Des vins de fourchette
L’AOP Les Baux-de-Provence fête cette année son quart de siècle. Ce vignoble, finalement méconnu dans une région hautement touristique, est entièrement bio et aspire à produire de grands vins, de garde pour les rouges et de table pour les rosés. Ce que là-bas on appelle, non sans une pointe d’humour, des vins de fourchette…
Marcel Pagnol s’en moquait dans Jean de Florette, du nom de ce bossu mal-aimé qui rêvait de faire de l’authentique. Authentique, c’est pourtant l’adjectif qui vient à l’esprit quand on parcourt le terroir viticole des Baux-de-Provence. Déjà, l’écrin est de toute beauté. Le massif des Alpilles avec ses falaises, ses escarpements rocheux, ses cirques calcaires et, surtout, sa luminosité exceptionnelle, a inspiré quantité d’artistes. L’écrivain Frédéric Mistral parlait de lui comme d’un belvédère de gloires et de légendes. Van Gogh, interné à Saint-Rémy- de-Provence, l’a immortalisé tant de fois. C’est dans cet environnement magnifique protégé et parfumé par le mistral que fut créée en 1995 l’AOP Les Baux-de-Provence – l’aboutissement d’un long travail pour faire reconnaître à ce terroir caillouteux une richesse unique. Si les vignerons stars du coin n’ont jamais fait partie de l’AOP (Eloi Dürrbach et son mythique Domaine de Trévallon ont toutefois participé à certaines activités) ou viennent de le quitter (le domaine Hauvette), les 10 domaines constitutifs de l’AOP ont suffisamment de richesses pour qu’on s’y intéresse. L’environnement particulier qui rend l’air très salubre est du pain bénit pour la viticulture bio, voire biodynamique. C’est aujourd’hui officiel: l’AOP Les Baux-de-Provence est la seule appellation française entièrement en bio. Le Mas Sainte-Berthe a, à l’occasion du passage de témoin entre Christian Nief et Eduardo Pincheira, l’ancien chef de culture du Château Romanin, démarré sa conversion vers le bio. Déjà qu’il n’en était pas loin…
L’AOP Les Baux-de-Provence est désormais la seule appellation française entièrement en bio.
Du rouge et du rosé
Les huit communes des Alpilles qui font partie de l’aire délimitée de l’AOP (les Baux, Saint-Rémy, Eygalières, Fontvieille, Mouriès, Le Paradou, Saint-Etienne-du-Grès et Maussane) fleurent bon les vacances au soleil. A ce jour, 240 hectares sont en exploitation. Nous sommes en Provence mais les domaines produisent surtout du rouge (53%). Le rosé (39%) et le blanc (9%) suivent. Ce qui frappe quand on rend visite aux 10 domaines, c’est la grande qualité des vins produits dans les trois couleurs. A de rares exceptions, tous les vins labellisés Baux-de-Provence sont destinés à la table, ce que les gens du coin appellent des vins de fourchette. Les rouges sont amples, complexes et généreux et supportent allègrement des années de cave. Les blancs surprennent par leur complexité aromatique. Quant aux rosés, très majoritairement de saignée, certains sont destinés à l’apéro, mais leur côté gourmand et épicé les autorise aussi à accompagner les repas.
Aujourd’hui, l’appellation est dirigée par Caroline Missoffe, une ancienne journaliste de Vogue. Avec sa soeur, Anne Poniatowski, maire des Baux ( lire l’encadré intitulé “Un des plus beaux villages de France”), elle préside aux destinées du Mas de la Dame (dont les vins sont disponibles en Belgique chez Gelin – www.gelinvins.be). Un domaine qu’elle a repris à la mort de son père, en 1994. “J’avais à peine 30 ans et je n’y connaissais pas grand-chose, se souvient-elle. Je suis même allée me former à l’oenologie en Bourgogne. Nous avons eu la bonne idée de faire appel à Jean-Luc Colombo (un vigneron rhodanien bien connu) pour retravailler les vins. Il est longtemps venu participer aux assemblages finaux. Nous avons créé de nouvelles cuvées, diminué les rendements et changé la manière de tailler les vignes.”
Le travail a payé. Nous avouons un coup de coeur certain pour les deux cuvées signatures: le Coin Caché, tant en blanc qu’en rouge. Le blanc n’est pas en AOP car il utilise du sémillon, cépage qui n’est pas autorisé. La Stèle (blanc et rouge) s’achète elle aussi les yeux fermés.
Un chai cathédrale
Les cuvées du Domaine des Terres Blanches sont disponibles chez nous également. Comme le Domaine de Vallongues, les lieux appartiennent à Christian Latouche, le fondateur de Fiducial, holding français qui fournit des services aux PME. Dégustés sur un transpalette servant de table improvisée, les vins élaborés sous la direction de Bertrand Malossi sont épatants. On a bien aimé le blanc 2019 (comme d’ailleurs le Garrigue blanc de Vallongues) mais surtout, la cuvée Aurélia en rouge, un rouge puissant, croquant et juteux. Ils sont disponibles sur biodyvino.be.
Impossible de venir aux Baux sans rendre visite au Château Romanin, dont nous avons déjà abondamment parlé dans ces colonnes (en vente chez clickorganic.be). Le chai est une pure folie. Il a été creusé, à la demande du fondateur Jean-Pierre Peyraud ( lire également l’encadré “L’Oustau, pour mémoire”) et sur les conseils d’un architecte passionné de druidisme, à même le roc. Le lieu respire l’ésotérisme. Invisible de l’extérieur, le chai cathédrale, avec ses sept piliers, ses sept foudres et ses ogives, prend aux tripes. A Romanin, l’oeil des Templiers veille sur les vins. Magnifiques, au demeurant.
A l’instar du vin, l’olive dispose ici d’une AOP en bonne et due forme: la Vallée des Baux-de-Provence.
De la biodynamie suisse
Malheureusement, tous les vins ne sont pas disponibles chez nous. N’hésitez pas, si vous passez dans la région, à rendre visite à Eve Cartier dans son Mas de Gourgonnier, un domaine qui n’a jamais utilisé le moindre produit chimique depuis sa création en 1975. Son Gourgonnier 2018 sans sulfites vaut à lui seul le détour! Le Château d’Estoublon vient, lui, d’être racheté par Stéphane Courbit, l’homme de médias bien connu. Dans cet endroit aussi grandiose que magnifique, il s’est associé à Jean-Guillaume Prats, le CEO des Domaines Barons de Rothschild, et a confié la direction technique à la jeune Anaïs Maillet (qui a travaillé chez les Tesseron, à Saint-Estèphe, et pour LVMH, en Argentine) avec pour mission d’entamer la conversion en bio- dynamie. Là aussi, le Domaine Estoublon 2016 en blanc vaut le détour. C’est soyeux, persistant et gourmand. Mais la palme de la créativité revient incontestablement au Domaine de Lauzières, un domaine coincé entre deux cirques calcaires et bâti sur des marécages asséchés. Conduit en biodynamie, il est la propriété du suisse Christophe Pillon. Aux Baux, Christophe a confié l’élaboration des vins à sa jeune compatriote Noemi Schudel. L’élevage bannit les fûts et se concentre sur les amphores en béton et la cuve inox. Nous y avons pris claque sur claque, tant les vins regorgent de finesse, de profondeur, de complexité et de fraîcheur. Chez Noemi, tout est délicieux. En particulier le Sine Nomine rouge, la cuvée signature où le petit verdot (la marque de fabrique du domaine) est ultra-majoritaire. Lauzières n’est pas encore disponible chez nous, mais cela ne devrait plus tarder.
Enfin, à Saint-Etienne-du-Grès, Béatrice et Neil Joyce, conviviaux en diable, conduisent un domaine Dalmeran de toute beauté. Parsemé de vestiges gallo-romains, dont des bouts de l’aqueduc qui conduisait au Pont du Gard, le vignoble est morcelé dans un vaste espace de garrigues et de vallons. On y adore le Château Dalmeran rouge 2013.
L’olive, cet autre trésor
Quand on visite les domaines viticoles disposant de l’appellation AOP, on est frappé d’y découvrir des hectares et des hectares d’oliviers. Si les fruitiers, notamment l’abricot, ont fait les frais du développement de la vigne, les oliviers ont gardé leurs lettres de noblesse. A l’instar du vin, l’olive dispose ici d’une AOP en bonne et due forme: la Vallée des Baux de Provence. Elle inclut trois produits: l’huile d’olive, les olives cassées et les olives noires, dont chacune a son cahier des charges très strict. Les olives cassées sont une spécialité des Baux. Il s’agit d’olives vertes que l’on casse sans toucher à la chair et que l’on désamérise au sel et à l’eau. Elles sont ensuite marinées dans de la saumure et aromatisées au fenouil. Pour l’huile, le cahier des charges définit les espèces principales (salonenque, béruguette, grossane et verdale) et secondaires, dont la picholine. Quasiment tous les domaines viticoles labellisés AOP disposent de leurs huiles d’olive, qu’ils produisent eux-mêmes ou font produire par un moulin local. Comme le Château d’Estoublon, le domaine de Vallongues a son propre moulin. Il est placé sous la direction de François-Xavier Arniac, maître de chai et oléologue. ” Nous produisons nos propres huiles et réalisons aussi des huiles à façon pour d’autres domaines ainsi que pour des particuliers. Dans ce dernier cas, si la production est trop restreinte, elle est pesée et jointe à d’autres lots, avec livraison d’huile au prorata. La quantité d’huile produite dépend de l’espèce: il faut 4 à 5 kg de salonenque pour un litre d’huile. Pour la grossane, c’est sept. Evidemment, nous ne mélangeons pas les olives bio et les autres. Même si la conduite d’une oliveraie en bio ne diffère, grosso modo, d’une conventionnelle que par la manière de traiter la mouche de l’olive. ”
Typiquement, un moulin se compose de quatre machines. La première nettoie et étige les olives, la deuxième casse l’olive, la troisième sépare le solide du liquide et la dernière élimine l’eau de l’huile. ” Le solide récupéré s’appelle le grignon, poursuit François-Xavier Arniac. L’eau excédentaire porte le doux nom de margine. Les deux sont récupérés au même endroit et destinés à devenir de l’engrais organique. Donc, non, on ne fait pas de tapenade ou de tartinade avec le résidu solide de la première pression à froid ( rires…).”
Suivant la période de récolte et le délai qui s’écoule avant de presser, l’huile AOP de la Vallée des Baux peut être appelée ” fruité noir “, ” fruité mûr ” ou encore ” fruité vert “. De telles huiles sont disponibles chez nous, dans les magasins bio ou chez Les Secrets du Chef qui proposent les huiles du Moulin CastelaS. Celles des domaines viticoles (ainsi que leurs olives normales et cassées) peuvent s’acheter via leur e-shop.
Un des plus beaux villages de France
Les rues pavées étroites du village fortifié des Baux-de-Provence accueillent chaque année 1,5 million de visiteurs. Inutile donc de préciser que le tourisme est un élément économique indispensable à la survie des lieux. Ce n’est en effet pas avec les impôts de ses 363 habitants que le village peut espérer gérer toutes les problématiques liées à ce succès touristique. Classé site patrimonial remarquable et labellisé ” un des plus beaux villages de France “, il recense 18 monuments historiques classés, dont le château. ” Le stationnement est un problème majeur, déplore Anne Poniatowski, élue maire des Baux-de- Provence ce printemps. Sa tarification et sa rareté font que les touristes ne restent souvent pas plus de deux heures dans le village. Pis: un cinquième des visiteurs qui prennent la direction de chez nous renoncent finalement à s’arrêter. Devenir Grand Site de France permettrait de prendre
de la hauteur par rapport à tout ça. Le site est classé, certes, mais il est constructible sur une petite partie de son territoire. Il ne faut pas que tout ce corset nous sclérose. Par exemple, gérer des pierres qui menacent de s’effondrer est parfois un véritable chemin de croix… ”
A côté du village, les Carrières de Lumières attirent elles aussi la toute grande foule. Carrières de calcaire (la pierre des Baux) abandonnées en 1935, elles ont connu une deuxième vie dans les années 1960 en devenant le décor du Testament d’Orphée de Jean Cocteau. De fil en aiguille, leur vocation artistique s’affine et, dans les années 1970, la Cathédrale d’Images voit le jour. C’est du mapping avant l’heure dans des lieux magiques. Aujourd’hui appelées Carrières de Lumières, elles proposent depuis 2012 une immersion numérique visuelle et auditive qui retrace la carrière d’un grand de l’histoire de l’art.
L’Oustau, pour mémoire
Impossible de dissocier les Baux-de-Provence de l’Oustau (” maison “, en provençal) de Baumanière, un hôtel-restaurant mythique créé juste avant Noël 1945 par Raymond Thuilier, assureur de son état, qui s’était amouraché d’un vieux moulin dans le Val d’Enfer, au pied du village. Thuilier décroche les trois étoiles Michelin en cinq ans de temps (1949-1954). Il va les conserver pendant 35 ans. En 1969, il fait appel à son petit-fils Jean-André Charial pour le seconder en cuisine. L’homme y est toujours. Il veille, avec son épouse Geneviève, sur la maison et ses 54 chambres de grand luxe. Mais aussi sur la Cabro d’Or, la deuxième adresse, plus accessible, créée en 1961. Jean-André est aussi vigneron. Il a longtemps dirigé le Château Romanin, qu’il a développé pour son ami Jean-Pierre Peyraud, et possède aujourd’hui encore une gamme des vins appelée l’Affectif, vinifiée par le Domaine de Lauzières. Longtemps président de l’AOC Baux-de-Provence, Jean-André a confié en 2015 le piano de l’Oustau de Baumanière à un jeune chef: Glenn Viel. Celui-ci a reconquis la troisième étoile et vient d’être élu Chef de l’Année par ses pairs. Si la salle du restaurant et ses voûtes mythiques supportent tout le poids, écrasant, de la mémoire et de la tradition (on y a toujours recours au service à la cloche), la cuisine s’est libérée de ces considérations terrestres – Glenn Viel envoie, décoiffe et épate, du haut de son sourire carnassier. C’est du grand art, d’une précision et d’une technicité inouïes. Comme ce Millefeuille Tradition Baumanière, crème à la vanille, florentine pistache et glace vanille, qui se mange goulûment à la cuillère. Ou ce Croque Cabillaud, crémeux d’estragon jus et lait aérien d’arêtes, tout long, croquant et gouleyant.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici