Décrypter le salaire des PDG

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Comment en est-on arrivé à des salaires aussi indécents ? Un ex-président d’une des plus grandes société américaines de gestion d’actifs et un professeur de finance et de comptabi-lité ont mis au jour les mécanismes compliqués et opaques qui conduisent à accorder des salaires abusifs à des PDG qui ne les méritent pas toujours. Plongée en apnée dans des notions que même des actionnaires avertis ne comprennent pas toujours…

Chaque année, la plupart des sociétés anonymes publient des rapports présentant les salaires de leurs dirigeants. On y explique la méthode de calcul pour arriver à ces salaires. Ces rapports sont envoyés aux actionnaires, ceux-là même qui votent les rémunérations, des votes qui sont consultatifs ou contraignants, selon le pays où la société est établie.

Dans plus de 95 % des cas, les actionnaires approuvent sans réserve les recommandations. Nos recherches montrent toutefois qu’ils devraient se poser davantage de questions. Souvent en effet, les comités de rémunération utilisent des équations aussi complexes qu’hermétiques pour adapter les chiffres des performances de l’entreprise. Et ce, pour diverses raisons. Parfois, c’est simplement pour privilégier les résultats des activités stratégiques de l’entreprise. Mais quelle que soit la raison, cela débouche trop souvent sur des montants excessifs, calculés à partir de variables hors standards, de manière à rationaliser les rémunérations les plus généreuses.

Le comité de rémunération devrait justifier ses décisions plus clairement, et les actionnaires, eux, devraient adopter des normes et des pratiques, tant sur les rémunérations que pour leur rapport. Une démarche essentielle aujourd’hui, car le public s’intéresse de plus en plus aux salaires des PDG, en constante hausse alors que ceux des travailleurs diminuent, de même que les actionnaires commencent à insister pour que chaque augmentation soit justifiée par une meilleure performance de gestion.

Un salaire bien trop généreux

Dans leurs rapports, les comités de rémunération définissent les critères utilisés pour l’attribution des primes annuelles et des avantages à plus long terme (stock-options), deux composantes essentielles de la rémunération d’un dirigeant. Mais même dans les entreprises les plus pointilleuses, ces critères sont rarement détaillés.

Prenons l’exemple de ce rapport de 2015 d’une entreprise figurant dans le classement Fortune 500 (voir le graphique ” Le package salarial d’un CEO “). Sur 15 pages, il décrit chaque composante des 24 millions de dollars de salaire que le CEO a perçu cette année-là, avec les critères qui s’y attachent. Mais comme dans quasiment tous les rapports, il n’y a pas assez de données pour que le lecteur puisse décider si ce package salarial est mérité ou non. Il faut une analyse plus approfondie. Que nous avons faite :

1. Prime annuelle. Le comité a lié 40 % de cette prime à un objectif de bénéfice et 20 % à un objectif de portefeuille de produits. Le rapport donne des chiffres précis de ces objectifs qui représentent à eux deux 60 % de la prime. Mais comprendre le critère pour les 40 % restants s’avère bien plus compliqué. Ce critère, c’est le bénéfice par action (BPA) hors principes comptables généralement reconnus (PCGR). Les entreprises utilisent souvent cette donnée car, selon elles, les PCGR – la comptabilité normale, en quelque sorte – n’offrent pas une image fidèle des performances de la société.

Voyons ça d’un peu plus près… Le rapport du comité de rémunération indique que l’objectif du CEO pour 2015 consistait en un BPA hors PCGR de 3,40 dollars par action. Après avoir énoncé les dépenses PCGR exclues pour arriver à ce résultat, le rapport affirme que le BPA hors PCGR est de 3,59 dollars pour 2015, ramené à 3,56 pour pallier les effets de change. Donc, le CEO aurait dépassé son objectif de 0,16 dollar par action…

Ce que le rapport ne précise pas, c’est l’écart énorme entre le bénéfice PCGR et hors PCGR. Une note de bas de page renvoie le lecteur au rapport annuel de l’entreprise… dans lequel on peut lire que la différence tourne autour de 7,5 milliards de dollars, soit une différence de plus de 100 % par rapport aux bénéfices PCGR pour 2015. En clair, cela signifie que les bénéfices ” classiques ” de l’entreprise (en vertu des PCGR) ne sont que de 1,56 dollar par action, contre 3,56 dollars, hors PCGR.

Pourquoi une telle différence ? Selon le rapport, à cause de suppressions des charges d’acquisition et de désinvestissement effectuées en 2015 et les années précédentes. Avec cette méthode, il n’y a aucun moyen d’établir si les frais considérables de ces transactions ont été compensés par des bénéfices. De plus, les bénéfices hors PCGR – qui justifient, rappelons-le, le bonus du CEO – excluent 680 millions de dollars dépensés pour régler un litige… né lorsque le CEO était encore conseiller juridique de l’entreprise ! Rien n’est dit, dans le rapport, sur les responsabilités et sur le fait que cette dépense énorme est la conséquence d’une décision du CEO…

2. Incitants à long terme (actions et stock-options). Selon le rapport du comité de rémunération, la première moitié de ces primes est basée sur le ” flux de trésorerie d’exploitation ajusté “. Un terme qui n’est pas expliqué dans la circulaire d’information. Il faut encore aller pêcher dans une annexe du rapport d’entreprise pour en trouver la définition :

” Le flux de trésorerie d’exploitation ajusté désigne le revenu de l’entreprise après impôt et hors PCGR (attribuable à l’entreprise), déduction faite de la variation du capital d’exploitation (…) et majoré de la dépréciation hors PCGR et l’amortissement pour chaque année civile composant la période d’attribution. ”

Nulle part, nous n’avons trouvé de chiffres sur ce flux de trésorerie d’exploitation ajusté. Il est donc quasiment impossible pour les actionnaires de comprendre les implications d’une définition aussi complexe.

La deuxième moitié de ces incitants à long terme est liée au rendement total pour les actionnaires (TSR, total shareholder return) sur les trois années précédentes. Le TSR est la différence du cours de l’action (gain ou perte), majorée des dividendes. Le rapport de l’entreprise étudiée compare son TSR à ceux de 11 autres grandes sociétés internationales semblables.

Cette comparaison montre que le TSR de l’entreprise est de 10,6 % pour 2015, un chiffre inférieur à neuf sociétés du groupe de référence (dont le TSR oscille entre 12,4 et 32,2 %). Et bien que le TSR de l’entreprise ne figure qu’à la 10e place sur 12, le comité de rémunération a quand mêm accordé à son CEO 80 % de la prime prévue ! L’explication ? Un petit graphique du rapport la donne en indiquant que 80 % de la prime sera accordée si le TSR arrive en 10e, 11e ou 12e position au classement… Un investisseur raisonnable est donc en droit de s’interroger : pourquoi le PDG perçoit-il une telle prime malgré des résultats si médiocres ? Lui attribuer 80 % de sa prime pour un TSR aussi faible semble difficilement justifiable.

Quelle rémunération raisonnable serait donc justifiable ?

Un modèle décrit en 2008 dans le Journal of Financial Economics (The Power of the Pen and Executive Compensation) représente le moyen théoriquement le plus fiable de calculer la rémunération adéquate d’un PDG. Il repose essentiellement sur le TSR, les revenus et les bénéfices PCGR, la durée du mandat du PDG et le rapport entre la valeur comptable et la valeur commerciale de l’entreprise. Selon ce modèle, le CEO de l’entreprise étudiée aurait dû recevoir une rémunération totale d’environ 12 millions de dollars, soit la moitié de ce qu’il a perçu.

L’entreprise prise comme exemple n’est pas la seule à gonfler de la sorte les bénéfices PCGR. En 2015, 36 entreprises du classement S&P 500 ont annoncé que leurs bénéfices ajustés étaient plus de 100 % supérieurs à leurs revenus PCGR alors que 57 ont déclaré que ces bénéfices dépassaient de 50 à 100 % leurs revenus.

Bref, pas moins de deux tiers des entreprises du classement ont fait état de bénéfices ajustés au-delà de leurs revenus PCGR en 2015. Et la plupart des comités de rémunération ont exploité les chiffres hors PCGR pour fixer la rémunération de leur PDG. Et les benéfices et le flux de trésorerie d’exploitation ajusté ont défini au moins 40 % des primes annuelles ou bonus à long terme.

Certes, les raisons d’un ajustement des chiffres PCGR partent souvent d’une bonne intention. Mais la plupart du temps, les comités de rémunération excluent de manière trop rapide ou pas objective certains facteurs.

Les facteurs à prendre en considération

Les événements extérieurs. Le comité de rémunération exclut généralement les postes afférents aux événements échappant au contrôle de la direction. C’est souvent justifié, comme dans le cas du taux de change : il faut pouvoir comparer deux années sur base d’une devise constante. Mais pour rester crédible, il faut que le comité reste logique avec lui-même. Par exemple, dans le secteur énergétique, la plupart des comités ont rejeté les pertes dues à la chute des prix du pétrole en 2015… mais les années précédentes, rares sont ceux qui ont exclu les gros bénéfices dûs à la hausse de ces mêmes prix !

Les dépenses extraordinaires. Les comités de rémunération excluent généralement les pertes ponctuelles liées aux événements extraordinaires, comme des frais de restructuration après un rachat. Ils laissent de côté également les pertes associées à une mauvaise gestion ou aux erreurs de comportement des dirigeants, dont les fermetures d’usine pour des raisons de sécurité ou les poursuites liées aux fausses déclarations. En effet, la direction jouit d’un pouvoir considérable lorsqu’il s’agit de désigner les dépenses extraordinaires. La plupart de ces dépenses sont des pertes… et elles ne sont pas rares.

Les taxes et intérêts. Certains comités excluent les intérêts et taxes lors du calcul des revenus hors PCGR. La raison principale est que ces éléments ne représentent pas des frais d’exploitation. Pourtant, les emprunts sont, pour la plupart, destinés à financer des infrastructures et du matériel nécessaires à la production des biens et services. De plus, la gestion de ces financements et des taxes fait partie du job du directeur financier et des autres dirigeants.

Les charges calculées. Les comités de rémunération ne tiennent parfois pas compte de la dépréciation et des amortissements parce qu’il ne s’agit pas de charges d’exploitation. Un argument bancal, car l’usure normale des infrastructures et du matériel influencent bien le bénéfice d’exploitation annuel. Un autre argument consiste à dire qu’il s’agit de soustractions calculées. Mais la plupart de ces charges calculées représentent pourtant l’investissement futur réel requis pour rénover ou remplacer le matériel.

Les actions et options. Selon nous, les les actions ou les options réservées sont les exclusions les plus problématiques. La société LinkedIn offre un bon exemple. Selon un communiqué de LinkedIn, la société engrange des revenus ajustés à hauteur de 950 millions de dollars pour 2015. Mais un tableau publié en annexe du communiqué révèle que si l’on ne tenait compte que des revenus PCGR, la société serait en perte nette de 240 millions de dollars. La différence réside dans l’exclusion de 630 millions de dollars en frais PCGR pour les stock-options et les actions spéciales attribuées aux hauts dirigeants de l’entreprise. D’où la question : est-il légitime pour des comités de rémunération d’utiliser un tel critère pour fixer le salaire d’un PDG, si ce critère exclut les primes gigantesques qui lui sont allouées ?

En l’absence de définitions précises des mesures hors PCGR, la plupart des actionnaires sont incapables de comprendre les montants impliqués dans les ajustements PCGR. Les rapports décrivent généralement leurs manipulations en termes généraux, ne chiffrent pas les différences entre les valeurs PCGR et hors PCGR, et renvoient le lecteur à un rapport annuel long, complexe, voire indigeste.

Le rendement total pour les actionnaires (TSR)

Les salaires extrêmement généreux concédés par les sociétés du classement Fortune 500 malgré un return plutôt médiocre pour les actionnaires ne sont pas des cas isolés. Bien sûr, les PDG qui peuvent montrer un bon TSR sont habituellement mieux payés, mais sur le long terme, les différences de rémunération sont biaisées : si les PDG obtiennent des primes considérables lorsqu’ils sont au-dessus de la moyenne, les conséquences demeurent limitées en cas de mauvais résultats…

Le problème réside essentiellement dans le groupe de référence. Généralement, le comité de rémunération compare le TSR de son entreprise à celui des compagnies similaires sur les trois années précédentes. Il tient compte également du package salarial de ses hauts dirigeants et de celui des autres sociétés du groupe de base. Pour une comparaison équitable, il faudrait que les revenus et la capitalisation boursière soient similaires dans le groupe de référence et que les entreprises comparées appartiennent au même secteur. Malheureusement, les groupes de référence incluent souvent des entreprises bien plus grandes, afin d’élargir la comparaison des rémunérations.

Prenons l’exemple d’une société spécialisée dans le matériel de bureau. Cette dernière a déclaré des revenus à hauteur de 13 milliards de dollars en 2015 et une capitalisation boursière de 2,6 milliards à la fin de cette année. Mais les 20 sociétés composant son groupe de référence présentaient une capitalisation supérieure, et huit d’entre elles dépassaient même les 10 milliards de dollars. Treize ont déclaré des revenus supérieurs. Plusieurs entreprises du groupe de référence n’opéraient même pas dans ce secteur.

Pour rester neutre en ce qui concerne la composition des groupes, chaque comité chargé de la rémunération se doit de sélectionner des entreprises de référence avant le début de la période d’évaluation du GTA, et non plus à son terme, comme c’est généralement le cas. Ce faisant, le comité ne peut connaître le GTA ou le salaire du PDG de ces entreprises. Par ailleurs, la Securities and Exchange Commission, à savoir l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers, doit imposer au comité la publication dans son rapport de la capitalisation boursière, des revenus et du secteur d’activité de toutes les entreprises du groupe de référence.

Certes, la SEC a tenté de mettre en exergue le lien entre le salaire du PDG et le GTA. En 2015, elle a proposé que le rapport du comité chargé de la rémunération comporte un graphique représentant le GTA de l’entreprise sur cinq ans et la rémunération du PDG pour chaque année. Cet outil s’avérerait utile étant donné qu’il prolonge la période de mesure traditionnelle de trois à cinq ans, bien que seules les performances de l’entreprise soient visibles. Nous pensons donc que le rapport doit aussi contenir un tableau reprenant le GTA annuel de la société et des sociétés de référence sur les cinq années dans un ordre décroissant. Cela permettrait au comité et aux actionnaires d’aligner les actions confiées au PDG sur le GTA relatif de l’entreprise.

Plus de clarté dans les rapports !

Etant donné que, dans la majorité des pays, c’est le vote des actionnaires qui décide de la rémunération des dirigeants, les rapports des comités de rémunération jouent un rôle essentiel dans l’amélioration de la relation entre la direction de l’entreprise et ses actionnaires.

S’ils sont correctement rédigés, ces rapports pourraient aider les actionnaires à mieux assimiler les objectifs de l’entreprise et sa manière de mesurer sa réussite. D’une manière plus générale, des explications claires et précises du lien entre les divers composants et l’évaluation raisonnable des performances de l’entreprise aideraient les entreprises à répondre plus efficacement aux doutes émis par le public quant aux salaires abusifs de certains PDG.

ROBERT POZEN ET S.P. KOTHARI- ” DECODING CEO PAY ” JUILLET-AOÛT 2017

Les comités de rémunération devraient justifier leurs décisions plus clairement.

Les rapports des comités de rémunération jouent un rôle essentiel dans l’amélioration de la relation entre la direction de l’entreprise et ses actionnaires.

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