait figure d’étoile dans la galaxie de Match Group, dont l’action n’a cessé de grimper depuis son introduction – le groupe est aujourd’hui valorisé 4,9 milliards de dollars et l’analyste de la Deutsche Bank, Ross Sandler, évalue Tinder seul à 1,2 milliard de dollars. En 2016, Tinder a été la quatrième application (hors jeux vidéo) ayant généré le plus de chiffre d’affaires dans le monde derrière Netflix, Line et Spotify, selon les données de la société d’analyse App Annie. Au deuxième trimestre 2017, Match Group a généré 310 millions de dollars de revenus et dégagé un résultat opérationnel de 110 millions. A lui seul, Tinder représente plus du tiers de l’ensemble des abonnements payants du groupe (6,1 millions de personnes en tout). Début septembre, la société a lancé sur l’App Store une nouvelle offre payante : Tinder Gold, qui sera proposée jusqu’à 16,49 euros par mois pour les non-utilisateurs de Tinder Plus. Elle permettra de savoir qui vous a ” swipé à droite ” (donc sélectionné) et a rencontré un succès immédiat.

Fidèle à ses ambitions originelles, la société multiplie les initiatives pour élargir son spectre. Le risque, à s’éloigner de son coeur de métier, c’est de se faire distancer par la concurrence. Happn par exemple connaît une ascension fulgurante. Une autre start-up fait également beaucoup parler d’elle depuis 2014 : Bumble. Les femmes y sont les seules à pouvoir entamer la discussion après un ” match “. A la tête de l’entreprise, on retrouve une certaine… Whitney Wolfe. Sur le marché des rencontres, on finit tôt ou tard par se retrouver.

Nicolas Richaud / Les échos Week-end, 8 et 9 septembre 2017.

Tinder a tous les atours traditionnels de la start-up démarrée à l’arrache au fond d’un garage. Sauf que… Tinder n’a tout simplement jamais été une jeune pousse à proprement parler.

Le risque, à s’éloigner de son coeur de métier, c’est de se faire distancer par la concurrence.

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