“Les banques centrales sont en train de fabriquer les crises de demain”

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Selon ce banquier et haut fonctionnaire réputé, aucune leçon n’a été tirée de la crise de 2008, et le monde continue, avec la complicité des banques centrales, à s’enfoncer dans l’endettement.

Déjà auteur de plusieurs livres, l’ancien président du FMI, banquier et haut fonctionnaire français Jacques de Larosière a publié en janvier 40 ans d’égarements économiques, un ouvrage qui analyse les causes de la désindustrialisation de son pays et de son recul dans les classements de performances économiques *. Dans cet entretien exclusif, il livre un regard sévère sur la façon dont la pandémie est gérée.

Il y a un an, presque jour pour jour, la Chine bouclait la ville de Wuhan. Ce fut le point de départ d’une crise sanitaire et économique exceptionnelle. Un an après, quel regard portez-vous sur elle?

JACQUES DE LAROSIÈRE. C’est une crise qui a été aggravée par notre impréparation. Nombreux, pourtant, étaient les rapports d’experts qui soulignaient, depuis des décennies, la forte probabilité d’une pandémie. Mais le souci du court terme a prévalu sur le long terme. Nous n’avons adopté aucune mesure préventive. Du coup, nous avons appréhendé cette crise comme toutes les autres grandes crises sanitaires de l’histoire, y compris au Moyen Age. Avec les mêmes outils. L’accent a été mis sur le risque de contagion, en confinant la population autant que possible, en fonction des lits disponibles dans les hôpitaux. Quitte à arrêter l’économie. Cette crise extraordinaire a été traitée non de manière extraordinaire, mais comme une crise du passé.

Cette crise extraordinaire a été traitée non de manière extraordinaire, mais comme une crise du passé.

Peut-on, à ce stade, mesurer les dégâts provoqués sur l’économie mondiale?

Là aussi, nous avons réagi, parce que nous n’avions pas agi de manière préventive. Beaucoup d’entreprises ont dû s’arrêter, avec un coût économique très élevé. L’Etat s’est substitué à elles pour payer les travailleurs. C’est un choc budgétaire inouï, à la mesure de notre impréparation. Au total, le PIB mondial pourrait avoir reculé de près de 5% en 2020, d’après les dernières estimations du FMI, revues à la baisse en cours d’année avec les vagues de l’épidémie. Avec trois groupes de pays. Des pays avancés qui ont connu une forte chute de leur PIB, autour de 10%, parmi lesquels figurent la France, l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni. D’autres pays avancés qui ont subi un recul moitié moins fort, comme l’Allemagne et les Etats-Unis. Et puis, les pays émergents, avec un PIB en baisse de 3%. A l’exception de la Chine, seul grand pays à être resté en croissance l’an dernier.

Pour l’année 2021, il y a trop d’incertitudes pour avancer des prévisions un peu solides: mutations du virus, efficacité et diffusion des vaccins, réactions du corps social… Mais l’activité restera au-dessous du niveau d’avant-crise en 2022, voire 2023 pour les pays les plus fragilisés.

Au-delà des hasards du virus, pourquoi l’économie a-t-elle beaucoup plus souffert dans certains pays que dans d’autres?

Pour une raison simple. Même si les pays émergents ont profité de la mondialisation pour développer leurs exportations, ils sont moins intégrés dans cette mondialisation, le virus a souvent moins circulé chez eux. Ils ont aussi été protégés d’un virus bien différent qui s’est attaqué aux pays avancés: la financiarisation.

Dans ces derniers, depuis une trentaine d’années, le crédit augmente plus vite que l’activité, une évolution dont on finira par comprendre qu’elle est dangereuse. Les pays émergents ou en développement n’ont pas eu le luxe d’attraper ce virus, car les marchés leur prêtent moins facilement de l’argent.

Et chez les pays avancés, comme l’Allemagne et la France?

L’Allemagne est un pays industrialisé, la France un pays en voie de désindustrialisation. En 20 ans, le poids de l’industrie manufacturière dans le PIB français est passé de 15% à 10%, tandis qu’il s’est maintenu à près de 25% en Allemagne. Or, dans une crise pandémique, une économie industrialisée est plus résistante, elle s’appuie sur des clients fidèles et des technologies de pointe. Ce n’est pas le cas d’une économie de services, frappée par l’arrêt des relations de voisinage – que l’on pense, par exemple, à l’hôtellerie. A force de se désindustrialiser, de se déspécialiser, de distribuer plutôt que de produire, on a accéléré la fragilisation de l’économie et du corps social. C’est le résultat de “40 ans d’égarements économiques”.

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Cette crise frappe plus de 10 ans après celle de 2008. On aurait pu penser que nous aurions tiré les leçons de celle-ci pour mieux répondre à celle-là…

Aucune des leçons de 2008 n’a été tirée. L’excès d’endettement dont est précisément née cette crise a continué à progresser. Nous avons fait, après la crise de 2008, exactement ce qu’il fallait pour en générer une nouvelle. Juste avant le début de la pandémie, plusieurs indicateurs auraient dû nous alerter sur les risques financiers que le monde courait, notamment le fort recours des entreprises à l’endettement. Or, nous avons réagi avec encore plus d’endettement.

D’autres que moi défendent une théorie bien différente. Ils estiment que les taux d’intérêt nuls, voire négatifs, permettent de s’endetter indéfiniment sans dommages. C’est un vrai débat. Selon ces experts, il n’y a aucune raison dans la doctrine pour qu’un Etat ne puisse pas s’endetter davantage. C’est la “théorie monétaire moderne”. Je pense que cette théorie est fausse. La dette, quoi qu’il arrive, est une dette qui demeure. A moins de l’annuler, ce qui est un autre débat.

Si on veut bien admettre l’idée que cette dette va rester, c’est le rapport entre la dette accumulée et la capacité productive d’un pays – c’est-à-dire sa capacité à la rembourser ou à la refinancer à des conditions normales – qui devient le problème central. Dès lors, le niveau de dette acceptable est variable selon le pays considéré. Les Etats-Unis peuvent vivre avec une dette considérable, car ils sont les émetteurs de la monnaie mondiale, le dollar. Ce n’est évidemment pas le cas de la France. Mais quels que soient le pays et la robustesse de son économie, il est bon de se rappeler le théorème d’Okun: aucune évolution ne peut continuer à l’infini. Toute la difficulté est qu’on ne sait pas quand cela va s’arrêter.

Aucune évolution ne peut continuer à l’infini. Toute la difficulté est qu’on ne sait pas quand cela va s’arrêter.

Pourquoi l’annulation de la dette n’est-elle pas envisageable?

La BCE n’a juridiquement pas le droit de le faire. Surtout, il faut se méfier de ce type de tentation. En Europe, l’hétérogénéité entre les économies des pays membres est déjà forte, et elle le sera encore plus une fois la crise sanitaire passée. La zone euro va être plus vulnérable. Or, si nous voulons une Europe forte, qui puisse perdurer, il faut commencer à se dire qu’on ne peut pas avoir 2% à 3% de déficit public tous les ans par exemple en France, l’une des toutes premières économies de la zone.

Comme en 2008, les banques centrales ont été en première ligne pour faire face à cette crise. Ont-elles bien travaillé?

Je considère depuis longtemps que l’émission exagérée de monnaie nous conduit à une situation intenable. Si les taux d’intérêt doivent rester à zéro pendant une période indéfinie, on crée une vision dépressive de la société. Je m’explique: peu de gens l’ont noté mais, depuis plusieurs années déjà, l’investissement productif s’effondre. Pourquoi, alors que l’on peut emprunter de l’argent pour rien? D’abord, parce que les responsables de projets d’investissement sont découragés d’investir dans un environnement de taux zéro synonyme de faible croissance ; ils ont tendance à se porter sur des actifs rémunérateurs et spéculatifs. De plus, en raison des taux zéro, l’épargne des ménages en Europe s’est déplacée vers des actifs liquides et non risqués, essentiellement les comptes en banque. C’est tout à fait logique dès lors que les placements ne rapportent plus la moindre rémunération, pour cause de taux nuls. C’est ce que Keynes appelait déjà la “trappe à liquidités”. On a décidé de ne plus rémunérer le risque de l’investisseur. Dès lors, les investisseurs se détournent des projets risqués à long terme. La politique monétaire d’aujourd’hui fabrique la décroissance économique de demain. Or, une société qui n’investit plus est une société sans avenir.

* Jacques de Larosière, 40 ans d’égarements économiques, éditions Odile Jacob, 208 pages, 21,90 euros.

Profil

· Né à Paris en 1929

· 1958: Diplomé de l’Ecole nationale d’administration (Ena)

· 1960: Entre à l’Inspection française des Finances

· 1974: Directeur de cabinet au ministère de l’Economie et des Finances

· 1974: Directeur du Trésor

· 1978: Directeur général du Fonds monétaire international (FMI)

· 1987: Gouverneur de la Banque de France

· 1993: Président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd)

· 1998: Conseiller auprès du président de BNP Paribas

· 2004: Président du comité stratégique de l’Agence France Trésor

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