L’aéronautique se bat pour conserver ses talents

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Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

Alors que toute l’industrie se bat pour attirer les profils techniques et scientifiques, l’aéronautique tourne encore au ralenti et craint une fuite des talents. Les responsables RH de Safran en discutent pour “Trends-Tendances” avec les dirigeantes du Forem et de la fédération Agoria.

Cinquante postes en panne de recrutement mais aussi des équipes opérationnelles touchées par 15 à 20% de chômage corona, la situation chez Safran Aero Boosters illustre le paradoxe de l’industrie aéronautique. Le secteur tourne au ralenti en raison de la pandémie, qui a considérablement réduit le volume des vols aériens, et cela devrait, craint-on à Herstal, durer encore deux à trois ans. Mais il doit aussi préparer l’avenir, tenter d’avancer vers l’aviation décarbonée et pour cela, il a besoin d’ingénieurs et de techniciens créatifs dans ses bureaux d’étude.

Cette double temporalité est particulièrement compliquée à gérer pour les services de ressources humaines: comment conserver aujourd’hui la main-d’oeuvre dont on aura besoin demain? C’est d’autant plus compliqué que d’autres secteurs repartent beaucoup plus vite. “L’industrie va créer 16 emplois/jour ouvrable au cours des 10 prochaines années, lâche Clarisse Ramakers, directrice d’Agoria-Wallonie, la fédération de l’industrie technologique. Cela représente un total de 40.000 postes, en plus du remplacement des départs naturels.” Un fameux défi quand on sait qu’il y a déjà aujourd’hui… 15.600 postes vacants dans l’industrie belge.

La première étape serait modestement d’essayer de réussir à conserver les équipes en place. Agoria demande à cette fin la prolongation du chômage corona ou, à tout le moins, l’organisation d’une formule souple de chômage temporaire pour les secteurs qui, comme l’aéronautique, ne repartiront pas tout de suite à plein régime. “C’est nécessaire pour réussir une sortie de crise en douceur, précise-t-elle. Il faut aider l’aéronautique à conserver le personnel formé, qui va lui permettre de se relancer ensuite.” Ce chômage corona n’est pas forcément synonyme d’inactivité. Safran Aero Boosters a ainsi mis en place, avec le centre de compétence Technifutur, des plans de formation pour préparer ses travailleurs, mis en arrêt forcé, aux tâches de demain. “Nous avons ainsi proposé plusieurs milliers d’heures de formation axées sur les métiers du futur, explique Joseph Geuzaine, directeur des ressources humaines. C’est très utile mais aussi très difficile à organiser.”

Marie-Kristine Vanbockestal (Forem)
Marie-Kristine Vanbockestal (Forem)© ©Sierakowski Frédéric
La formation joue un rôle fondamental mais, face à un tel défi, la qualification de la main-d’oeuvre ne suffira pas.” – Marie-Kristine Vanbockestal (Forem)

71% des entreprises veulent embaucher

Même si cette opération de préservation des talents réussit, il faudra aller au-delà pour étoffer les effectifs dans un marché de l’emploi, déjà tendu pour les profils technologiques recherchés dans ce type d’industrie. Le Forem a anticipé la question en lançant dès juin 2020 une vaste étude sur les besoins de recrutement à venir des entreprises aéronautiques wallonnes. Il s’avère que 71% des employeurs envisagent de recruter en 2022, ce qui ferait un total de 176 embauches de techniciens de maintenance, d’ingénieurs, de responsables contrôle-qualité, de dessinateurs de produits aéronautiques, etc. Ces compétences ne se trouvent pas facilement sur le marché du travail, malgré les quelque 46 formations en lien avec l’aéronautique organisées par le Forem.

Safran Aero Boosters tente de compenser par de la mobilité interne, ainsi qu’un travail de reconversion. “Les sections d’usinage dans les écoles techniques ne sont guère fréquentées, constate Aurélie Humblet, coordinatrice RH de l’entreprise. Mais nous parvenons à attirer des travailleurs en processus de reconversion et qui sont notamment intéressés par des formations en alternance.” Le problème, c’est que plus les exigences techniques sont élevées, plus les formations sont longues. Et comme tout le monde est, peu ou prou, à la recherche des mêmes profils, le risque est réel de voir des personnes abandonner en cours de route car ils ont décroché un contrat de travail ailleurs. “Former un tuyauteur industriel prend neuf mois, ajoute Clarisse Ramakers. Un bon ouvrier recevra des offres d’emploi pendant cette période, il faut pouvoir le convaincre de l’intérêt du job qu’il pourra avoir en allant au terme de sa formation.” Le Forem a initié une “recherche-action”, à travers laquelle on essaie de cerner au plus près les besoins des travailleurs du secteur aéronautique. “Cette approche devrait aider à proposer des formations en phase avec les attentes du terrain en termes de développement de compétences, dit l’administratrice générale du Forem, Marie-Kristine Vanbockestal. L’adhésion aux plans de formation n’en sera que plus grande par la suite.”

Clarisse Ramakers (Agoria-Wallonie)
Clarisse Ramakers (Agoria-Wallonie)© ©Sierakowski Frédéric
L’industrie va créer 16 emplois/jour ouvrable au cours des 10 prochaines années.” – Clarisse Ramakers (Agoria-Wallonie)

Eveiller aux technologies dès l’école primaire

Le Forem a déjà développé 131 filières de formation (soit plus du tiers de son offre totale), concernant des métiers relevant d’Agoria. “La formation joue évidemment un rôle fondamental mais face à un tel défi la qualification de la main-d’oeuvre ne suffira pas, estime toutefois Marie- Kristine Vanbockestal. Mais quand le marché de l’emploi est grippé, les facteurs explicatifs sont multiples et il faut actionner plusieurs leviers pour y remédier.” Tous les intervenants s’accordent: il faut agir en amont, susciter des vocations pour l’aéronautique en particulier, pour les métiers techniques ou scientifiques en général. Cela peut commencer dès l’école primaire. Des initiatives originales existent comme le projet MyMachine, porté à Herstal et dans les communes voisines par l’ASBL Basse Meuse Développement: des enfants de primaire imaginent la machine de leurs rêves, des étudiants du supérieur la conçoivent et la dessinent, des élèves du secondaire technique réalisent un prototype. “C’est très bien mais il ne faut pas se limiter à des activités parascolaires et, au contraire, intégrer l’éveil aux technologies dans tous les cours, estime Clarisse Ramakers. Quand on parvient à apporter un ancrage technologique dans un cours d’histoire, de géographie ou de math, c’est tout un état d’esprit que l’on change. Les métiers scientifiques ne sont pas encore assez visibles pour les enfants.”

Après, il faut entretenir cet éveil technologique, à mesure que les élèves orientent leur parcours d’apprentissage. Et là, une interrogation demeure: pourquoi, dans une Région wallonne où le taux d’emploi plafonne à 59,2%, soit 10 points en dessous de celui de la Flandre, les jeunes sont-ils si peu nombreux à opter pour ces filières qui conduisent avec une quasi-certitude vers des emplois? Une enquête menée par le Forem auprès des jeunes souligne ici le poids de l’entourage familial, des stéréotypes de genre (ces filières attirent beaucoup moins de filles) et des “idées reçues” quant à la difficulté des études. “On retrouve les mêmes freins depuis des années, constate Marie-Kristine Vanbockestal. La nouveauté, c’est une recherche de sens à travers la carrière professionnelle.”

Les boosters produits par Safran se retrouvent dans les moteurs de la plupart des avions civils à travers le monde. Celui-ci est destiné à un 747. Il est fabriqué essentiellement à partir de titane, un métal qui ne semble pas subir de pénurie pour l'instant. Une ombre pèse toutefois sur l'approvisionnement: le principal fournisseur de titane est la Russie...
Les boosters produits par Safran se retrouvent dans les moteurs de la plupart des avions civils à travers le monde. Celui-ci est destiné à un 747. Il est fabriqué essentiellement à partir de titane, un métal qui ne semble pas subir de pénurie pour l’instant. Une ombre pèse toutefois sur l’approvisionnement: le principal fournisseur de titane est la Russie…© ©Sierakowski Frédéric

Le défi climatique suscite des vocations

Cette nouveauté peut changer le regard vers ces filières de formation: les réponses aux préoccupations environnementales et sanitaires d’une grande partie de la jeunesse impliquent en effet un savoir-faire technologique. “L’aviation décarbonée ou les moteurs à hydrogène, c’est dans les centres de recherche d’entreprises telles que Safran Aero Boosters qu’on y travaille, insiste Clarisse Ramakers. Un secteur comme l’aéronautique peut aussi être un véritable levier vers la transition. Je crois qu’il faut ouvrir l’esprit des jeunes sur cette approche, sur la recherche de solutions.”

Rappelons à ce propos que l’entreprise a initié l’an dernier, avec l’appui de la SRIW et de la SFPI (les bras financiers de la Wallonie et de l’Etat belge), l’implantation en région liégeoise d’un centre d’essai des compresseurs du futur, en vue de réduire l’impact environnemental de l’aviation. Cet investissement de 50 millions d’euros pourrait, à terme, servir également à tester les technologies environnementales de rupture dans d’autres secteurs. “Globalement, 200 personnes chez nous ont une activité en lien direct ou indirect avec les développements du futur de l’aviation”, précise Joseph Geuzaine. Safran Aero Boosters emploie 1.300 personnes à Herstal et consacre environ 15% de son chiffre d’affaires à la R&D.

Joseph Geuzaine (DRH Safran Aero Boosters)
Joseph Geuzaine (DRH Safran Aero Boosters)© ©Sierakowski Frédéric
Chez nous, sur 1.300 personnes, 200 ont une activité en lien avec les développements du futur de l’aviation.” – Joseph Geuzaine (DRH Safran Aero Boosters)

L’une des clés, c’est de parvenir à faire franchir les portes de ces grandes usines aux adolescents. Ils découvriront alors un monde très éloigné des images encore véhiculées à propos de l’industrie. “Quand je visite les entreprises, je suis toujours impressionnée de voir comme tout est propre et bien rangé, confie Clarisse Ramakers. Nous sommes vraiment très loin des ateliers des Temps modernes de Charlie Chaplin. Les travailleurs sont responsabilisés et cela fait gagner en sécurité comme en efficacité.” Illustration avec la visite d’une ligne de production de redresseurs (l’un des éléments des fameux boosters) chez Safran-Herstal: les installations sont flexibles, pour adapter les redresseurs aux besoins des différents types d’avion, et les travailleurs passent d’une machine à l’autre, essentiellement via des commandes numériques. “Ce fut un changement de mentalité pour les opérateurs, dit Joseph Geuzaine. Ils ne sont plus chacun devant ‘leur’ machine mais ils fonctionnent en équipe, avec des objectifs de production de redresseurs à atteindre ensemble.” A nouveau, nous sommes bien loin des clichés du travail industriel à la chaîne. De quoi, peut-être, attirer jeunes et moins jeunes vers cette cinquantaine de postes vacants dans l’entreprise.

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