De la rancoeur à la sérénité

" Tu n'as pas de coeur ", Christine Jordis, éditions Albin Michel, 336 pages, 20 euros.

Ce n’est pas la première fois que Christine Jordis jette un coup d’oeil dans le rétroviseur. Les débuts de ce coup d’oeil-ci avaient pourtant été différents. Dans Une vie pour l’impossible, Christine Jordis revenait sur la figure héroïque de son père, colonel aventurier qui s’était démarqué dans la bataille de Monte Cassino en 1944 en Italie. Avec l’admiration totale et émue d’une petite fille envers celui qu’elle a si peu connu. Quand il s’agit de parler de la branche maternelle, la tâche s’annonce plus ardue. ” J’ai eu beaucoup de mal à écrire sur mon père parce que je voulais lui rendre justice. Mais j’ai encore eu plus de mal en ce qui concerne ma mère parce qu’il n’y a pas d’épopée glorieuse. ” C’est pourquoi Tu n’as pas de coeur s’avère ” une plongée dans un intime qui n’est pas heureux “.

Nul besoin de ‘se pencher’ sur ses souvenirs, ils nous entourent.

Au casting de cette fresque du 20e siècle, trois femmes : la grand-mère, la mère et la fille, Christine. L’aïeule aime s’évader de l’austérité d’un mariage bourgeois en multipliant les amants. La mère de Christine supporte mal la vie dissolue – mais pleine de liberté – de sa mère et développe un caractère austère et autoritaire, dont souffre sa fille, Christine. De ce trio féminin, naît beaucoup de rancoeur et peu d’amour. Education stricte, loisirs sévèrement surveillés, la jeunesse de Christine Jordis s’adapte aux frustrations de sa mère et à son carcan. Le récit de ses jeunes années enchaînent les scènes d’un corsetage et d’un sadisme moraux, sur fond de guerre en Algérie où la romancière est née et d’une France gaulliste remise en question. Et à la pression psychologique, s’ajoute une violence physique.

Naissance anglaise

C’est dans la littérature que la jeune Christine trouve l’échappée nécessaire à un quotidien qui l’emprisonne. Jane Eyre est ainsi une héroïne de choix pour celle qui ne sait pas encore que son destin est lié à la littérature anglaise. Car c’est outre-Manche que Christine Jordis trouve une délivrance. Si elle ne sait plus si ce sont les livres qui l’ont amenée en Angleterre ou l’inverse, c’est en Albion qu’elle expurge le sens du mot maison, ” home “, et son impossible traduction en français : foyer, patrie et sentiment d’appartenance tout à la fois. On connaît la suite de cette réelle ” naissance ” : Christine Jordis devient directrice de la fiction anglaise chez Gallimard et intègre de multiples jurys littéraires dont celui, prestigieux, du prix Femina.

” J’ai essayé de ne pas faire un livre de ressentiment “, nous confie Christine Jordis lorsque nous la rencontrons pour parler de son livre autobiographique. Plonger dans ses souvenirs, même s’ils sont nés de la rancoeur, engendrent une relecture de la mémoire. Dans le cas de la romancière, le récit de son enfance peu heureuse auprès de sa mère s’est éclairci au fil des années. ” Moins de noir, plus de douceur “, écrit-elle. Pour ne pas végéter dans la complainte, l’autrice a souhaité ” justifier l’intime ” par une analyse en filigrane de la société et des valeurs de l’époque, les années 1950 d’une France en reconstruction, tandis que son empire colonial se disloque.

Il fallait ” enlever ses crocs à l’effrayante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive, et faire entendre plus distinctement la musique de base, sourde et continue, qu’on avait de ce fait omis d’écouter “, écrit-elle. Cette quête à la langue délicate et aux mots choisis est celui d’une affirmation personnelle, passant du ” elle ” au ” je ” dans la narration, signe d’une émancipation accomplie et d’une sérénité retrouvée.

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