Paul Vacca
Eloge du livre guère épais
Parmi les prédictions concernant le livre, outre celle de sa mort programmée et certaine sous l’ère numérique, il y eut celle qui prévoyait la disparition du “gros livre”. Cette prophétie avançait auréolée de toutes les apparences du bon sens. En effet, nous tous – et notamment les plus jeunes d’entre nous – avons de moins en moins de temps pour lire, rivés que nous sommes à tous nos écrans. Alors, si toutefois l’envie nous prenait de continuer à lire des livres, ce serait pour se tourner fatalement vers des ouvrages peu chronophages. Subséquemment, les auteurs et les éditeurs s’adapteraient en ne proposant que des livres capables d’être lus dans cette économie de l’attention reléguant le “gros livre” au passé, celui des classiques qui, quoi qu’il en soit, pourraient devenir plus digestes sous forme d’extraits ou de versions allégées pour les jeunes générations.
Le récent prix Nobel de littérature nous a montré qu’un livre minuscule par la taille est à même de procurer des vertiges majuscules.
Or, un simple tour en librairie suffit pour infirmer cette prophétie. Un rapide survol des tables permet de constater que non seulement les “livres épais” n’ont pas disparu mais que la production éditoriale dans son ensemble ne tend pas vers une attrition généralisée. Globalement, on s’aperçoit que la majorité des romans et essais tournent autour des 250 pages, que les livres de plus de 400 pages ne sont pas des aberrations statistiques. Il y a toujours les “grands romans américains”, mais aussi de ce côté de l’Atlantique le prix Goncourt 2021, La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr qui ressort ces jours-ci en poche, fait 517 pages et l’un des prétendants aux prix littéraires de l’automne dernier, Le coeur ne cède pas de Grégoire Bouillier chez Flammarion, fait 912 pages. Et cela ne concerne pas seulement la “grande littérature”: les livres de genre, notamment la science-fiction ou l’heroïc fantasy, regorgent de sommes et d’épopées.
Le bon sens ne fait pas nécessairement les bonnes prophéties. Car la survivance des gros livres nous prouve que c’est précisément parce qu’on est sursollicité par des stimuli incessants et immédiats que l’on éprouve le besoin de se plonger dans une lecture au long cours, hors de toute connexion extérieure. Non, l’appétence pour les gros livres n’a pas disparu. Erreur d’appréciation donc, mais peut-être pas tout à fait dénuée d’arrière-pensées. Car derrière cette prévision, on sent évidemment poindre le sempiternel argument du déclinisme. Si le livre ne meurt pas de façon foudroyante, il déclinerait à petit feu. Le niveau général baisserait en même temps que le nombre de pages des livres, incapables que nous serions de goûter et de produire des “grands livres”. Car comment ne pas voir dans cet argument sous-jacent qu’un livre court serait par essence un livre diminué, un livre auquel il manque le souffle épique. Le chef-d’oeuvre, le livre-monde, bref, le “grand livre” se doit d’être “gros”.
Or, en littérature, “less is more” aussi. Nous savons d’expérience qu’un livre peut développer la même puissance narrative que Guerre et Paix tout en n’étant… guère épais. Tout dernièrement, Le Jeune homme d’Annie Ernaux, couronnée par le prix Nobel de littérature, nous a montré qu’un livre minuscule par la taille est à même, par la puissance de son style minimal, de procurer des vertiges majuscules. Les livres brefs peuvent tutoyer tout autant la perfection. Peut-être même sont-ils mieux armés pour l’atteindre car, comme le notait Saint-Exupéry, la perfection s’obtient non lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retirer. Guerre et Paix ou livre guère épais? Peu importe la taille du livre pourvu qu’on ait l’ivresse.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici