Après des années d’immobilisme, le secteur est en plein bouleversement alors que les constructeurs automobiles jouent leur avenir sur l’électrique.
Au début de l’année, le constructeur de voitures électriques Polestar a élaboré un ambitieux plan commercial pour le Royaume-Uni. Quelques semaines plus tard, il fallait tout revoir. La hausse de la demande était telle que les nouveaux objectifs étaient supérieurs d’un tiers. Actuellement, l’entreprise, qui jouit du soutien de Volvo, organise chaque mois près d’un millier d’essais de véhicules pour le seul Royaume-Uni. Chaque semaine, les nouveaux créneaux sont réservés dans l’heure.
Il y a quatre ans, Polestar était encore un spécialiste de l’optimisation des moteurs thermiques hautes performances, avant de se réinventer face à l’explosion de la demande de voitures électriques. “On n’est plus sur un micromarché comme il y a deux ou trois ans”, affirme le patron de Polestar UK, Jonathan Goodman.
Cette hausse extraordinaire de la demande se fait sentir dans le monde entier, de Shanghai à Stuttgart en passant par Tokyo et Toronto, chez les marques émergentes comme chez les géants du secteur. Et l’Europe n’est pas en reste. Une voiture neuve sur 12 vendues sur le continent entre avril et juin derniers fonctionnait uniquement sur batteries. Si l’on compte les modèles hybrides, qui allient motorisation thermique et électrique, le chiffre passe à un sur trois. En Europe, les ventes de voitures électriques, qui n’étaient que de 198.000 exemplaires en 2018, devraient atteindre 1,17 million cette année.
Les électriques ne représentent encore qu’un pour cent environ du parc mondial de voitures individuelles, mais les ventes sont en pleine expansion. Dans les quatre années qui viennent, selon l’agence BloombergNEF, un quart des voitures neuves achetées en Chine et près de 40% des voitures neuves écoulées en Allemagne devraient être des électriques. On s’attend à ce que les ventes mondiales de ce segment atteignent les 10,7 millions d’ici 2025, et 28,2 millions d’ici 2030.
Vitesse supérieure
Encore récemment, pour de nombreux automobilistes, la voiture électrique, c’était de la science- fiction. Mais ils n’ont désormais plus aucun mal à envisager le remplacement de leur véhicule actuel par un tel modèle. Ainsi vont les choses: de temps à autre, un processus lent d’évolution du monde passe soudain à la vitesse supérieure. Et c’est bien ce que l’on constate dans le domaine des véhicules électriques. En un laps de temps relativement court, la vitesse à laquelle se transforme le secteur automobile est passée de 0 à 100.
Compte tenu de l’importance de ce secteur pour de nombreuses économies, le bouleversement en cours est très lourd de conséquences du point de vue de l’emploi, de l’urbanisme, et même de la géopolitique. Pour Andy Palmer, qui a contribué chez Nissan au lancement de la première voiture électrique de série au monde en 2010, la “Leaf”, la situation actuelle rappelle le passage de la traction animale à la propulsion mécanique. “Un vrai tremblement de terre. Cela change tout, à tel point que tout industriel ou équipementier qui ne réagirait pas assez vite, qui n’investirait pas, pourrait bien disparaître”, avance l’actuel CEO du constructeur d’autobus électriques Switch Mobility.
Les choses sont beaucoup plus avancées qu’on aurait pu s’y attendre il y a quelques années.” Ola Källenius, directeur général de Daimler
La grande réussite de Tesla et les vastes ambitions d’un groupe de sociétés chinoises ont plus ou moins monopolisé l’attention ces derniers temps. Mais un autre changement important se fait sentir depuis un ou deux ans: la réaction des poids lourds de l’automobile. Nombre des plus grands constructeurs mondiaux, dont Ford avec son pick-up F150 Lightning et VW avec sa gamme ID, font désormais le pari de l’électrique. Au salon de l’automobile de Munich de septembre, premier grand salon à se tenir en deux ans du fait de la pandémie, presque aucun nouveau modèle thermique n’était présenté.
D’après McKinsey, le secteur des voitures électriques et connectées a attiré plus de 100 milliards de dollars en investissements depuis le début 2020. Et ce n’est qu’un début. Les constructeurs ont annoncé prévoir pour les cinq années à venir pas moins de 330 milliards de dollars en investissements dans les technologies des véhicules électriques et des batteries, selon les calculs du cabinet de conseil AlixPartners – une somme qui a augmenté de 40 pour 100 sur les 12 mois écoulés.
“Est-on véritablement à un tournant? , se demande Andrew Bergbaum, directeur général chez AlixPartners. A mon avis, la réponse est oui.” Plusieurs constructeurs se préparent d’ailleurs à prendre une mesure inconcevable il y a peu: renoncer au moteur thermique. Cette année, la société allemande dont on dit qu’elle a inventé la voiture individuelle s’est fixé l’un des calendriers les plus ambitieux du secteur. Chez Mercedes, à partir du milieu de la décennie en cours, tous les systèmes de production de voitures individuelles seront affectés à la fabrication de modèles électriques. “Les choses sont beaucoup plus avancées qu’on aurait pu s’y attendre il y a quelques années”, dit Ola Källenius, directeur général de Daimler, maison mère de Mercedes.

Les populations contre la pollution
Pourquoi les choses bougent-elles maintenant? Les motivations sont en partie politiques. Si les constructeurs parlaient depuis des années de lancer des modèles électriques, la conjoncture politique les a poussés à les commercialiser enfin en grand nombre.
C’est en effet en réaction à la réglementation européenne relative aux émissions que la première grande vague de ventes de voitures électriques a déferlé sur le continent l’année dernière. Selon LMC Automotive, près de 734.000 voitures électriques se sont vendues sur le continent en 2020 malgré les confinements successifs liés à la pandémie. C’est deux fois plus qu’en 2019, et plus que le chiffre de ventes total des trois années précédentes.
La réglementation aussi devient plus stricte. Face aux engagements en faveur de la sauvegarde du climat, l’une des solutions les plus simples consiste à élaborer des plans ambitieux de développement de l’usage des véhicules électriques. Ces engagements devraient comporter des promesses d’investissement visant à faciliter, entre autres choses, la construction des stations de recharge nécessaires pour convaincre une masse critique de consommateurs de passer à l’électrique.
“Les Etats se donnent les moyens du changement, dit M. Källenius. S’il y a un domaine qui se prête à une collaboration entre Etats et industrie, c’est l’investissement dans les infrastructures.” Les Etats ne sont pas les seuls à exiger des réductions des émissions. Nombre de municipalités ont commencé à taxer lourdement les véhicules d’un certain âge, imposant des zones “air pur” et incitant les banlieusards à se doter de véhicules plus propres, ce qui profite en grande partie aux véhicules électriques.
Des modèles attrayants
Le principal déclencheur de la révolution électrique est l’offre de véhicules. Il y en a désormais pour tous les goûts. Encore récemment, le manque de “produits” viables était le plus gros obstacle à l’achat d’une voiture électrique. Mais les constructeurs ont tout mis en oeuvre pour proposer des modèles attrayants.
Après s’être contentés pendant des années de présenter concept après concept lors des salons de l’automobile, ils proposent désormais des gammes complètes de voitures électriques, de la petite citadine au break familial (et des dizaines de nouveaux modèles sont en préparation). Si nombre d’entre eux restent plus chers que leurs équivalents thermiques, leurs coûts d’exploitation sont nettement inférieurs (et d’autant plus avec la hausse mondiale des cours du pétrole), et la plupart des pays continuent à proposer de généreuses incitations.
D’après les calculs d’AlixPartners, il y aurait actuellement sur le marché pas moins de 330 modèles électriques ou hybrides (à motorisation double, thermique et électrique). Il y a cinq ans, on n’en comptait que 86. Les constructeurs étant lancés, ce chiffre dépassera les 500 d’ici 2025.
Quand la pandémie s’est déclarée l’année dernière, les constructeurs ont limité leurs investissements aux projets incontournables. Le développement des moteurs à explosion a cessé, alors que les investissements dans la technologie électrique progressaient. “Pour les constructeurs, le covid aura été l’un des plus importants facteurs positifs depuis des années, dans la mesure où il les a contraints à faire preuve d’autodiscipline”, analyse Philippe Houchois, analyste automobile pour la banque Jefferies.
Même des dirigeants expérimentés ont été pris par surprise par l’appétit des consommateurs. Ayant pris la tête de Jaguar Land Rover en septembre 2020, Thierry Bolloré, ancien patron de Renault, a dû partir pratiquement de zéro dans l’élaboration de plans d’électrification de la production. Durant les six mois nécessaires à la finalisation de la stratégie, le secteur s’est trouvé confronté à une telle “accélération” qu’il a fallu revoir très à la hausse les objectifs initiaux. “Mes équipes sont venues me trouver pour dire qu’il était possible d’aller plus vite”, précise Thierry Bolloré.
Mais malgré l’enthousiasme ambiant, les plus gros constructeurs traînent un peu les pieds. Un changement trop rapide pourrait indisposer des clients n’ayant pas les moyens ou l’envie de sauter le pas. “Supposons que 50% du marché européen soit entièrement électrifié d’ici 2030. Il reste 50% de ce même marché. Lui tourner le dos reviendrait à réduire considérablement la voilure”, explique Oliver Zipse, président du directoire de BMW.
Et si les ventes de véhicules électriques sont florissantes en Europe comme en Chine, ces marchés reposent toujours sur d’importantes subventions. “En Europe, les incitations à l’achat de véhicules électriques restent très importantes. Elles le sont également en Chine, dans une moindre mesure”, précise Philippe Houchois.
Concurrence de rupture
Un changement aussi rapide ouvre la porte à la concurrence de rupture. Les voitures électriques étant de conception et de fabrication plus simples que les modèles à moteur thermique, il est désormais plus facile de prendre pied sur un secteur autrefois très difficile d’accès.
La grande question pour les constructeurs classiques est de savoir s’ils peuvent résister à deux menaces: les start-up de l’électrique, qui vont de Tesla à de tout récents nouveaux venus, et un grand nombre de concurrents chinois déterminés à se faire une place au soleil. Si Tesla a fait des pas de géant ces deux dernières années, tout va plutôt bien pour les grands constructeurs.
Pour commencer, leur technologie a beaucoup progressé. Leurs premiers modèles électriques souffraient d’une autonomie et d’une vitesse de charge très médiocres. Lancée en 2012 et dotée d’une autonomie nominale de près de 400 km, la Model S de Tesla est devenue la concurrente à abattre. Cette autonomie n’a été que récemment égalée par les derniers modèles de Jaguar et d’Audi.
Mais les modèles récents des grands constructeurs sont nettement plus compétitifs du point de vue du prix, de l’autonomie et des performances. “Le fait est qu’aujourd’hui, une voiture électrique est un excellent véhicule, avance Jonathan Goodman (Polestar). Quand Carlos Ghosn, ancien patron de Renault et de Nissan, déclarait il y a dix ans que les voitures électriques étaient les véhicules du futur, il avait tort. Mais c’est certainement le cas désormais.”
D’éventuels défauts de jeunesse (par exemple les problèmes de logiciel qui ont beaucoup retardé le lancement de la Volkswagen ID3, premier modèle électrique de la marque) sont généralement absents des modèles ultérieurs grâce à l’expérience accumulée.
“Les constructeurs disent plaisamment que les véhicules électriques, c’est comme les crêpes: la première n’est pas terrible, la deuxième est déjà nettement mieux, et la troisième est parfaite!”, dit M. Houchois.
Quoi qu’il en soit, certains constructeurs ont l’impression de monter sur le ring avec un bras attaché dans le dos. Les spécialistes de l’électrique ont pu collecter des fonds très importants ou émettre des actions à des valorisations astronomiques, alors que les titres des constructeurs classiques s’échangent à des niveaux très faibles. Par exemple, NIO, start-up chinoise encore loin d’être rentable, est valorisée à près de deux fois la valeur de Ferrari, prestigieuse vache à lait du secteur.
Mais le vieil empire a lancé sa contre-attaque. Polestar, constructeur de véhicules électriques créé par Volvo, sera valorisé à 20 milliards de dollars après fusion à l’envers, ce qui montre que les constructeurs classiques ont les moyens d’intéresser les marchés en lançant de nouvelles marques.
Herbert Diess, président du directoire du groupe Volkswagen, se dit moins inquiet par rapport aux nouveaux venus, qui doivent encore se faire aux complexités de la fabrication de masse, mais aussi retenir leurs clients tout neufs par le biais de centres d’entretien au point. “Rien de plus facile que de présenter un projet de voiture électrique dans un salon – mais pour construire une usine, la plupart d’entre eux vont être moins efficaces que nous”, dit-il.
La première usine de la start-up chinoise NIO a pris tellement de retard que la société a déposé son dossier d’introduction en Bourse alors qu’elle n’avait encore livré que 400 véhicules. Même Tesla, pour qui M. Diess a eu des mots élogieux par le passé, a mis 15 ans pour atteindre sa position actuelle, soit environ un pour cent des ventes mondiales de voitures, ajoute-t-il.
La Chine en embuscade
Pour les constructeurs classiques, la plus grave menace vient peut-être moins des start-up que de Chine. Si des constructeurs chinois tels que SAIC et First Auto Works se sont avérés incapables de rivaliser avec la concurrence internationale durant le règne du moteur thermique, le passage à l’électrique leur donne la possibilité de dominer un secteur jusque-là tenu par les Allemands, les Japonais et les Américains. De nombreuses entreprises axées sur l’électrique, bien financées par des instances publiques ou par de grands constructeurs et employant souvent des techniciens et ingénieurs venus d’Europe, ont pris pied sur le marché
Mais ces nouveaux venus vont bientôt devoir faire face à la concurrence de marques bien connues des clients du fait du lancement de nouveaux modèles par les constructeurs classiques. L’année dernière, neuf des dix voitures quittant la concession Volvo de Reading, à l’ouest de Londres, étaient des modèles classiques à moteur essence ou diesel. Cette année, près de la moitié sont des hybrides ou des modèles électriques. “Les choses bougent, dit John O’Hanlon, patron de Waylands Automotive, dont dépend la concession. Nous avons remarqué ces six derniers mois que les clients commençaient à bien maîtriser le sujet. Ils ne viennent plus en touristes: ils se posent réellement la question de l’achat d’un véhicule électrique. Et nombre d’entre eux repartent en se disant que la réponse pourrait bien être oui.”
Près du village de Little Chalfont, la concession VW est submergée de commandes d’ID3 de la part d’automobilistes locaux qui roulent relativement peu et qui ont les moyens de recharger leur véhicule à domicile.
“Les ventes décollent vraiment – les gens n’hésitent plus, dit Jonathan Smith, patron du groupe Citygate, propriétaire de la concession. Ça va à un rythme incroyable. Une fois l’infrastructure nécessaire en place, il ne sera plus question de revenir en arrière.”
330 milliards
En dollars, les investissements prévus dans les technologies des véhicules électriques et des batteries dans les cinq ans, selon les calculs du cabinet de conseil AlixPartners.
