Gio Ponti, retour de flamme

Au MAD de Paris, 400 pièces de design, parfois présentées au public pour la première fois. © PG

A force de ne rentrer dans aucune case, la postérité l’avait (presque) oublié. Alors que les rééditions de mobiliers qu’il a créés se multiplient, une expo rappelle avec brio combien l’architecte et designer italien Giovanni Ponti avait l’appétit insatiable. Un régal.

Tout faux. Le Corbusier, ce génie autoritaire fasciné par l’ordre qui parlait de la maison comme d’une machine à habiter, avait décidément tout faux. C’est ce qu’on se dit au gré de la formidable exposition parisienne consacrée à Giovanni, dit Gio, Ponti né à Milan en 1891. Ce designer et architecte contemporain de ” Corbu ” rallia, lui aussi, le modernisme, la pureté des lignes, le refus de l’ornement mais avec une tout autre générosité. Et le temps semble lui avoir donné raison.

Pas de répit

Pour les visiteurs du Musée des arts décoratifs (MAD) de Paris, la découverte sera sans doute totale. Apprécié des amateurs de mobilier contemporain, Ponti, disparu en 1979, demeure inconnu pour les autres. Cet accrochage devrait combler les manques et aiguiser l’appétit. Et Dieu sait si l’homme en avait ! Sa curiosité était insatiable. Du mobilier à l’architecture, de l’aquarelle à l’édition – il fonda en 1928 la revue Domus qui demeure aujourd’hui la bible du design et de l’architecture -, de la céramique à la direction artistique jusqu’aux objets ménagers, ce touche-à-tout qui élabora également des costumes pour la Scala de Milan, ne connût pas de répit.

Quarante ans après sa disparition, il laisse derrière lui une centaine de constructions, des objets à foison et de la peinture sous toutes ses formes.

Malgré sa boulimie, il prit le temps de s’interroger, développant une typologie – les meubles ” idéaires ” qui intègrent plusieurs fonctions en une – mais fuyait la théorie avec un grand T. ” Revenons à des chaises-chaises, des maisons-maisons et des objets sans étiquette, sans adjectif, des choses comme il faut, vraies, naturelles, simples et spontanées “, préconisait-il. Les murs de l’exposition reproduisent en grand des citations du maître. Mais il s’agit davantage de déclarations d’intention que de vérités assénées. Sa modestie a-t-elle payé ? On lui a parfois reproché de s’égarer. A force de ne rentrer dans aucune case, de courir tous les lièvres de la création à la fois, la postérité l’a oublié.

Table pliante Apta (1970).
Table pliante Apta (1970).© PG

Quarante ans après sa disparition, il laisse pourtant derrière lui une centaine de constructions – en Italie mais aussi en France, aux Etats-Unis, en Iran ou au Venezuela – des objets à foison, des milliers de lettres agrémentées de dessins destinées à ses proches et de la peinture sous toutes ses formes car elle était sa grande passion. Le MAD de Paris révèle une partie de ces trésors dont 400 pièces de design, présentées pour la première fois au public pour certaines.

Scènes de genres

C’est par la faïence que le diplômé de la prestigieuse école polytechnique de Milan commence sa carrière de designer. En 1923, le porcelainier Richard Ginori, sur la place depuis le 18e siècle, l’engage afin de dépoussiérer le catalogue. Mission accomplie : les silhouettes féminines alanguies que le jeune directeur artistique imagine pour les urnes du fabricant doivent plus à l’Art déco qu’à Polyclète. Mais la rupture n’est pas radicale. Richard Ginori ne fait pas partie de l’avant-garde, Ponti le sait et n’hésite pas à composer quand il le faut des scènes de genre avec son lot de volutes, d’écureuils et de naïades. Il dirige ensuite la verrerie Fontana Arte qui tourne à plein régime. En ces temps d’électrisation des foyers, la fabrication des luminaires est un business en plein développement. Pour la marque, il dessine la suspension 0024 (1933), avec ses ailettes en verre trempé, copiée sur la lampe PH (1925) du Danois Louis Poulsen.

Une carrière qui débuta  par la faïence.
Une carrière qui débuta par la faïence.© PG

Accaparé en apparence par les objets, Ponti n’en oublie pas sa formation de bâtisseur. Il a cofondé son agence d’architecture en 1921, l’année de son mariage avec Giulia Vimercati qui l’a introduit dans les milieux influents de la société milanaise. Le rôle de son épouse, mère de ses quatre enfants, est d’ailleurs brièvement évoqué dans l’exposition. Un peu trop succinctement. Sa place est pourtant primordiale… La famille Vimercati dont les origines remontent à la vieille noblesse lombarde est omniprésente dans le milieu politique, industriel et financier de l’époque. L’aïeul, le comte Alfonso Vimercati, a fondé en 1894 la Banca Commerciale Italiana qui restera longtemps l’une des plus puissantes institutions bancaires du pays.

Théière Aero (1957).
Théière Aero (1957).© PG

Fréquenter le beau monde

Grâce à sa belle-famille, Ponti tisse donc un réseau dont il sait habilement se servir. Il entre en contact au milieu des années 1920 avec le mari de sa nièce par alliance, Tony Bouilhet, l’un des héritiers de Christofle. Le futur dirigeant de l’entreprise d’orfèvrerie lui propose rapidement la direction artistique de la firme et la conception d’une luxueuse maison dans les environs de Paris. ” L’Ange volant ” (1926), comme on surnomme cette villa à deux étages, est un écho à Andrea Palladio, l’architecte renaissant dont Ponti est un fervent admirateur. Son beau-père lui confie la même année la décoration d’un appartement qu’il conçoit dans les moindres détails, du lit au service de table. Il collabore ensuite avec La Rinascente, la fameuse chaîne de grands magasins haut de gamme, propriété de la famille Borletti, intimement liée aux Vimercati. A ce niveau relationnel, ce n’est plus un carnet d’adresses, c’est un bottin mondain !

Intérieur de la villa Planchart,  à Caracas (1957).
Intérieur de la villa Planchart, à Caracas (1957).© PG

En fréquentant le beau monde, Ponti fait ses gammes dans un esprit d’élégance et de confort. Mais pas seulement. Au début des années 1930, il réalise, pour la société Fratelli, un étonnant mobilier, en loupe de noyer, destiné à une clientèle aisée. Et il faut voir comment le designer, tout en respectant l’impératif de raffinement, se lâche ! Les formes sont sculpturales, organiques, libérées de tout académisme. Un exercice de pure inventivité qu’il réédite avec brio pour le mobilier de l’université de Padoue (1934-1942).

Santé éclatante

Du côté de l’architecture, l’évolution est tout aussi manifeste. Il semble avoir tiré un trait sur les gabarits néoclassiques au profit du rationalisme. Adieu les colonnades, place aux maisons cubes ! Emancipé du passé, éloigné du courant moderniste pur et dur dont il se méfie – encore son refus de l’étiquette -, Ponti est tout simplement lui-même. Il approche les 50 ans et semble au sommet de sa carrière. Mais ce n’est rien en comparaison de la suite qui s’apparente à un feu d’artifice.

Les pépites des années 1950 illustrent à merveille l’acuité du sexagénaire capable de transfigurer l’objet le plus banal en une oeuvre d’art. Comment ne pas être émerveillé par la bien nommée Aero (1957), une théière chromée profilée comme une Lamborghini ? Comment ne pas être séduit par ses fauteuils aux formes rebondies et au piètrement pointu, typiques de l’époque qui évoquent le film Mon oncle de Jacque Tati ou la série vintage à succès Mad Men ?

Le prodige excelle dans tous les domaines. Du plus petit au plus grand. En 1960, l’Europe rêve d’implanter dans les centres villes des gratte-ciel à l’américaine pour afficher sa prospérité aux yeux du monde. Dans les faits, le Vieux Continent passe rarement à l’action. Ponti, lui, accouche à Milan de la tour Pirelli, haute de 127 mètres et 30 étages, qu’il conçoit avec l’ingénieur Pier Luigi Nervi. Le building est inauguré le 4 avril. Ceux qui rêvaient d’un parallélépipède tels qu’on en voit à Manhattan sont déçus. Ce n’est pas un Tetra Pak qui se dresse au coeur de la cité lombarde mais un prisme à six côtés. La tour Pirelli avec ses multiples facettes évoque la silhouette d’un diamant. Ponti ne fait décidément rien comme les autres.

Suspension  0024 (1933).
Suspension 0024 (1933).© PG

La prospérité d’après-guerre profite à l'” archi-designer ” par-delà les frontières. Le Venezuela, forte de ses réserves pétrolières, affiche une santé éclatante. Grâce à la revue Domus, un collectionneur fortuné de Caracas, Armando Planchart, premier représentant de la firme General Motors dans son pays, prend contact avec l’Italien pour lui commander sa future villa. La maison de 1.300 m2 qui domine les collines de la capitale vénézuélienne est achevée en 1957. Plus que l’enveloppe extérieure, c’est la beauté solaire des pièces intérieures avec leur jeu kaléidoscopique de couleurs épargnant ni les sols en marbre ni les plafonds qui emporte l’adhésion. Une irrépressible joie de vivre se dégage de l’ensemble. L’immersion chromatique sera plus totale encore avec l’aménagement intérieur de l’hôtel Parco dei Principi (1964) près de Naples. L’établissement, toujours en activité, est intégralement basé sur l’utilisation du blanc et du bleu.

Tour Pirelli,  à Milan (1960).
Tour Pirelli, à Milan (1960).© PG

Un sans faute, ou presque

Plus le designer avance en âge, plus sa production rajeunit. Le maestro affiche pas moins de 79 primavera quand sort sa table pliante Apta (1970), un modèle en formica orange, bardé de motifs géométriques, en plein dans l’esprit du moment. Difficile de croire qu’elle sort tout droit de l’imagination d’un homme né avant l’invention du cinématographe…

De ce parcours éblouissant qui couvre deux générations, peut-on parler d’un sans faute ? Presque. Le répertoire est vaste, généreux, mais ne brille pas toujours d’un même éclat. On pense aux édifices religieux de Ponti, très reconnaissables avec leurs façades écrans percées de polygones. Le geste est singulier mais le résultat manque de souffle. Le Musée d’art de Denver (1971) avec ses hautes murailles qui semblent découpées au cutter, intrigue sans émouvoir. L’institution nord-américaine fait pourtant actuellement l’objet d’un important lifting pour un coût de 150 millions de dollars. Les travaux seront achevés en 2021 pour fêter les 50 ans d’existence du bâtiment. Le début d’un nouveau culte ? On n’en finit jamais avec Ponti.

” Tutti Ponti “, jusqu’au 10 février au Musée des arts décoratifs, 107 rue de Rivoli, 75001 Paris, www.madparis.fr.

Gio Ponti,  dans son atelier,  milieu des  années 1950.
Gio Ponti, dans son atelier, milieu des années 1950.© BELGAIMAGE

Retour en grâce

L’attrait actuel pour Giovanni Ponti a des allures de retour en grâce. Au-delà de l’exposition parisienne, son travail s’offre une nouvelle visibilité grâce à de nombreuses rééditions. La dernière en date concerne le fabricant, et partenaire de l’exposition, Molteni & cie, qui ressort un ensemble de fauteuils, chaises, table, bibliothèque et tapis (prix de vente : entre 600 euros et 9.000 euros). La lampe Fato (280 euros) conçue en 1967 fait aussi son come-back chez Artemide. Et ce n’est pas le marché qui contredira ce regain d’intérêt. D’après l’index des prix calculé par le site de cotation spécialisé Artprice, un investissement de 100 dollars dans une oeuvre de Ponti réalisé en 2000 équivaut aujourd’hui à 156 euros. Voilà qui pourrait attirer les investisseurs.

Candélabre en flèche, Christofle (1928).
Candélabre en flèche, Christofle (1928).© PG

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