Charles Michel: “L’intelligence artificielle fera émerger des jobs plus qualitatifs”

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Dans l’univers techno, le sujet de l’intelligence artificielle, qui promet de faire réaliser par la machine un nombre grandissant de tâches humaines, alimente les débats, sur fond de disparition de jobs. La France, comme l’Europe, vient de dévoiler des plans d’actions pour prendre le train en marche. Pour la première fois, notre Premier ministre, Charles Michel, a accepté de partager sa vision sur cette thématique pour ” Trends-Tendances “.

TRENDS-TENDANCES. On parle constamment de l’intelligence artificielle en ce moment et, notamment, de l’impact attendu sur les emplois et la société de manière générale. En tant que Premier ministre, cette thématique est-elle inscrite dans votre politique ?

CHARLES MICHEL. On mesure tout à fait cette révolution technologique. D’ailleurs, notre Pacte pour les investissements stratégiques comporte tout un volet ” agenda digital ” et cela comprend évidemment une série de mesures liées aux développements de l’intelligence artificielle. Un élément important, ce sont les données qui appellent des débats fondamentaux sur le plan démocratique : Comment confie-t-on l’accès aux données en permettant à la fois du développement économique, de l’innovation, de la recherche, etc., mais en tenant compte du respect de la vie privée ? Où arrête-t-on la marchandisation des données ? Il nous faut aussi porter des débats sur les questions de la responsabilité et du droit des assurances. L’intelligence artificielle permet, par exemple, l’émergence des voitures autonomes qui vont transformer nos repères classiques sur le plan des règles de droit. Autre point majeur : comment peut-on réussir à avoir, en Belgique et en Europe, des champions positionnés sur l’intelligence artificielle ? Car nous avons, en Europe, moins progressé qu’aux Etats-Unis et en Chine.

Selon vous, l’IA que l’on dit parfois destructrice d’emplois, est-elle l’ennemi de votre politique “Jobs, jobs, jobs” ?

Dans l’histoire de la vie économique, nous avons toujours été confrontés aux évolutions technologiques et il y a toujours eu deux types de réactions. Une réaction de peur et de pessimisme. Ou bien une réaction optimiste qui permet d’y voir des opportunités. Et je m’inscris dans cette deuxième vision car je suis convaincu que l’on aura besoin de nouveaux métiers et qu’ils seront rendus possibles par cette évolution. Il faut y percevoir l’opportunité de voir émerger, à l’avenir, des jobs plus qualitatifs. J’ai la conviction très forte que l’intelligence artificielle constitue une opportunité pour la qualité de vie, pour pousser la qualité de la médecine, des télécommunications et faire progresser le niveau de vie sur cette terre. L’IA peut être positive à condition que l’on prenne la mesure de cette transformation, qu’on ne la subisse pas et qu’on ait l’ambition démocratique et politique d’en faire une opportunité.

Ces jobs qualitatifs liés à l’intelligence artificielle nécessiteront de nouvelles compétences, parfois très complexes, dont tout le monde ne disposera pas…

La clé sera, plus que jamais, la formation. Il nous faudra élever le niveau de la formation, apprendre à apprendre. Il est évident qu’on ne pourra plus bâtir une carrière professionnelle comme on le faisait autrefois sur des formations à l’école, sur l’apprentissage d’un métier technique ou sur les études universitaires. Jusqu’ici, les gens se formaient autour de 20 ans et bâtissaient une carrière sur cette formation initiale. Dorénavant, la formation continuée deviendra clé. Avant, des entreprises comme Alstom que je viens de visiter se développaient avec du personnel ouvrier. Or aujourd’hui, on y trouve plus d’ingénieurs, des personnes qui travaillent dans l’innovation, par exemple pour faire baisser la consommation d’énergie des trains, pour augmenter leur sécurité et leur ponctualité, grâce à des formes d’autonomisation du pilotage et des mécanismes d’intelligence artificielle. La nature du travail du conducteur de train n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était il y a quelques décennies.

L’IA peut être positive à condition que l’on prenne la mesure de cette transformation, qu’on ne la subisse pas et qu’on ait l’ambition démocratique et politique d’en faire une opportunité.

L’inadéquation entre les jobs proposés et les profils disponibles constitue déjà un problème aujourd’hui.

C’est pour cela que la formation est absolument fondamentale. On voit très bien dans certaines régions le lien entre chômage et trop faible niveau de formation. Jusqu’ici, l’enjeu était la création d’emplois, mais on voit bien que ce qui pourrait freiner la croissance c’est la question de la formation et la difficulté qu’ont les entreprises à trouver les bonnes personnes. Un point important sera notre capacité à pouvoir orienter les formations en faisant les choix judicieux dans des offres de formations qui soient utiles et adaptées aux besoins futurs.

Quelles mesures de votre Pacte pour les investissements concerneront le domaine de l’intelligence artificielle ?

Je ne veux pas tout dévoiler, mais l’agenda digital qu’il comprendra recouvre très largement l’intelligence artificielle. On veut avoir une vision qui dépasse le cadre du prochain mois ou de la prochaine année : on veut avoir une vision jusqu’en 2030 qui va définir comment l’argent public doit être mobilisé pour qu’il soit bien dépensé. On pense bien sûr à toutes les infrastructures pour rendre le pays plus moderne, en termes énergétiques et de mobilité. Mais tout cela doit être poussé de manière transversale par la dimension digitale. Ce pacte, j’y crois beaucoup, j’en suis totalement convaincu. On veut en effet stimuler les investissements publics et privés dans l’innovation et la recherche pour faire grandir des entreprises qui vont devenir des acteurs majeurs dans ces domaines-là. Il n’y a bien sûr pas que la Belgique qui a de l’influence : l’Europe va être fondamentale pour faire bouger les lignes et implémenter un cadre plus attractif pour l’IA.

Concrètement, la Belgique peut-elle jouer un rôle ou se positionner dans cette transformation largement menée en dehors de nos frontières ?

Je le crois parce que nous avons de nombreux atouts : des universités, des centres de compétences et d’excellence qui sont reconnus pour leur expertise. Nous avons aussi pas mal d’entreprises qui ont l’ambition d’être à la pointe en matière de transformation digitale. Et la Belgique a naturellement un ancrage européen. Nous sommes un petit pays très ouvert et essayons donc d’être dans le cockpit du projet européen. Et je suis certain que tout ce que l’Europe fera de bien pour pousser l’agenda digital et l’intelligence artificielle sera bon pour la Belgique.

Nos Etats ont-ils la possibilité de rivaliser avec les géants du Net qui dépensent des milliards dans l’innovation et l’IA ?

Je voudrais faire un lien avec la fiscalité d’Internet et des grands acteurs du Web. Si on veut être naïf et penser que ces grandes entreprises américaines et asiatiques peuvent apporter de la valeur ajoutée et des bénéfices en Europe sans contribuer de manière correcte et équitable aux budgets des pays européens, alors il y a un problème. Aujourd’hui, il existe là-bas des capacités fiscales auxquelles les pays européens n’ont pas accès et qui donneraient des moyens pour stimuler l’innovation. On est aujourd’hui dans un cercle vicieux où de grandes entreprises asiatiques et américaines génèrent beaucoup de revenus en Europe avec des clients européens, mais ne paient quasi pas d’impôts en Europe à cause d’une concurrence fiscale intra-européenne. C’est du suicide fiscal ! Dès que ces entreprises qui ont beaucoup de cash repèrent une entreprise européenne en croissance et à fort potentiel… elles la rachètent. On doit recréer un écosystème et un cercle vertueux. Comme libéral, je pense que trop d’impôt tue l’impôt. Mais l’enjeu consiste à trouver le bon montant d’impôts pour avoir les moyens de financer les impulsions qu’on veut donner pour l’avenir. Et soutenir nos pôles de recherche et de développement ainsi que nos entreprises qui ont du potentiel.

Ne serait-il pas opportun de miser sur des niches d’intelligence artificielle où il y a encore une place à prendre et imaginer que la Belgique devienne un centre pointu dans les domaines juridiques et éthiques liés à l’IA par exemple ?

Je n’exclus rien. Etant juriste de formation et avocat au départ, j’ai mesuré ce que l’IA représente en matières juridique, éthique, philosophique et de responsabilité. Je pense que nous serons confrontés à la ” digital-éthique “. Ce sera un vrai thème de société pour le débat démocratique et la société dans les années à venir. Ce que vous évoquez pourrait être une possibilité, mais on ne doit pas, comme gouvernement, vouloir sélectionner nous-mêmes les niches dans lesquelles la Belgique doit se déployer. Il faut donner de l’autonomie aux universités, aux pôles de recherche et aux entreprises pour développer leurs propres niches et expertises. Et voir ce qui émerge…

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