Le ferment du renouveau

MILE END La cantine bruxelloise imaginée par Cyprien Ameloot et Sophie Courouble propose également des formations, par exemple pour faire du miso. © PG

Grâce au kimchi et au kombucha, la fermentation, pratique millénaire, redevient à la mode. Elle n’a pourtant jamais disparu de notre alimentation.

Un tiers de l’alimentation mondiale provient des techniques de fermentation, sans même que nous en rendions toujours compte. Pain, bière, vin, fromage, saucisson, chocolat, café, thé noir… et même le caviar ou le Coca-Cola, qui contient une très faible dose d’alcool et donc au moins une fermentation dans son processus secret de fabrication. La liste est longue ! Et si, aujourd’hui, la fermentation semble connaître un nouvel engouement, avec les légumes lacto-fermentés comme le kimchi ou les boissons, kombucha et kéfir en tête, elle a connu un long passage à vide.

Honnis soient les microbes !

On a longtemps omis des livres d’histoire que la viande des chasseurs-cueilleurs n’était pas crue mais séchée au soleil et donc fermentée… pour l’attendrir. Le faisandage, qui date du paléolithique, est ainsi l’une des premières fermentations. Aujourd’hui, on préfère utiliser le terme édulcoré de ” maturation “, une technique toujours utilisée et qui consiste à laisser reposer la viande quelques semaines avant de la consommer pour changer sa texture et développer de nouvelles saveurs.

Comme l’écrit Marie-Claire Frédéric dans Ni cru, ni cuit (éd. Alma), formidable opus consacré à l’histoire de la fermentation : ” On ne dit plus qu’une pâte fermente, on dit qu’elle repose. On ne dit jamais que la crème aigre (…) est une crème fermentée (…). On ne dit plus qu’un saucisson fermente, on dit qu’il sèche. Les choses, selon les cas, mûrissent, maturent, macèrent, s’affinent, rassissent, reposent, salent, étuvent, boucanent, sèchent, fument, vieillissent, rancissent, mais elles ne fermentent plus. Comme si, dans notre société, la fermentation faisait peur. ”

Avant l’invention de l’appertisation et la généralisation du réfrigérateur, la plupart de nos aliments étaient fermentés en vue de leur conservation. Avec l’industrialisation et l’invention de la levure chimique, on a pu produire pains et gâteaux plus rapidement. On oubliait au passage que le meilleur pain était celui au levain et qu’il fallait être patient pour qu’il développe des arômes complexes…

La fermentation a aussi été sacrifiée sur l’autel de l’hygiénisme de la fin du 19e siècle et l’essor de l’industrie pharmaceutique. Les microbes ou micro-organismes — bactéries, levures, moisissures et champignons — découverts par Louis Pasteur et responsables de la fermentation sont devenus la cause de tous les maux. Pourtant, l’être humain est habité par plus de cent mille milliards de micro-organismes essentiels à la vie, qui forment le microbiote. Les bactéries lactiques, responsables de la plupart des fermentations alimentaires, sont par exemple indispensables au bon fonctionnement de notre système digestif.

Plus largement, la généralisation de la pasteurisation au début du 20e siècle, toujours au nom de l’hygiène, a sonné le glas de beaucoup de fromages artisanaux en favorisant une industrialisation des procédés et une standardisation des goûts indispensable à l’essor de l’industrie agroalimentaire. Chez les industriels, le beurre ou le saucisson ne sont ainsi plus fermentés et la sauce soja est préparée en seulement quelques heures… Plus faciles à fabriquer, les produits aseptisés sont plus rentables.

Retour en grâce

Depuis une dizaine d’années, les tendances de consommation sont orientées vers les produits santé, bio, locaux ou du terroir. Plus que jamais, on s’intéresse à la provenance des produits. On tente de privilégier les petits producteurs ou les artisans. Ainsi, on ne compte plus les boulangeries proposant du pain au levain, les bars à vins nature… Tandis que les bières à fermentation spontanée comme les lambics ont de plus en plus de succès.

Typiquement, les produits fermentés sont synonymes de terroir. Les AOP et les IGP protègent ainsi les vins et les fromages de qualité d’une aire géographique donnée. Certains produits fermentés constituent aussi des éléments identitaires forts. Le camembert en France, le kimchi en Corée ou encore le nuoc-mâm au Vietnam. Certains ferments se transmettent même de génération en génération. A propos du viili finlandais, une sorte de lait filant, Marie-Claire Frédéric raconte : ” Les émigrants (finlandais), avant de partir, trempaient un mouchoir propre dans le lait fermenté, le laissaient sécher, puis l’enfouissaient dans leur bagage pour le long voyage vers une nouvelle vie. ” Cela rappelle aussi cette histoire de boulangerie en train de partir en fumée, où le boulanger avait sauvé son bien le plus précieux… son levain.

Aujourd’hui, la santé est l’un des plus gros enjeux liés à l’alimentation et nombre de produits sont étiquetés healthy. On commercialise ainsi une myriade de compléments alimentaires composés de bactéries ou de levures comme les probiotiques. On s’est aussi rendu compte que la fermentation renforçait la qualité nutritionnelle des aliments. Les litres de bière non filtrée livrés aux bâtisseurs égyptiens étaient aussi nutritifs que le pain. Certaines vitamines existantes sont même préservées, voire augmentées avec la fermentation. De fait, les nourritures fermentées nous ont toujours permis de survivre dans des situations difficiles. Ainsi, les Hollandais emportaient de la choucroute pour les protéger du scorbut pendant leurs longs voyages vers Java…

Enfin, on s’est aussi entiché d’umami, cette cinquième saveur — en plus du salé, du sucré, de l’acide et de l’amer — longue et complexe, si chère aux Japonais et liée à de nombreux aliments fermentés : le vinaigre, les légumes lacto-fermentés, le parmesan, la sauce soja, etc.

Le rôle des chefs

C’est grâce aux grands chefs que la fermentation a le vent en poupe. La nouvelle bible en la matière est sans nul doute Le guide de la fermentation du Noma (Chêne), que le chef danois René Redzepi a coécrit avec le Canadien David Zilber. Un livre qui trône en bonne place dans la bibliothèque de tout bon cuisinier qui se respecte. Il est le fruit de 10 années de recherches au sein du Nordic Food Lab que le chef du Noma a créé avec des universitaires.

D’une nécessité, à savoir rendre la cuisine du restaurant attrayante pendant les longs mois d’hiver, ils ont fait une force, en défrichant, grâce aux fermentations, de nouvelles pistes gustatives. En remplaçant les graines de soja par des noisettes, plus locales, ils réalisent par exemple un miso ou inventent un shoyu nordique, à base de pois cassés jaunes. Ils ont ainsi démontré qu’avec des techniques millénaires, on pouvait réaliser une cuisine originale et contemporaine. Comme la pratique également Sang-Hoon Degeimbre, chantre de la fermentation en Belgique, à L’Air du temps à Liernu. L’un des plats signature du chef est d’ailleurs le liernu, qui se métamorphose chaque jour, en fonction de la générosité du jardin, mais dont la particularité est ce jus de légumes lacto-fermentés, délicieusement acidulé et marié au beurre au lait cru.

MILE END          La cantine bruxelloise imaginée par Cyprien Ameloot et Sophie Courouble propose également des formations, par exemple pour faire du  miso.
MILE END La cantine bruxelloise imaginée par Cyprien Ameloot et Sophie Courouble propose également des formations, par exemple pour faire du miso.© PG

Les origines coréennes du chef l’ont tout naturellement porté, dès 2009, à travailler autour du kimchi, puis avec le développement de son jardin et la volonté d’en profiter toute l’année, il a généralisé l’usage des fermentations dans sa cuisine. ” La lacto-fermentation a une acidité moins violente, on a donc un plus grand équilibre dans les assiettes. On s’est rendu compte qu’il y avait plus d’acides aminés (umami) et beaucoup plus de longueur dans les plats. C’est donc fantastique d’un point de vue du goût et de la santé ! “, s’enthousiasme Degeimbre, qui travaille actuellement sur des miso à base de pollen de ses ruches ou même à base de viande. Il confectionne aussi ail noir, jambons et saucissons et s’est même lancé l’année dernière dans la production de vin… En 2020, le chef devrait plancher sur un ouvrage consacré à… la fermentation !

Et la Belgique dans tout ça ?

La Belgique n’échappe donc pas à ce revival de la fermentation. Et si les recettes du Noma sont trop compliquées ou si l’on n’a pas les moyens de s’offrir la cuisine étoilée de Sang-Hoon Degeimbre, d’autres solutions s’offrent aux amateurs.

Pour mettre la main à la pâte, on suivra l’un des nombreux ateliers proposés par Fermenthings, à Bruxelles. Ici, on découvre tout ce qui concerne ce mode de conservation écolo, facile et pas cher. Après des études de brasseur au Ceria, Yannick Schandene a eu envie de plonger à corps perdu dans l’univers de la fermentation. Il ouvre une boutique à Jette en 2017, avant de collaborer avec l’excellente brasserie La Source, en partageant un espace dans le tout nouveau pôle d’activités économiques Be-Here à Laeken. Ici, c’est brunch le dimanche et, une à deux fois par semaine, il donne des cours d’initiation, théoriques ou plus pratiques, sur les sauces piquantes fermentées, les lacto-fermentations, les yaourts ou le kombucha. Toujours du côté de Be-Here, Goutzi s’est d’ailleurs lancé dans la production de kom- bucha…

Si Mile End propose également des formations, on viendra surtout dans cette cantine imaginée par Cyprien Ameloot et Sophie Courouble, rue du Congrès à Bruxelles, pour déguster des petits plats largement inspirés par leurs séjours à l’étranger : à Montréal — d’où ils tirent le nom de leur spot bruxellois — mais aussi à Hong Kong ou aux Etats-Unis. La carte est courte mais cosmopolite. Et l’on se régale, de manière saine, abordable et funky, de kimchi maison, de riz épicé ou de nuggets au tofu.

Avant l’ouverture, Cyprien Ameloot, a fait un stage chez l’Américain Sandor Ellix Katz, l’un des premiers à avoir réhabilité les fermentations naturelles et auteur dès 2003 de Wild fermentation, devenu un best-seller. Le couple vient d’ailleurs de faire paraître à la Renaissance du livre La Magie de la fermentation Des microbes dans mon assiette ! , premier ouvrage sur le sujet en Belgique francophone. Où l’on retrouve par exemple les recettes du kimchi ou de la choucroute de la mer, qu’ils vendent aussi notamment chez Mile End.

En parlant de produits, Itinéraire bis gourmand s’est fait une spécialité des bocaux de légumes lacto-fermentés (fenouil et curcuma ou chou rouge bio, par exemple), qu’ils écoulent entre autres chez Färm ou Sequoia. Ses initiateurs, Pierre De Almeida et Emilie Jaworski, organisent aussi des ateliers chez Sequoia ou chez Fermenthings.

Dans la veine des boissons fermentées, Grégoire Berthon et Maxim Lagrillière ont lancé une brasserie-fermenterie appelée L’Annexe, à Saint-Gilles. En plus des Saisons qu’ils aiment brasser, les deux amis ont choisi de lancer une gamme de breuvages pétillants réalisés avec les levures naturelles présentes sur les plantes (fleurs de sureau) ou les fruits (coings). Aujourd’hui, on trouve du kimchi même chez Delhaize… Les industriels ont bien compris l’engouement qu’il y avait autour de ces nouvelles saveurs. Alors, ne loupez pas le train de la fermentation !

Kimchi
Kimchi© PG

La fermentation en quelques mots

La fermentation est la transformation d’une matière organique sous l’influence d’enzymes produites par des micro-organismes (bactéries, levures ou moisissures).

Les fermentations se produisent le plus souvent en l’absence d’oxygène mais la fermentation du thé noir en kombucha se fait en présence d’oxygène (aérobie).

Il existe plusieurs types de fermentation :

? La fermentation alcoolique, qui, sous l’action de levures ou de bactéries, transforme le sucre en alcool (éthanol). C’est le cas pour le vin, la bière ou encore les eaux-de-vie.

? La fermentation malolactique, qui transforme l’acide malique en acide lactique grâce à des bactéries lactiques. Elle est utilisée en vinification.

? La fermentation lactique ou lacto-fermentation. Les bactéries dites lactiques se nourrissent des glucoses présents dans les matières premières et les transforment en acide lactique. La lacto-fermentation concerne le yaourt, les fromages affinés, la charcuterie, la choucroute, le kimchi, le pain au levain, le kéfir (de lait ou de fruits)…

? La fermentation acétique consiste enfin en une dégradation de l’éthanol en acide acétique grâce à des bactéries acétogènes. Elle est utilisée pour produire le vinaigre, grâce à la mère du vinaigre, un biofilm produit par une colonie de bactéries.

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