Les Belges et la Silicon Valley : stop ou encore ?

© GETTY IMAGES

Coût de la vie, salaire des développeurs, durcissement des lois sur l’immigration : comment un entrepreneur belge peut-il aujourd’hui percer dans la baie de San Francisco ? Qui reste ? Et pourquoi certains choisissent-ils de rentrer ?

Le mythe de San Francisco a-t-il perdu de son éclat auprès des jeunes entrepreneurs de start-up ? C’est aller vite en besogne. Néanmoins, on assiste désormais à l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes pousses, plutôt décidées à cultiver leur ancrage local sans passer par la case expatriation dans la ” Valley “. Paris, Barcelone, Copenhague et même Bruxelles ont ainsi fait éclore des tas de nouveaux innovateurs.

Début 2019, Collibra rejoignait la très convoitée liste des licornes, ces 300 entreprises technologiques mondiales qui ont atteint 1 milliard de dollars de valorisation. La spin-off de la VUB est toujours installée à Neder-Over-Heembeek et son siège américain a préféré New York à la baie de San Francisco. Récemment, Jeremy le Van rejoignait la start-up bruxelloise Cowboy en qualité de product VP. Un retour au pays pour le créateur de Sunrise, entreprise revendue à Microsoft pour 100 millions de dollars.

D’autres sont devenus plus farouches encore. Xavier Damman (Storify, OpenCollective), par exemple, multiplie les prises de positions radicales en faveur du climat. Le 11 août dernier, il publiait un billet sans détour sur son profil Facebook. Pour lui, l’urgence est telle qu’il déconseille (à défaut de pouvoir l’interdire) à toute personne de se rendre à San Francisco en avion. Pour le tourisme ou pour y investir, ” c’est moralement inacceptable “, confie l’entrepreneur. Un discours qu’il n’aurait probablement jamais tenu à son arrivée, en 2009.

Le triomphe des profils hors normes

Pourtant la Silicon Valley reste attractive pour pas mal de monde. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les plus grosses capitalisations boursières mondiales au deuxième trimestre 2019. Les cinq premières se trouvent sur la côte Ouest : Microsoft, Amazon, Apple, Alphabet (Google) et Facebook. Ce qui a changé ? Le profil des happy few.

En interrogeant experts locaux et entrepreneurs belges, plusieurs explications rationnelles viennent confirmer la mise en sourdine du besoin naturel d’être ” là où ça se passe “, c’est-à-dire quelque part entre San José et Oakland. ” Concrètement, il y a 5% de probabilité qu’un projet réussisse dans la Silicon Valley “, prévient Baudouin de Hemptinne, attaché économique et commercial de la Belgian Trade Commission à San Francisco.

Pour lui, San Francisco doit être considérée comme une centrifugeuse : ” On arrive ici et on doit trouver sa place sur un des cercles concentriques. L’obsession doit alors être de se rapprocher du premier cercle rapidement, car la consommation mensuelle d’argent est infernale “. En cas de décrochage, on sort de l’écosystème. ” Contrairement à New York, vivre ici coûte une fortune, dit-il. San Francisco n’offre pas d’alternative moins chère. ”

Les Belges – et par extension les Européens – n’y auraient donc plus leur place ? Le représentant de la Wallonie dans la Vallée ne l’affirme pas, mais avoue avoir dû affiner ses critères de détection à l’entrée. L’entrepreneur élu est ” intégré dans son corps, son esprit, passionné, résilient et discipliné “. Une conception qui fait écho au concept du ” grit ” défendu par la psychologue américaine Angela Duckworth : la combinaison d’une passion avec une extrême persévérance.

Ajoutez à cela l’impression de proximité avec la culture américaine que ressentent a priori les Européens. Le fossé culturel est bien plus puissant qu’on le pense. Ainsi, emporté de la Corée du Sud en Californie en septembre 2013, Baudouin de Hemptinne se souvient : ” Je pensais être transféré ici en terrain connu. Non, finalement, mon expérience asiatique était bien plus simple que mon arrivée ici. Les gens sont faits d’algorithmes totalement différents et c’est bien plus déconcertant “. Il cite trois différences fondamentales : absence de pessimisme, valeur argent et considération de l’échec. Dans la Vallée, on aime le succès et on lui voue un véritable culte.

Les Belges et la Silicon Valley : stop ou encore ?

Mur à l’entrée : l’immigration

Depuis quelque temps, le patron du Digital Wallonia Hub sur place observe un ralentissement des arrivées et une précipitation des retours. Un effet collatéral de la politique de l’administration américaine depuis Trump : ” Sa guerre contre l’immigration ne touche pas que les Sud-Américains, mais également les CEO de start-up en vogue. J’ai vu des entrepreneurs belges se voir refuser de prendre l’avion. Comme ça, sans explication ! ” Sur place, le Franco-Belge Alain Charbonnier (MyExpat.US) manifeste un attentisme certain. Le durcissement des conditions d’octroi de visas entraîne dans son sillon des répercussions financières, qui ne sont pas de nature à rassurer les investisseurs : ” Pour un entrepreneur désireux de s’installer aux Etats-Unis, la mise de départ est passée de 50.000 à 120.000 dollars aujourd’hui. Une somme à laquelle il faut ajouter les frais d’avocats (entre 4.000 et 15.000 dollars selon la configuration familiale). ”

Les délais s’allongent et le flou s’installe. Il confirme la menace de réduction des visas d’entrepreneur à cinq mois, mais tempère : ” Nous avons finalement appris que la décision est, en réalité, repoussée sine die “.

Alain Charbonnier conseille et accompagne les expatriés européens, dont de nombreux Belges. Il évoque un sujet dont il s’amuse à dire qu’il est un peu devenu une forme de ” bulletin météo ” dans ses activités professionnelles, à savoir la température du coût de la vie en Californie du Nord.

Très chère San Francisco

Il évoque des ordres de grandeur pour un starter célibataire et une mère de famille accompagnée : ” Dans la baie, un studio de 50 m2 se loue environ 4.000 dollars. C’est 7.000 dollars pour une maison mitoyenne quand on arrive en famille. Au logement, il faut ajouter des frais trois fois plus élevés qu’en Europe pour l’école et les activités sportives. Les écoles internationales sont excellentes, mais comptez entre 25.000 et 35.000 dollars par an, par enfant. Enfin, les frais de bureau ou la location d’un local commercial (en dehors des espaces de coworking) sont estimés entre 10.000 à 15.000 dollars, en moyenne. ”

Comme Baudouin de Hemptinne, il a affiné une stratégie de conquête pour celles et ceux qui refusent de renoncer à leur chance. Son conseil ? ” Adopter une stratégie par étape. Venir ici comme salarié pour une durée d’un an ou deux. Sur place, se construire un réseau puissant et local. Histoire de pouvoir lancer les choses dans une deuxième phase : associés, talents, investisseurs, visa, lancement. “

” La meilleure situation, c’est d’être embauché par une grande boîte. ” Vincent Battaglia, Ludus© PG

Il est rentré

Vincent Battaglia s’est installé à San Francisco avec son épouse en octobre 2011 après deux voyages initiatiques dans la baie. Il y a suivi Xavier Damman dans l’aventure Storify, puis rejoint en 2013 Instaply, qui se rêvait alors en WhatsApp du business. Leur fille naît en juin 2014. Se pose alors une question : comment financer une vie décente pour une famille belge dans une ville où loyers, scolarité, crèches et soins de santé sont extrêmement chers ? En 2017, il cofondé la start-up Ludus à Barcelone et vit aujourd’hui en Belgique, avec sa famille.

Comment vous est venue l’envie de rentrer ?

La raison principale est familiale. Les crèches et écoles ne sont pas nécessairement de bonne qualité à San Francisco par rapport à ce qu’on peut trouver en Europe. Je citerais aussi, dans mon cas, beaucoup de valeurs culturelles que j’ai dû mettre de côté pour m’adapter à la superficialité ambiante. Je ne voulais pas me trahir et devenir une sous-version de moi-même.

Fondamentalement, c’est le goût d’entreprendre qui a provoqué ce retour, d’abord à Barcelone ?

J’ai toujours été entrepreneur dans l’âme. Lancer une boîte allait me démanger. S’est alors posée la question de la carte verte, grâce à laquelle j’aurais eu les mains libres. Avec le recul, je me dis que, green card ou pas, lancer une start-up dans la région n’est pas une mince affaire. L’accès au capital est plus grand, mais se heurte à la concurrence très forte des autres acteurs. Les talents sont sollicités par les Google, Facebook et Uber, qui se les arrachent. Enfin, le coût de la vie est mortel pour une jeune pousse qui doit fonctionner en mode économe pendant sa phase de lancement. A talent et nombre d’employés égaux, la masse salariale est divisée par deux en Europe. Une présence minimale sur place et un CEO qui voyage beaucoup, cela suffit à mes yeux.

Si cela avait été possible, qu’est-ce qui aurait penché en faveur de la Bay Area ?

La région ne vit que pour la tech. C’est épuisant, mais aussi extrêmement utile pour espérer percer avec un projet de start-up. Accéder à des personnes qui sont passées par les mêmes épreuves que vous est facile. Puis les mentors dans les accélérateurs et incubateurs sont un vrai track record et assurent un vrai réseau. Chez nous, les accompagnateurs de start-up n’ont bien souvent aucune légitimité et sont souvent… à côté de la plaque.

Les Belges qui restent à San Francisco ne sont pas des entrepreneurs ?

Ils sont plus rares. La meilleure situation pour un Belge, c’est d’être embauché par une grande boîte. Le salaire sera excellent (on peut l’estimer à 200.000 euros par an, voire davantage en fonction de l’expérience). Tous les Belges que je connais – et qui sont restés là-bas – sont dans cette situation.

” Notre marché est ici. ” Julien Penders, Bloomlife© PG

Il est resté

Lorsqu’il débarque à San Francisco en 2014, le Liégeois Julien Penders est seul et le marché des technologies de santé au féminin est inexistant. Avec un associé américain, il fonde Bloomlife, une entreprise spécialisée dans le suivi de la santé des futures mamans. Sa famille le rejoint, neuf mois plus tard. Il vit aujourd’hui au nord de la Baie. Visiblement comblé.

La Belgique reste un passage régulier dans vos activités. Une grande partie de vos investisseurs sont encore ici.

Oui, je ne suis pas vraiment déraciné, je viens souvent. Il faut reconnaître que le fait d’avoir – quelque part – réussi notre pari à San Francisco me permet aujourd’hui de contribuer à l’écosystème belge qui m’a formé. Je peux apporter des perspectives, un témoignage positif. Et finalement, c’est une histoire belge, car l’idée-même de Bloomlife est née lorsque mon épouse et moi attendions notre premier enfant, en Belgique.

Avez-vous galéré aux débuts de l’aventure américaine ?

La levée de fonds que nous avons réussie en 2015 était loin d’être simple. C’était un marché inexistant et considéré comme ” niche ” par beaucoup d’investisseurs. D’ailleurs, les femmes ont longtemps été exclues de toute étude clinique, sous prétexte que le cycle hormonal allait biaiser les résultats. C’était une aberration. Il a fallu séduire et convaincre.

Tout a l’air de bien se passer pour le moment. Donc, aucune intention de rentrer au pays ?

Là maintenant, non. Notre marché est ici et nous entrons dans la seconde phase de développement. Ensuite, lorsque nous nous lancerons sur le marché européen, pourquoi pas, ce n’est pas exclu. San Francisco n’est pas une ville faite pour les familles, il faut le savoir. Au début, c’était un peu cliché : la maison était à la fois celle de la famille et celle de la boîte. Nous avons aujourd’hui trois enfants, il fallait leur garantir un meilleur cadre de vie. Nous avons déménagé à Napa et avons retrouvé de l’espace et une qualité de vie. Nous avons trouvé notre équilibre.

Vous auriez pu développer ce produit à New York ou à Seattle. Pourquoi la Silicon Valley ?

Parce que tout ce qui a trait aux technologies de la santé se passe là. Nous sommes arrivés au début du genre. Là, c’est un gros marché et la Vallée reste un formidable laboratoire de compétences. De plus, notre produit est uniquement vendu sur le marché américain. Je dirais qu’en B to C, nous devons être proches de nos consommatrices. C’est ici que nous effectuons des études cliniques.

La qualité de vie à San Francisco, parlons-en. C’est aussi cliché qu’on le pense ?

Il ne faut pas tourner autour du pot. Les gens ne pensent qu’au boulot. Le taux de burn-out est énorme. La santé mentale décline. C’est pour cela que nous avons déménagé loin de l’agitation. En tant que start-up (car je considère toujours que nous le sommes), nous faisons face à des défis et obstacles qui sont devenus le lot commun. Le coût des ingénieurs, dont le salaire n’est pas accessible à une structure comme la nôtre, par exemple. Les gros groupes placent la barre trop haut. Et puis, à San Francisco, tout le monde est développeur ou data scientist. Conséquence : la qualité n’est pas toujours au rendez-vous. Face aux Gafam, parfois, nous mangeons les restes. (rires) D’où l’intérêt pour nous d’avoir gardé à la fois des attaches et aussi une partie de nos activités en Belgique, où la concurrence est moins inégale sur le plan des talents disponibles.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content