” Je suis le premier VRP de Total “

© BELGAIMAGE / THOMAS PADILLA

Le 20 octobre 2014, un tragique accident d’avion coûtait la vie au PDG de Total Christophe de Margerie. Deux jours plus tard, le conseil d’administration nommait Patrick Pouyanné à la direction du groupe. Ses bons résultats à la tête de la branche raffinage-chimie le désignaient comme l’homme de la situation.

Qu’est-ce qui change quand on devient patron ? ” Tout ! , s’exclame Patrick Pouyanné. Tout à coup, vous êtes pleinement en charge. L’intérêt de l’entreprise était déjà primordial, mais il le devient encore plus. Vous vous posez très vite la question de la direction dans laquelle emmener l’entreprise. Vous devez porter une vision. L’horizon de temps n’est plus le même : il faut s’extraire du court terme qui vous accapare et se projeter sur le long terme. L’autre changement, c’est que vous n’êtes plus ” normal “, dans le sens où le regard des autres sur vous n’est plus le même. En interne, on attend de vous des réponses à toutes les questions. A l’extérieur, vous avez une responsabilité, celle d’incarner l’entreprise. ”

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Avez-vous eu des difficultés à faire appliquer vos décisions ?

Patrick Pouyanné Dans un groupe comme le nôtre, quand vous donnez une impulsion, elle est suivie… au-delà même de vos attentes ! Quand le capitaine du paquebot fixe le cap, l’organisation derrière est extrêmement puissante et efficace. C’est cela notamment qui fait le succès de Total.

Est-ce qu’on ne risque pas de se couper des autres, de vivre dans une bulle ?

Il faut être conscient du risque d’isolement, trouver des vigies dans le système capables de vous interpeller et se construire un réseau de capteurs, en interne comme en externe. Il faut aussi savoir écouter, rester ouvert à la discussion et reconnaître que l’on peut se tromper.

En arrivant à la tête d’un groupe comme Total, on est aussi projeté sur la scène géopolitique mondiale…

Oui. Dès les premiers jours, j’ai ressenti un vrai respect de nos interlocuteurs politiques en France et à l’étranger vis-à-vis, non pas du patron, mais de l’entreprise Total. Nous sommes souvent un partenaire majeur pour l’économie de ces pays. Le rôle du patron, c’est ensuite de construire une relation plus personnelle avec chaque leader au fil du temps.

Cela implique énormément de déplacements…

Je suis le premier VRP de Total ! Cette fonction commerciale est essentielle quand vous dirigez un groupe comme le nôtre. Les contrats que nous signons, nous les remportons aussi parce que je prends le temps de me déplacer dans les pays, et d’accepter les contraintes que cela implique. Décider de l’allocation de son temps, c’est un travail crucial dans cette position car le temps du patron est le bien le plus rare et précieux !

Vous donnez l’impression de prendre les décisions très rapidement…

Une décision peut être prise rapidement car elle s’appuie sur des convictions qui, elles, ont mûri plus lentement à force d’expériences, de succès et d’échecs. Mais une fois que l’on est convaincu, l’exécution doit aller très vite. C’était le cas pour Maersk Oil, que nous avons décidé d’acquérir l’été dernier. Quand une idée est bonne, il ne faut pas la laisser s’échapper.

Mais il faut aussi savoir déléguer. Sur quelles tâches vous concentrez-vous ?

On peut déléguer l’exécution mais pas l’allocation du capital. Le choix des investissements relève de la responsabilité du dirigeant. J’ai appris cela de Thierry Desmarest. C’est d’autant plus le cas dans une activité où vous ne contrôlez pas le prix de vos produits, le pétrole et le gaz. Il faut donc exceller dans ce que vous contrôlez : la sécurité, la discipline en matière de coûts et l’excellence opérationnelle, c’est l’affaire des équipes, l’allocation du capital financier ou humain, c’est celle des dirigeants.

Qu’est-ce qui a changé dans votre façon de diriger depuis trois ans et demi ?

J’ai tiré des convictions fortes de cette période délicate sur le plan économique. Je suis désormais convaincu que la taille est cruciale dans notre secteur car elle permet en particulier d’encaisser les chocs. Etre intégré sur toute la chaîne de valeurs est également essentiel et c’est cette stratégie que nous développons désormais sur le gaz. Pouvoir agir à contre-cycle est capital et un bilan solide permet de saisir les opportunités de croissance lorsqu’elles se présentent.

Quelles ont été les décisions les plus difficiles à prendre ?

Sans hésitation, celles qui concernent le choix des hommes et des femmes. Le renouvellement du comité exécutif, en 2016, était nécessaire dans l’intérêt de l’entreprise, pour donner une cohésion et créer un consensus sur la stratégie. C’est difficile car il y a forcément un aspect émotionnel lorsqu’il s’agit de personnes. Mais c’était indispensable, c’était un sujet qu’il ne fallait pas laisser traîner.

Le cap du paquebot a-t-il changé ?

Je suis arrivé à la tête du groupe au moment où le prix du baril s’effondrait. On sortait de 10 années relativement faciles. Il y avait plus d’argent disponible que de projets dans lesquels investir ! Tout à coup, il a fallu revenir aux fondamentaux de la gestion d’une activité de matières premières, se réhabituer collectivement. Cette période de réadaptation est maintenant derrière nous et je suis fier de pouvoir dire que nous sortons plus forts de cette période délicate.

En février dernier, le conseil d’administration a ainsi pu fixer la feuille de route en termes d’allocation du cash-flow en donnant des objectifs précis pour les investissements qui sont notre priorité pour développer le groupe, puis les dividendes, l’endettement pour disposer d’un bilan solide, et enfin le partage du surplus en cas de prix élevés via le rachat d’actions. Notre cadre de travail est désormais fixé pour les prochaines années.

Vous avez dit que Thierry Desmarest avait créé le groupe, que Christophe de Margerie lui avait donné sa plénitude et la reconnaissance extérieure. Comment voyez-vous votre propre rôle, à l’aune de vos deux prédécesseurs ?

Je veux continuer de faire grandir Total, car la taille est fondamentale dans notre activité. Et quelque part, faire la synthèse de la rigueur de gestion de Thierry Desmarest et de l’ouverture au monde prônée par Christophe de Margerie. Sur le fond, nous nous focalisons désormais sur des projets pétroliers à coûts bas résilients quel que soit le prix du baril, mais aussi, de plus en plus, sur le gaz. Je suis convaincu que le gaz jouera un rôle central aussi bien dans l’évolution de nos marchés qu’en matière d’enjeu climatique ces prochaines années. Nous ne voulons pas seulement être un producteur mais être présents sur toute la chaîne et développer de nouveaux usages.

Le projet d’ acquisition de l’activité GNL d’Engie va faire de Total un acteur majeur dans le commerce du gaz naturel liquéfié, avec 10 % d’un marché mondial en forte croissance. Cela nous conduit à nous diversifier dans l’électricité produite par le gaz, mais aussi par les énergies renouvelables.

Total a mis l’accent sur les acquisitions ces derniers mois. Cela va-t-il continuer ?

Nous investissons avant tout dans la croissance organique. Mais oui, la croissance externe est importante, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que d’ici à 2035, notre ambition est que l’ensemble des métiers bas carbone représente près de 20 % de notre portefeuille. C’est un domaine dans lequel nous avons besoin d’acquérir des actifs, et surtout des compétences à l’extérieur. Il faudra accepter de faire des erreurs car nous n’avons pas beaucoup d’expérience dans ce domaine.

Dans le pétrole et le gaz, la bonne stratégie, c’est d’investir à contre-cycle. Nous sommes passés à l’offensive en 2017 pour tirer parti du bas de cycle provoqué par la chute des cours des hydrocarbures. Cela nous a permis d’acheter Maersk Oil et les activités GNL d’Engie. Pour l’avenir, il faut rester raisonnable et opportuniste. Nous ne sommes pas pressés de faire des acquisitions car nous avons su acquérir les ressources qui nous permettent d’assurer notre croissance à environ 5 % par an pour les cinq prochaines années.

Les relations de l’Occident avec la Russie, avec l’Iran, se sont tendues. Quelles sont les conséquences pour Total qui est présent dans ces pays ?

Les propos des grands leaders de la planète sont de plus en plus belliqueux et les risques de conflit n’ont jamais été aussi proches, malheureusement. Au Moyen-Orient, les tensions sont fortes. Et dans les pays développés, la résistance à la mondialisation est montée en puissance, avec un risque de crispation et de repli sur soi. J’espère que la raison l’emportera. La Chine est en train de ressortir comme le grand vainqueur, elle en profite pour affirmer sa puissance. Ce pays est en train de passer directement du 19e au 21e siècle.

Que fera Total si Donald Trump instaure des sanctions contre l’Iran le mois prochain ?

Nous procéderons comme en 1996, en demandant aux autorités américaines une exemption spécifique pour le projet South Pars. Nous avons de solides arguments : notre projet d’exploitation de gaz offshore en Iran a été signé alors que les sanctions américaines étaient levées, le gaz ne sera pas destiné à l’exportation mais au marché domestique iranien et nous avons veillé tout particulièrement à ce qu’il n’implique aucun intérêt économique auquel auraient été liés les intérêts des gardiens de la révolution.

Si nous n’obtenions pas cette exemption, nous devrions nous retirer. Mais nous allons tout faire pour poursuivre le projet. Nous le devons à l’Iran qui nous a fait confiance. Certains considéreront cela comme un échec mais je préfère cela plutôt que d’avoir renoncé à une belle opportunité par manque d’audace.

Profil

Diplômé de l’Ecole Polytechnique et Ingénieur du corps des Mines, Patrick Pouyanné occupe de 1989 à 1996 différentes fonctions au ministère français de l’Industrie et dans des cabinets ministériels.

Janvier 1997. Il rejoint Total au sein de la branche exploration-production en tant que secrétaire général en Angola puis, en 1999, il devient représentant du groupe au Qatar.

Août 2002. Il est nommé directeur finances, économie et systèmes d’information de l’exploration-production puis, en 2006, directeur stratégie, croissance, recherche de l’exploration-production.

Janvier 2012. Patrick Pouyanné est nommé directeur général raffinage-chimie et membre du comité exécutif du groupe.

Le 22 octobre 2014, le conseil d’administration le nomme directeur général de Total et président du comité exécutif du Groupe.

Le 29 mai 2015, il est élu membre du conseil d’administration de Total.

Le 16 décembre 2015, il est nommé président du conseil d’administration de Total et directeur général.

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