Luc de Brabandere, philosophe d’entreprise: “La philosophie, c’est penser plus”
Il vient de sortir l’ouvrage “Platon vs Aristote” aux éditions Sciences Humaines. A 73 ans, Luc de Brabandere ne pense pas à la retraite et distille toujours ses précieux conseils de philosophe d’entreprise auprès des CEO, tous secteurs d’activité confondus. Plutôt utile en ces temps de crises à répétition.
Luc de Brabandere a été directeur général de la Bourse de Bruxelles et a fondé Cartoonbase, une banque de données de dessins humoristiques devenue, il y a quelques années, une agence créative. Mais c’est surtout son activité au sein du cabinet du conseil Boston Consulting Group qui l’a forcé à côtoyer les CEO et à devenir, il y a une vingtaine d’années déjà, “philosophe d’entreprise”. Rencontre avec un homme passionné qui joue avec les mots pour mieux les apprivoiser et les confier ensuite aux patrons déboussolés.
TRENDS-TENDANCES. Comment devient-on philosophe d’entreprise?
LUC DE BRABANDERE. Il y a une vingtaine d’années, je me suis posé la question de savoir de ce que je faisais exactement. J’ai tapé les mots “philosophe d’entreprise” dans Google et j’ai constaté qu’il n’y en avait pas. J’ai donc créé ce titre parce qu’en réalité, c’est ce que je suis. Voilà 50 ans que je vis dans le business et je crois d’ailleurs en l’entreprise comme moteur le plus adéquat pour faire avancer les choses. A la base, je suis mathématicien, mais je me suis rendu compte, à un moment donné, que mon vrai métier, ce n’était pas les chiffres. La créativité est plus importante que les maths. Dans les entreprises, la partie chiffrée ou chiffrable est la plus facile à gérer. En revanche, la partie où il n’y a pas de chiffres, par exemple l’image de marque, l’ambiance, l’éthique, le stress ou la créativité, est beaucoup plus compliquée. Parce que le danger, dans cette zone-là, c’est le bla-bla, pour le dire de manière un peu familière. Et donc, je suis entré en philo pour mieux travailler en entreprise. J’ai fait des études complètes de philosophie, au ralenti, entre 44 ans et 52 ans. Cela a été pour moi une illumination.
Le philosophe d’entreprise amène le patron dans des zones inhabituelles de la pensée.
Mais concrètement, comment définissez-vous votre métier de philosophe d’entreprise?
La rigueur sans les chiffres. Moi je suis un homme d’entreprise qui, dans l’entreprise, s’occupe de la partie où il n’y a pas de chiffres et où, finalement, l’essentiel se décide. Car les toutes grandes décisions ne sont pas chiffrées. Le métier de philosophe d’entreprise, ce n’est pas quoi penser, mais comment penser. Je vais vous donner un exemple. Il y a quelques jours, j’ai travaillé pour une entreprise de cosmétiques. Mon interlocuteur m’avait dit alors: “Je voudrais mieux maîtriser mon big data, mais je ne sais même pas par où commencer”. J’ai passé une journée avec lui. Je ne connais rien aux cosmétiques mais, à la fin, il était très content parce qu’il m’a dit: “Maintenant, je vois par où je vais commencer”. Le métier de philosophe d’entreprise, c’est ça: clarifier. Si je ne devais retenir qu’un seul verbe, ce serait celui-là.
Vous êtes un “dissipateur de brouillard”?
J’aime beaucoup! C’est exactement ça. Quand Descartes dit, dans un de ses textes, “des idées claires et distinctes”, c’est mon métier. La philosophie, c’est un mouvement qui va vers le haut et vers le bas. Il faut, d’une part, prendre de la hauteur, mais aussi, d’autre part, creuser et exiger, par exemple, des définitions. On doit lutter contre les faux synonymes. La régulation, ce n’est pas la réglementation ; l’équilibre, ce n’est pas la stabilité ; la créativité, ce n’est pas l’innovation ; etc. La philosophie d’entreprise sert à ça.
Dans la succession de crises que l’on vit (hier, la pandémie ; aujourd’hui, la guerre), quel rôle peut jouer la philosophie pour aider un chef d’entreprise à tenir le cap?
La philosophie, c’est une boîte à outils. La première chose à faire, c’est de séparer deux types d’incertitudes. Il y a d’abord une incertitude de type 1 quand la question est dans l’air. Par exemple: qui sera au deuxième tour des élections présidentielles françaises? Personne ne le sait encore, mais tout le monde y pense car la question est dans l’air. Et puis, il y a l’incertitude de type 2 quand la question n’est pas dans l’air. On a tout à coup la réponse avant même qu’on ait posé la question. Par exemple, personne ne s’était jamais posé la question de savoir si Volkswagen était capable de tricher à l’échelle mondiale sur ses émissions polluantes. Quand il apparaît que la réponse est oui, le choc est d’autant plus violent…
Et donc, concrètement, pour un patron face à l’incertitude actuelle, que faire?
Par rapport à l’incertitude qui nous concerne, je crois que la meilleure réponse est justement ce discours sur l’incertitude de type 2: réfléchissons ensemble à des questions qui ne sont pas dans l’air. C’est la méthode des scénarios qui permet d’être plus robuste face à l’incertitude. Il s’agit d’images mentales extrêmes que l’on construit pour être meilleur dans le probable. En fait, on pense à l’improbable pour être meilleur dans le probable. On pousse l’entreprise dans des scénarios extrêmes pour analyser les points les plus fragiles et, a contrario, les plus robustes. Par exemple, on ne va jamais mettre 1.200 personnes dans un Airbus, mais on peut imaginer ce scénario-là pour voir quelles pièces seront les plus fragiles si on fait décoller l’avion. C’est une espèce de simulation.
En entreprise, l’ironie est dévastatrice. Se moquer de quelqu’un devant ses collègues, c’est dévastateur.
Dans cette mécanique, peut-on imaginer un scénario où la Russie envahit un des pays membres de l’Otan?
On doit! On est déjà un pas plus loin. Rien que le fait de se poser la question, c’est déjà le début de la pensée. Le pire serait de ne pas y avoir pensé. Parce que même pour les trucs les plus fous, on se dit après coup: “Finalement, ça devait arriver!” et on finit par avoir des explications. Si je vous dis maintenant: pensez-vous que, dans trois ans, il faudra payer Google pour utiliser son moteur de recherche? A priori, il n’y a pas de raison que la situation actuelle change et la réponse sera plutôt non. Par contre, si je vous dis que je suis un devin et qu’il est certain que Google, en 2025, vous fera payer pour utiliser son moteur de recherche, vous allez voir que des idées vont commencer à apparaître pour expliquer comment c’est arrivé. On va trouver des raisons à ce qui paraissait au début improbable.
Cette mécanique intellectuelle-là, les patrons doivent l’avoir davantage?
Ah, oui! C’est la mécanique du cygne noir. Le philosophe d’entreprise amène le patron dans des zones inhabituelles de la pensée. Attention, il ne s’agit pas de penser à sa place, mais de lui montrer comment on pense. Le philosophe ne dit pas au patron ce qu’il doit faire. Il clarifie. C’est ça, l’essentiel de mon métier.
Vous n’arrivez jamais avec des livres de philosophie sous le bras en disant au patron: “Vous devez lire ça, ça et ça!”
Bien sûr que non! Ça, c’est la caricature absolue! Quand je donne cours, ça peut arriver, mais en entreprise, jamais. Je n’en exprime pas le besoin. En revanche, quand un patron vient me demander un conseil de lecture à titre personnel, je le donne volontiers.
Mais aujourd’hui, quel premier conseil donneriez-vous à un patron pour guider au mieux ses équipes dans ce contexte de crises à répétition?
Il y a deux choses. La première, on en a déjà parlé, c’est préparer le patron avec la méthode des scénarios pour faire face à l’incertitude. La deuxième concerne toute l’énergie du travail ensemble et de la collaboration. Le grand problème du confinement et du télétravail, c’est ça: où est l’énergie? J’ai longtemps cru que le critère premier du travail que je faisais était la qualité de la discussion. J’en arrive à croire aujourd’hui que le critère premier est l’énergie de la discussion.
Dans le contexte actuel du conflit en Ukraine, recommanderiez-vous à un patron d’agir de façon très autoritaire, comme un chef de guerre, ou, au contraire, d’adopter un management beaucoup plus participatif?
Je n’ai pas envie de donner de conseil à ce niveau-là. La vraie question est: quel est le but poursuivi? Peut-être que dans certains cas, les équipes ont envie d’avoir un type qui voit clair et qui dirige de manière très directe et que dans d’autres cas, elles ont envie d’avoir quelqu’un qui les écoute et qui partage davantage. Vous savez, en philosophie, on met très souvent les extrêmes en évidence. Mais les postures extrêmes sont un peu inutiles. Il y a une autre posture qui s’appelle la pensée critique et qui consiste à accorder sa confiance avec discernement.
Avec la philosophie, peut-on imaginer des exercices très concrets pour diminuer le stress en ces temps difficiles?
Oui. C’est d’abord l’exercice de la pensée. Saint-Augustin parlait de libido sciendi, la joie de penser. Il existe un véritable plaisir du savoir, une joie d’apprendre, un plaisir de connaître. Je crois vraiment que ça existe et l’exercice, c’est la pensée. Alors il se décline de manière différente. Par exemple, moi, j’aime beaucoup approcher par les mots. Quand je fais réfléchir les gens, j’adore passer par là. Je pratique aussi beaucoup l’humour. L’humour, pas l’ironie. Parce que l’humour rapproche. Or, l’ironie éloigne. L’ironie est une arme, elle blesse. En entreprise, l’ironie est dévastatrice. Se moquer de quelqu’un devant ses collègues, c’est dévastateur. Par contre, l’humour n’a pas de projet autre que de créer l’énergie.
Au final, la grande question: la philosophie peut-elle sauver l’entreprise dans ce monde en crise?
Non. Mais elle peut être très utile. Un philosophe n’a jamais sauvé personne, mais la philosophie peut aider à penser plus. Moi, je n’aime pas penser mieux. La philosophie, c’est penser plus. Imaginer des scénarios. Prendre de la hauteur. Essayer d’être utile. C’est le “comment penser”.
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