La couleur de l’argent

HÉLÈNE DUMÉNIL devant des tableaux de Carlotta Bailly-Borg, actuellement exposée chez Ballon Rouge, en plein coeur de Bruxelles. © PH. CORNET

Ex de Sotheby’s New York, Hélène Duménil a développé le concept de galerie voyageuse. Entre la cote des jeunes plasticiens et celle des pointures internationales qui flambent, cette Franco-Bruxelloise tente un “business model” original.

Hélène Duménil, 42 ans, serait-elle la Robin(e) des Bois des plasticiens? Empruntant aux riches pour donner aux pauvres? La métaphore n’est pas complètement fausse… “C’est vrai, il y a un peu de l’idée des vases communicants dans la manière de faire circuler l’argent provenant de la vente d’art, explique la consultante en art et galeriste indépendante dont le chemin l’a menée à New York, Bâle et Istanbul pour finalement se retrouver à Bruxelles. D’un côté, je prends un pourcentage sur des oeuvres chères que j’amène à des clients collectionneurs, cherchant des choses très établies et qui déboursent quelques centaines de milliers de dollars, voire plus. Puis, il y a mon intérêt pour les artistes émergents dont les pièces se vendent à un niveau modeste.”

Entre l’artiste et moi, c’est le deal habituel: 50/50.

Dans sa galerie Ballon Rouge, en plein Bruxelles, place du Marché aux fleurs, elle présente actuellement Carlotta Bailly-Borg jusqu’au 19 février. En parallèle, les oeuvres de cette Française de Bruxelles, née en 1984, sont également présentées dans une galerie suisse, à Bâle. “Lors de mes débuts de galériste indépendante, il y a quelques années, le prix d’une toile tournait généralement autour de 800 à 1.000 euros, se souvient Hélène Duménil. Pour Carlotta, toutes ses pièces sont à 7.000 euros.”

L’adrénaline des enchères

Le business model imaginé par Hélène Duménil est tout empreint de son parcours de vie. Née dans une famille franco-canadienne confortable, Hélène Duménil baigne depuis toujours dans l’art. Son père, opérant dans les banques, est aussi collectionneur. Elle grandit en Grande-Bretagne et entame son parcours professionnel comme stagiaire à Sotheby’s New York qui est, avec Christie’s, la plus fameuse institution de vente d’art mondiale. On est à Manhattan en 2005-2006, moment pivot entre l’art moderne et l’art contemporain. “C’était l’époque où une toile de Rothko du début des années cinquante, qui était exposée dans le bureau de David Rockfeller à la Chase Manhattan, s’est vendue pour la somme de 72,8 millions de dollars”, se souvient-elle. Pas mal, pour une peinture que le célébrissime financier avait acquise au début des années 1960 pour un peu moins de 10.000 dollars… “Les salles de ventes étaient devenues le nouvel opéra, poursuit la quadra. Le seul endroit au monde où les gens, les super-riches, s’habillaient encore de manière hyper-chic. Le grand déballage de l’art contemporain… Comme lors du show de la Foire d’art de Miami de l’époque, où il était nécessaire de changer de tenue trois fois par jour pour fréquenter non pas la foire – une heure par jour – mais les endroits où il faut être vue. Cela avait très peu à voir avec l’art. Et entre Sotheby’s et Christie’s, c’était comme un match de foot: qui va gagner?” Effet du paraître et du spectacle, l’adrénaline montait avec les enchères, comme lors de la vente de Trois études de Lucian Freud, un triptyque de Francis Bacon, vendu en novembre 2013 par Christie’s pour 142 millions de dollars. Un montant qui paraît encore modeste eu égard au record toutes catégories jusqu’à aujourd’hui: en 2016, Salvator Mundi, une huile sur bois de 45 cm sur 65 signée Léonard de Vinci, atteignit un affolant 450 millions de dollars en 19 minutes.

La décennie new-yorkaise

Insatiable de connaissances, Hélène Duménil s’engage dans des études et suit un master au très privé Sotheby’s Institute. Elle y découvre un vocabulaire artistique et financier. Elle quitte ensuite la prestigieuse filière Sotheby’s et travaille chez Jack The Pelican, une galerie de Brooklyn qui rame pour trouver les 3.000 dollars de loyer mensuel. Elle passe ainsi de l’Upper East Side de Sotheby’s – l’un des quartiers les plus chers au monde – au Lower East Side, le Manhattan décati où les artistes émergents exposent. “C’est devenu mon terreau, ma fibre”, se souvient la galeriste.

Sa décennie new-yorkaise connaît la foudroyante crise de 2008 – “tout a fermé” -, ce qui l’amène à ouvrir un petit espace dans le Lower East Side. Elle commence à collectionner elle-même de nouveaux venus. “Doucement, pas d’énormes choses. L’oeuvre la plus chère était à 7.000 dollars, et je l’ai payée en trois fois. Je me souviens de tableaux de David Ostrowski que j’avais du mal à vendre pour 8.000 dollars: l’un d’entre eux a été récupéré par une grande galerie qui, deux mois plus tard, en a obtenu 250.000 dollars chez Christie’s. Ce n’était plus le monde de l’art mais celui de l’ego de l’acheteur.” On est alors loin de l’époque où Jean-Michel Basquiat survivait en étant portier du Mudd Club, à Tribeca, fin des années septante: le peintre new-yorkais, qui a connu le succès de son vivant, n’aurait pu imaginer sa délirante flambée post-mortem. Sa première oeuvre, Cadillac Moon, fut vendue en 1981 à Debbie Harry, la chanteuse de Blondie, pour… 200 dollars. Les prix sont ensuite devenus exponentiels: 1 million de dollars environ en 2002 pour l’une de ses toiles, 110 millions lorsqu’en 2017, Sotheby’s New York vend à un milliardaire japonais le tableau Untitled, peint lorsque Basquiat avait 21 ans et était très loin d’être riche.

Etablir le prix d’une oeuvre

Face à ce délire financier, Hélène Duménil a fait confiance à son instinct. Et à son compte en banque. “Je n’ai jamais fait de folie financière, dans un milieu qui en fait pas mal. Je n’utilise que l’argent que je suis capable de générer. Quand j’ai travaillé chez Sotheby’s, il y avait des visites chez des collectionneurs défunts et personne ne savait exactement ce que valaient les peintures et autres objets qui remplissaient leurs caves!” Le principe économique de Duménil est de vendre les jeunes artistes en profitant de ses connexions. Après ses séjours anglais et américains, Hélène fait un premier séjour artistique (et amoureux) à Istanbul, où elle réside en 2012-2013.

NOMADISME Hélène Duménil monte la première exposition de sa galerie Ballon Rouge en 2017 à Istanbul.
NOMADISME Hélène Duménil monte la première exposition de sa galerie Ballon Rouge en 2017 à Istanbul.© PG – ALI YAVUZ ATALAY

Dans cette bulle d’art contemporain, elle se constitue le début d’un réseau. “L’avantage du nomadisme est de pouvoir créer des choses partout. Un moment, j’ai laissé tomber l’appart très cher de New York pour un autre plus grand et nettement moins coûteux en Turquie, raconte-t-elle. Et pendant ce temps-là, j’ai commencé à faire de la consultance pour des clients fortunés: la commission dépend du prix de l’oeuvre. Si c’est en dessous de 500.000 dollars, cela peut aller jusqu’à 10%, si c’est au-dessus, cela va de 3 à 5%. Cela fait de l’argent et permet de financer une galerie où les oeuvres ne dépasseront sans doute pas les 10.000 euros. Entre l’artiste et moi, c’est le deal habituel: 50/50. Un business plan qui est un peu compliqué à vendre, même à nous-mêmes ( sourire). Avec cet objectif majeur: faire survivre ma passion. Et puis, je n’ai pas suivi la règle classique de la galerie: vivre dans un endroit, se faire un public d’acheteurs et se développer. De Sotheby’s, j’ai appris via les grands experts qu’établir le prix d’une oeuvre, c’est beaucoup plus instinctif que mathématique et ordonné. Reste la méthode dite de la ‘mathématique allemande’: on calcule la surface de l’oeuvre et puis on la multiplie par un coefficient: si l’artiste sort de l’école, c’est multiplié par 15, s’il a fait plusieurs expos, c’est fois 26, etc. Il y a des trames.”

Je n’ai pas suivi la règle classique de la galerie: vivre dans un endroit, se faire un public d’acheteurs et se développer.

“Le marché commence à 7.000 euros”

L’un des attouts d’Hélène Duménil tient donc à son réseau, tissé au fil des années, qui outre Bruxelles, Bâle et Istanbul déjà citées, implique d’autres ancrages européens, comme Paris et Londres. Cela signifie qu’entre cette demi-douzaine de lieux, les artistes et galeristes se font nomades. Même si chaque marché possède sa spécificité et ses tendances, parfois limitatives. Ainsi, en Turquie: “Les Turcs achètent du turc et n’ouvrent guère la porte à l’international… qui lui retourne la politesse. Comme j’ai vécu là-bas et que j’ai un enfant dont le père est turc, je suis personnellement intéressée à ce que cela fonctionne, mais c’est compliqué.”

L’originalité du business model d’Hélène Duménil repose sur le processus de l’échange: pas seulement d’oeuvres mais aussi d’organisations. Lorsque sa galerie Ballon Rouge organise l’une de ses premières expositions, Hélène invite un curateur étranger pour y dresser le couvert artistique. S’en suivront des expos dans d’autres galeries. “Aux artistes émergents, nous proposons non seulement de venir chez Ballon Rouge mais aussi d’avoir la possibilité d’exposer ailleurs. Ce qui a du poids dans un C.V. et est généralement plutôt l’apanage d’exportation des ‘grosses galeries’. Et puis, on a pu aussi entrer dans le monde des foires parce qu’on a eu beaucoup de retombées presse et qu’on changeait la donne. Tout le monde en avait marre d’un marché stagnant.”

Fondé en 2017, Ballon Rouge multiplie les “ouvertures de portes”. Duménil fait partie d’une génération de galeristes-voyageurs qui grandissent avec leurs artistes. Dont la cote boostée par des présentations dans divers territoires européens et même outre-Atlantique a parfois pris 30% d’augmentation. Certes, on est encore loin d’une histoire à la Basquiat… mais qui sait? “On est dans une époque où les prix sont à la hausse, commente Hélène Duménil. A mes débuts, on trouvait des oeuvres à 1.000-1.500 euros. Cela n’existe plus: le marché commence à 7.000. Même si on est dans un moment où il y a trop de trop . On essaye de choisir d’abord ce qui nous touche, de l’accompagner et de le vendre.”

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