Le noir lui va si bien

© MUSÉE SOULAGES RODEZ

Cinq ans après son ouverture, le musée Soulages à Rodez rassemblant la plus grande collection du peintre français qui fête cette année ses 100 ans, est en passe d’accueillir son millionième visiteur. Une réussite qui profite tout à la fois à la région, aux architectes catalans qui ont conçu les lieux et au maître de l’abstraction dont la cote est au plus haut.

D’aussi loin qu’il se souvienne, Pierre Soulages a toujours aimé le noir. Et cela fait longtemps. L’homme fêtera son centième anniversaire le 24 décembre prochain. Le musée qui porte son nom à Rodez, dans l’Aveyron, est plus économe en bougies : voilà cinq ans exactement que le lieu a ouvert ses portes. Sa prime jeunesse ne l’empêche pas d’accueillir bientôt son millionième visiteur. Un succès qui a aidé les touristes à pointer Rodez sur une carte de France. On vous aide quand même : la commune est géolocalisable à 150 km au nord-est de Toulouse, en lisière du parc national des Cévennes. Depuis que l’on a coupé le ruban du musée en 2014, le nombre de nuitées a bondi de 54% dans la ville. Des séjours labellisés ” Siècle Soulages ” sont même proposés depuis le printemps par l’office de tourisme. Les restaurants gastronomiques environnants comme ceux de Michel Bras (Le Suquet) ou Michel Truchon (Le Sénéchal à Sauveterre-de-Rouergue) osent même un hommage gourmand avec, au menu, des desserts spécialement concoctés pour l’occasion. Bref, c’est la fête au village.

Le noir lui va si bien
© musée Soulages, Rodez Photo Fritz Pitz

Il faut dire que le chef-lieu détient le seul musée monographique au monde consacré au peintre dont la popularité n’a cessé de croître depuis la grande rétrospective au Centre Pompidou en 2010. Mais comment la cité occitane a-t-elle réussi ce coup de poker ? Question de filiation. Le récipiendaire est né à Rodez, y a passé sa jeunesse avant de faire ses bagages pour Paris puis Sète. Il est revenu dans la région au début des années 1990 pour composer un ensemble de vitraux à l’abbaye de Sainte-Foy de Conques, un chef-d’oeuvre de l’art roman qui date du 11e siècle. Aux fresques colorées posées en 1952, et un rien kitsch, Soulages leur substitue alors une composition abstraite faite de verre blanc translucide hachuré de stries noires. Sacrilège ! Les médiévistes hurlent à la provocation, les fidèles réclament le bûcher ou, à tout le moins, la dépose des 104 vitraux qui font scandale. Peine perdue. La commande vient d’en haut, de Dieu le Père, c’est-à-dire de François Mitterrand et de son émissaire, l’impétueux ministre de la Culture d’alors, Jack Lang en personne. Que l’artiste ait passé trois ans de recherche à concevoir avec les meilleurs artistes verriers et Saint-Gobain le support le plus adapté à ses attentes ne change rien. Que ses liens avec l’édifice religieux fassent office de révélation esthétique – en 1931, le jeune Soulages découvre, fasciné, l’abbaye lors d’une visite avec sa classe – non plus. Mais le temps finit par arranger les choses. Les cris d’orfraie se sont espacés. La hache de guerre et le couteau à mastic ont été enterrés. Soulages avait raison : son geste austère, dépourvu de la moindre image figurative, s’accorde magnifiquement avec l’esprit de recueillement de l’abbatiale. En 30 ans, la radicalité de l’artiste n’est plus perçue comme une provocation. Sa cote s’est envolée. En 2013, une vente record chez Sotheby’s de 5,1 millions d’euros fait de Soulages l’artiste français contemporain le plus cher aux enchères. La tendance n’est pas à la décrue. Chez Christies, l’an passé, une peinture de 1959 a été adjugée 9,2 millions.

Le noir lui va si bien
© musée Soulages, Rodez

Plongée dans l’univers de l’artiste

Célébré par les plus grandes institutions du monde, comme la Tate à Londres ou le MoMA à New York, il a le privilège d’avoir une salle permanente dédiée à son travail au Musée Fabre, à Montpellier. La collection rassemble une vingtaine d’oeuvres suite à une donation faite par le peintre et son épouse en 2005. A Rodez, l’ambition du musée est toute autre.

Avec une libéralité de près de 500 oeuvres réalisées entre 1933 à 2016, le visiteur effectue une plongée dans son univers. La dimension immersive de l’expérience est renforcée par l’architecture des lieux ( lire l’encadré ” Des monolithes larges d’épaules “), sobres et sombres comme peuvent l’être les fonds marins quand les couleurs finissent par disparaître. Ici, le blanc des cimaises a été banni au profit du métal laminé. Un choix osé qui met en valeur les oeuvres, souvent de grand format, qu’elles soient sur toiles et sur papier, qu’il s’agisse d’eaux-fortes, de lithographies ou de sérigraphies. Point commun du catalogue raisonné ? Le noir bien évidemment. Une obsession dont le Français ne s’est jamais départi et qui malgré le consensus général, fait encore couler parfois un peu d’encre (de Chine). Ainsi, le philosophe et ancien ministre français de l’Education nationale, Luc Ferry, ne voit en lui que grandiloquence et snobisme. Dans une chronique du Figaro, le politique n’accusait-il pas l’artiste ” de recycler dans le registre du pontifiant ce qui appartenait au siècle dernier à celui, autrement plus profond, de l’humour ” ?

Le noir lui va si bien
© musée Soulages, Rodez

A l’opposé du monochrome

A en croire Ferry, il y a davantage de talent chez Alphonse Allais qui, en 1897, tourna l’art moderne en dérision avec son célèbre tableau Combat de nègre dans une cave, pendant la nuit – une estampe uniformément noire – que chez Soulages qui ” n’a rien inventé “. Sauf que le grand homme (1m90 sous la toise) ne cesse de répéter que son travail n’a rien à voir avec le monochrome au sens d’un ennuyeux aplat qui aurait la vivacité d’un oeil de poisson mort. ” En réalité, mon travail est mono-pigmentaire mais à l’opposé du monochrome, précise-t-il dans un entretien à L’Express, en 2009. Dans mes peintures, il s’agit d’une lumière réfléchie, transformée et transmutée par le noir. Ce qui m’intéresse, c’est d’explorer les variations possibles des états de surface du noir. Et, avec une grande économie de moyens, de jouer des intensités de moments différents. ”

Le noir lui va si bien
© musée Soulages, Rodez

L’artiste use de toutes les techniques pour apporter de la nuance à ses ” outrenoirs ” comme il les appelle, que ce soit le brou de noix sur papier (choisi à ses débuts pour son prix accessible dans le contexte économique difficile d’après-guerre), le goudron sur verre ou le bitume liquide répandu à grands coups de brosses de peintre en bâtiment. Parfois il a recours à la spatule pour gratter la matière, écraser les pigments et révéler les couches de couleurs appliquées par dessous. Le peintre avance comme un explorateur. ” Ce que j’aime dans le rugby, c’est la forme du ballon, dit-il. Ovale. On ne sait jamais comment il va rebondir. ” Quitte à brûler ses essais non transformés comme on dit dans le milieu de l’ovalie, dans le fond de son jardin sétois qui domine la mer.

Une telle obsession pour cette couleur qui les contient toutes pose évidemment des questions lorsqu’on parcourt les 5.000 m2 du musée. Il est tentant de verser dans la symbolique – le noir, couleur de la mort – qui laisse perplexe le principal intéressé. A un journaliste qui lui demandait un jour si son attrait viscéral pour le noir ne venait pas du fait d’avoir perdu son père à l’âge de cinq ans, Soulages balaya aussitôt l’interprétation pseudo-freudienne. ” J’ai toujours aimé le noir. Ce fut la couleur de mes vêtements dès que j’ai pu les choisir. ” Ma mère était outrée. Elle me disait : ” Tu veux déjà porter mon deuil ? “. Point final.

16 millions d’euros

Montant qui fut nécessaire à la construction du musée consacré à l’oeuvre de Pierre Soulages.

D’autres noms que le sien

Pour que le musée qui porte son nom ne se transforme pas en sanctuaire à son effigie, Pierre Soulages a exigé la mise à disposition d’un espace de 500 m2 pour accueillir des expositions temporaires tournées vers d’autres artistes que lui. Deux fois par an, des valeurs sûres de l’art moderne (Calder, Picasso, Le Corbusier), de l’art cinétique (Soto) et plus rarement de l’avant-garde contemporaine (Gutaï), s’invitent dans les lieux. Une initiative qui permet de doper la fréquentation. L’exposition Le Bleu de l’oeil en 2015 qui portait sur le travail du plasticien Claude Lévêque a ainsi attiré 100.000 personnes. La prochaine exposition qui débute ce 21 juin et se tiendra jusqu’au 3 novembre porte sur une rétrospective Yves Klein, le chantre bien connu du nouveau réalisme.

Le noir lui va si bien
© Photothèque Rodez agglomération Pep Sau

Des monolithes larges d’épaules

Première satisfaction : le superbe musée Soulages de Rodez n’est pas le fait de Frank Gehry, de Jean Nouvel ou de Daniel Libeskind qui raflent trois concours sur quatre dans le monde. En 2008, c’est un collectif inconnu du grand public qui est choisi par le jury dont font partie les époux Soulages en tant que donateurs. Certes, depuis l’inauguration des lieux en 2014, le bureau catalan RCR Arquitectes, a décroché le fameux Pritzker Prize, l’équivalent du prix Nobel de l’architecture, qui l’a illico propulsé au sein du hall of fame des bâtisseurs en vue. Une récompense prestigieuse qui n’est pas étrangère à la réussite du musée aveyronnais, lequel a coûté la somme, modique, de 16 millions d’euros. Malgré l’envergure du programme (120 mètres de long), le résultat se fond admirablement dans le paysage ambiant d’un jardin public du centre-ville. En tirant parti des 12 mètres de dénivelé, les architectes qui ont remporté des concours à Gand ou Dubaï, ont opté pour la discrétion et la sobriété. Il faut contourner l’édifice pour mesurer la largeur d’épaules de ces cinq monolithes en acier corten. Ce matériau a la faculté de changer de couleur au fil du temps et de son oxydation. Une palette de teintes ferreuses, rongées par la patine, voilà qui ne pouvait que séduire l’amateur de surfaces mouvementées qu’est Soulages…

Le noir lui va si bien
© photothèque Rodez agglomération / photo Jean-Louis Bories

Musée Soulages, jardin du Foirail, avenue Victor Hugo, Rodez Ouvert du mardi au dimanche.

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