L’étoffe des Morozov

Maurice Denis, "L'Histoire de Psyche", 1908-1909. © photos: pg / Fondation Louis Vuitton

La Fondation Louis Vuitton, à Paris, rassemble 250 toiles de maîtres de l’art moderne. Une collection unique au monde glanée par des industriels qui ont fait fortune sous le régime tsariste. Leur destin fut flamboyant, démesuré, tragique. Un vrai roman russe…

Dans l’industrie du cinéma, on les appelle des sequels. Des suites de films à succès, façon Marvel, qui cartonnent au box-office. La formule ne se limite plus aux salles de cinéma. Cinq ans après l’exposition parisienne consacrée à la collection de Sergueï Chtchoukine qui a battu des records de fréquentation avec 1,3 million de visiteurs, la Fondation Louis Vuitton à Paris revient en force avec la collection des frères Morozov. “Encore plus fort, encore plus fastueux!” pourrait être le titre de l’affiche si Vuitton n’était pas Vuitton… Le coût de cette superproduction demeure secret mais la seule prise en charge de la prime d’assurance serait à l’origine d’un chèque à six chiffres afin de couvrir la valeur des oeuvres estimée à plusieurs milliards d’euros. Le spectacle rassemble 250 toiles de maîtres impressionnistes et post-impressionnistes inédites ou rarement vues de ce côté-ci de la Volga. Renoir, Sisley, Degas, Pissaro, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Munch… Un casting de poids qui occupe l’essentiel du vaisseau de verre conçu par l’architecte Frank Gehry dans le cossu 16e arrondissement. La plupart des salles ont été réquisitionnées en prévision de l’affluence du public. La taille monumentale de certains panneaux et polyptyques, comme la série des “Psyché” du peintre symboliste Maurice Denis, explique l’ampleur de l’opération qui se déploie sur quatre niveaux. Comme pour le premier opus, Anne Baldassari, déjà curatrice de l’exposition Chtchoukine, est à nouveau impliquée dans “la saison 2” que seule une Fondation d’entreprise privée, celle de Bernard Arnault, était visiblement en mesure de se payer…

Faire sortir ces oeuvres de Russie était a priori mission impossible. Les voilà à Paris après quatre ans de transactions au plus haut sommet de l’Etat.

La fibre entrepreneuriale

Si l’on peut parler de prolongement entre les deux événements, c’est que les similitudes abondent. La bouillonnante scène artistique française qui surgit à la fin du 19e siècle fascine aussi bien Sergueï Chtchoukine (1854-1936) que les frères Morozov. Mikhaïl naît en 1870. Ivan, un an plus tard. Tous vibrent à l’unisson devant les aplats lumineux de Matisse, s’émerveillent d’un même regard du génie protéiforme de Picasso, achètent à tour de bras les toiles de ces trublions de l’art moderne honnis des cercles académiques. Les deux familles de collectionneurs ont en commun d’appartenir au sérail de la haute société moscovite qui a fait fortune dans l’industrie textile. Mikhaïl et Ivan Morozov sont riches, immensément riches. Ils doivent leur bonne étoile à leur grand-père, Savva Vassilievitch Morozov, un homme simple et quasi analphabète, issu des faubourgs de Moscou et qui, au tournant du 18e siècle, va échapper à son destin social.

Valentin Serov,
Valentin Serov, “Portrait d’Ivan Abramovitch Morozov”, 1910.© photos: pg / Fondation Louis Vuitton

Mécènes et philanthropes

La saga mérite un détour en calèche… Le patriarche donc, sans qui rien ne serait advenu, est au départ un modeste paysan qui travaille sous la servitude du comte Nikolaï Rioumine. Il se découvre une fibre entrepreneuriale en devenant tisserand. L’homme comprend vite l’intérêt de sa reconversion. En 1797, il épouse la fille d’un maître teinturier et transforme son modeste comptoir en une petite fabrique. Spécialisé dans la fabrication de soierie qui flatte le beau monde, Savva Vassilievitch Morozov se mue en un marchand respectable. Fraîchement nanti, il peut enfin s’affranchir de son statut de serf. En 1821, il rachète sa liberté et, ironie suprême, acquiert deux ans plus tard une parcelle à son ancien maître et propriétaire foncier… Le terrain lui sert à construire une nouvelle manufacture qui lui permettra d’étendre ensuite ses activités à Moscou… Pour l’homme de peu qu’il a été, ce n’est pas rien. Prendre ses quartiers dans le centre économique de l’Empire est une revanche sur le passé et le signe d’une irrésistible ascension. D’autant que le sens des affaires est (parfois) héréditaire. Il y a d’abord le fils Timofeï: décidé à intensifier l’activité hautement lucrative, celui-ci est à l’origine d’un complexe de filage et de tissage de 150 hectares desservi par sa propre ligne de chemin de fer. Puis Savva Timofeievicth Morozov qui devient, à 24 ans à peine, l’actionnaire principal de “Savva Morozov, Fils et Compagnie”. En 1890, le groupe emploie 39.000 ouvriers pour un chiffre d’affaires de 100 millions de roubles. Les tissus Morozov s’exportent jusqu’en Chine et en Iran.

Les futurs collectionneurs d’art moderne – on y vient! – constituent la troisième génération de la dynastie. Mikhaïl est historien et philologue. Ivan, diplômé de l’école polytechnique de Zurich. Ces deux têtes bien faites travaillent aux côtés de leur père, neveu du flamboyant Timofeï, à la tête de la manufacture de Tver, l’une des filiales du groupe. Mais le paternel ne se révèle pas à la hauteur de la tâche. Miné par des problèmes de santé, il confie l’administration et la gestion de la société à Varvara, épouse et mère de ses enfants. Une peinture de la dirigeante réputée austère trône dans la première salle de l’exposition parisienne. On a du mal à imaginer la jeune femme à la tête d’un bataillon de 17.000 employés, tenant tête à ses fournisseurs, passant au crible les bilans comptables. Comme de la voir en philanthrope progressiste. Ses convictions l’ont pourtant poussée à financer à tour de bras écoles d’art et hôpitaux.

Auguste Renoir,
Auguste Renoir, “Portrait de Jeanne Samary”, 1877.© photos: pg / Fondation Louis Vuitton

Artistes et intellectuels

Des décideurs, des artistes et des intellectuels moscovites font aussi partie de l’entourage des Morozov. La galerie de peintures à l’entrée de la Fondation Louis Vuitton laisse entrevoir quelques membres éminents de ce cercle fréquenté par Tchekhov. Il y a le peintre et décorateur de théâtre Alexandre Golovine, le paysagiste Ilya Ostroukhov, le magnat du textile Sergueï Chtchoukine – clin d’oeil à l’exposition passée – ou le galeriste Pavel Tretiakov, richissime collectionneur d’art et mécène. Quant à Mikhaïl, il a été immortalisé en 1902 par Valentin Serov sous les traits peu amènes d’un notable au crâne dégarni et à l’embonpoint assumé. Il n’a que 32 ans, on lui en donne 15 de plus. Trop de fêtes, trop de cigares, trop de plaisir. Il décédera l’année suivante d’une crise cardiaque. Le frère cadet Ivan n’est pas absent du trombinoscope. On découvre sa carrure imposante, assis devant une nature morte de Matisse. Cet ensemble de toiles offre un précieux portrait de groupe tout en retenue mais au style parfois académique. C’est dire si la salle suivante est un choc esthétique. Elle correspond aux premières acquisitions par le duo de toiles impressionnistes qui sortent à peine du purgatoire critique. Le bal s’ouvre avec un sublime Renoir. Un lumineux portrait en buste de la comédienne de théâtre Jeanne Samary, éclatant de fuchsia et de sensualité. La vie et rien d’autre.

Goûts éclectiques

Entre 1900 et 1913, les frères vont mettre la main sur quantité d’oeuvres de Pissaro, Manet ou Toulouse-Lautrec. Ils ne résistent pas à ces scènes de bistrot ou de cabaret. Elles dressent un Paris canaille qui devait paraître bien exotique aux yeux des frangins. Picasso fait son apparition dans leur inventaire avec Les saltimbanques premier tableau du peintre à entrer en Russie. Leurs goûts sont éclectiques. Entre 1910-1912, Ivan commande cinq panneaux monumentaux à Pierre Bonnard. L’éminent coloriste influencé par les perspectives tronquées d’Hiroshige a été choisi par le mécène pour décorer le grand escalier de son hôtel particulier. Il s’agit d’un ensemble de paysages méditerranéens qui évoluent au fil des saisons. Une expérience immersive comme on dirait aujourd’hui.

Vincent van Gogh,
Vincent van Gogh, “La Ronde des prisonniers”, 1890.© photos: pg / Fondation Louis Vuitton

La nature est omniprésente dans leur choix. Les impressionnistes sont les maîtres absolus des ombres rafraîchissantes, du bonheur sous la tonnelle, des moments de grâce dans les champs de coquelicots. Mais Monet n’est peut-être jamais aussi grand que lorsqu’il peint le boulevard des Capucines sous la lumière automnale et immense quand il restitue à la limite de l’abstraction l’inquiétant brouillard londonien. Les Morozov qui ne se limitent pas au pittoresque l’ont bien compris. Leur éclectisme est étonnant. Les visions panthéistes de Ker-Xavier Roussel, les paysages inquiets d’Albert Marquet, l’expressionisme de Munch, tout les séduit. Entre 1907 et 1910, Ivan réunit 11 tableaux de la période tahitienne de Paul Gauguin qui a fui le monde occidental. Le travail de Paul Cézanne n’échappe pas non plus à l’oeil affûté d’Ivan qui fait preuve d’un insatiable appétit pictural depuis la mort de son frère aîné. En moins de cinq ans, l’homme d’affaires, conseillé par le marchand d’art Ambroise Vollard, se procure 18 toiles du peintre, principalement des paysages, dont plusieurs vues, fameuses, de la montagne Sainte-Victoire. Le traitement était audacieux pour l’époque. Mais aujourd’hui qu’en penser? En longeant les cimaises de l’exposition, le spectateur actuel aura peut-être le sentiment d’être en territoire conquis tant les grands noms de l’art moderne ont envahi les musées du monde entier. Il n’est pas toujours facile de se replacer dans le contexte de l’époque d’autant que les Morozov ont la réputation d’être moins audacieux que Sergueï Chtchoukine. Vraiment? C’est pourtant eux qui acquièrent La ronde des prisonniers de Van Gogh, une toile hallucinante, radicale, oppressante, exposée seule dans une antichambre de la fondation.

L’épreuve de l’exil

Au total, ce sont plus de 450 oeuvres que les Morozov vont se procurer durant leur vie. Qui ne sera plus un long fleuve tranquille à partir de 1917. Arrivant au pouvoir, les bolcheviks nationalisent les collections qui deviennent propriété d’Etat. C’est en tant que spectateur et directeur adjoint du nouveau Musée national de l’art moderne qu’Ivan Morozov peut désormais contempler ses chefs-d’oeuvre… Tout le pousse à l’exil. En 1919, il gagne la Suisse, Paris puis Carlsbad où il décède d’une crise cardiaque à l’âge de 49 ans. Aujourd’hui, l’essentiel des oeuvres sont conservées par le Musée Pouchkine à Moscou et le Musée de l’Ermitage à Saint- Pétersbourg. Les faire sortir de Russie était a priori mission impossible. Après quatre ans de transactions au plus haut sommet de l’Etat, de frais de restaurations pris en charge par la fondation Vuitton, les voilà à Paris. Le soft power a du bon.

LA COLLECTION MOROZOV. ICÔNES DE L’ART MODERNE Jusqu’au 22 février 2022. www.fondationlouisvuitton.fr

Pierre Bonnard, partie du triptyque
Pierre Bonnard, partie du triptyque “La Méditerranée”, 1911.© photos: pg / Fondation Louis Vuitton

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