L’essence du merci

Delphine de Vigan, " Les gratitudes ", éditions JC Lattès, 192 pages, 17 euros.

“Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois dans votre vie vous aviez réellement dit merci ? Un vrai merci. L’expression de votre gratitude, de votre reconnaissance, de votre dette. ” Marie se pose cette question depuis la toute récente mort de Michka. Les gratitudes, le nouveau roman de Delphine de Vigan (D’après une histoire vraie, prix Renaudot 2015), revient sur les derniers mois de celle qui fut sa mère de coeur. Gagnée par la confusion et les vertiges, la dame est contrainte de rejoindre une maison de retraite. C’est là qu’elle trouve en Jérôme, son orthophoniste, un nouveau secours et ultime confident. Car Michka perd l’usage de la parole. Elle qui fut une femme engagée et libre toute sa vie se retrouve dépendante pour la première fois. Marie et Jérôme l’accompagnent dans un voyage dont elle sait qu’il sera le dernier.

Ne rien céder. Pas une syllabe, pas une consonne. Sans le langage, que reste-t-il ?

Troubles confidences

Pour Michka, la vie est aussi une question sensorielle. ” Quand je m’imagine vieille, vraiment vieille, quand j’essaie de me projeter dans 40 ou 50 ans, ce qui me paraît le plus douloureux, le plus insoutenable, c’est l’idée que plus personne ne me touche. La disparition progressive ou brutale du contact physique. ” Marie serre dès lors la petite vieille dans ses bras, pour en retenir odeur et texture. Face au mutisme progressif de sa patiente, Jérôme, lui, comprend l’essence même de sa fonction : ” Je travaille avec les mots et avec le silence. Les non-dits. Je travaille avec la honte, le secret, les regrets. Je travaille avec l’absence, les souvenirs disparus, et ceux qui ressurgissent, au détour d’un prénom, d’une image, d’un mot. Je travaille avec les douleurs d’hier et celles d’aujourd’hui. Les confidences “. Celles de Michka sont troubles. Dans sa bouche, les mots prennent de drôles de formes. Dans sa tête, les mirages sont les vestiges de souvenirs sombres, liés à une enfance détruite par la guerre. Michka mène son dernier combat – celui de dire merci à ceux qui l’ont sauvée.

Delphine de Vigan poursuit elle aussi sa propre quête, veillant à explorer les liens entre les êtres et les lois souterraines qui les régissent. Dans Les Loyautés (2018), les relations se révélaient ambivalentes : ” La loyauté nous construit comme elle peut nous enfermer. La gratitude se montre plus positive, c’est pourquoi ce roman s’avère plus doux, analyse la romancière lors de son passage à Bruxelles. J’aimais l’idée que ce ne sont pas toujours les liens du sang qui nous constituent. Entre Michka et Marie, cela s’est passé autrement. Je voulais aussi montrer une relation se construisant dans le présent de la narration. Entre Michka et Jérôme, cela va au-delà de l’utilitaire. ”

Urgence et tendresse

Les gratitudes porte dans ses pages aussi une urgence, celle de Michka : ” Elle sent qu’elle perd le langage, la seule manière d’exprimer sa gratitude. Elle reste largement lucide et un sentiment d’inutilité la gagne. Je pense que c’est une question importante dans une société qui nous contraint à la performance et à la rentabilité “. A la complexité des relations humaines, de ce triangle tendre qui se construit petit à petit, Delphine de Vigan oppose un style épuré – ” un travail plus qu’une violence “. ” Il fallait une syntaxe assez simple pour faire entendre les hésitations de Michka. Je ne voulais pas que ça soit trop démonstratif. Je voulais aborder cette histoire de manière la plus sensitive qui soit, le plus grand par le plus petit. ”

C’est une profonde tendresse qui nous enrobe à la lecture de ce roman qui évite la niaiserie et semble vouloir toucher au coeur de ce qui nous lie et nous bâtit. Delphine de Vigan réussit par son travail de l’épure à révéler un certain essentiel. Des pages qui émeuvent et font du bien.

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