Comment l’eau est devenue un actif

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Le Nasdaq et le Chicago Mercantile Exchange viennent de lancer des contrats à terme sur l’eau, faisant d’elle une matière première comme une autre. Enquête sur la financiarisation d’une ressource essentielle.

Et si après les cochons et les bananes, les traders s’intéressaient à l’eau? Il y a quelques années, les équipes de recherche de la banque Citi avaient frappé les esprits en invitant leurs clients à investir dans le précieux liquide, et surfer ainsi sur l’urbanisation galopante de la planète. Si cette note a fait grand bruit, c’est parce que l’économiste star de Citi, Willem Buiter, y défend une vision radicale: évoquant un bien privé qui se révèle tout sauf gratuit, il ouvre la voie à sa financiarisation.

“Dans un proche futur, je vois des investissements massifs dans le secteur de l’eau”, fait valoir l’économiste, qui en veut pour preuve le développement d’usines de traitement pour dessaler l’eau et la rendre potable, et celui du fret maritime. “Je vois des flottes de tankers, assure-t-il, mais aussi des réseaux de pipelines, dont la capacité dépassera celle des oléoducs et gazoducs actuels.”

Marché mondial

Dans les 20 ans à venir, il s’attend même à voir se développer un marché mondial de l’eau. A l’entendre, les instruments financiers vont se multiplier – des contrats à terme aux dérivés de type swaps – pour en maximiser les bénéfices. Ils seront échangés sur des places boursières régulées, mais aussi de gré à gré. Il existera différents degrés d’eau, tout comme le monde financier distingue le pétrole léger du brut extra-lourd. “L’eau en tant que classe d’actifs deviendra, selon moi, la plus importante de toutes les matières premières, devant le pétrole, le cuivre, les produits agricoles ou les métaux précieux”, prédit Willem Buiter.

Près de 10 ans après cette note, il faut se rendre à l’évidence: l’eau devient d’autant plus cruciale que le réchauffement climatique et la croissance démographique la rendent inaccessible à une part croissante de la population mondiale: 30% des Terriens n’ont pas d’eau potable chez eux et 60% sont privés de systèmes d’assainissement. D’où la volonté de financiariser cette ressource.

La Californie en est le parfait exemple, l’Etat le plus peuplé outre-Atlantique a instauré des marchés de l’eau pour les grands consommateurs, tels les municipalités ou les producteurs d’amandes. Les acteurs peuvent s’échanger des droits, acheter de l’eau quand ils en manquent et en vendre quand ils en ont trop.

Wall Street a sauté sur l’occasion: l’opérateur de Bourse Nasdaq et le Chicago Mercantile Exchange (CME) – l’une des plus grandes bourses de matières premières au monde – ont lancé en décembre dernier des contrats à terme sur l’eau de Californie. Municipalités, fonds d’investissement, banques et hedge funds peuvent acheter et vendre des millions de litres d’eau sans en voir la moindre goutte. Ce marché est censé offrir un instrument financier pour se couvrir contre la volatilité des prix de l’eau sur les marchés physiques.

Aujourd’hui, l’acre-pied, qui correspond à environ 1,2 million de litres, cote autour de 500 dollars. “Développer des outils de gestion des risques liés à l’environnement est de plus en plus important pour le groupe CME”, expliquait récemment Tim McCourt, responsable des indices de l’opérateur. Le dirigeant estime que, d’ici à 2025, près de deux tiers de la population mondiale seront confrontés à des pénuries d’eau. Si les contrats à terme sont une grande première, des marchés de l’eau existent déjà depuis plusieurs décennies en Australie. Et le Chili a, lui aussi, mené une expérience sous Pinochet.

Matière particulière

Le développement des marchés de l’eau est toutefois loin de faire l’unanimité pour un ensemble de raisons. D’abord, ce n’est pas une matière première comme les autres: tout le vivant en dépend et elle est aussi irremplaçable que l’air. “On peut vivre sans tungstène ou sans cuivre, mais pas sans eau”, souligne Erik Orsenna, académicien et auteur d’un livre sur l’avenir de l’eau. “L’eau sera l’objet d’une crise majeure dans les décennies qui viennent. Croire que le marché va régler cette question est illusoire. Avec ce genre de produits financiers, comme les contrats à terme ou la titrisation, on s’éloigne du réel.” L’essayiste n’en démord pas: “le marché est par définition totalement myope, car ce qui compte pour lui, c’est le court terme. Or la gestion de l’eau doit se faire sur le long terme”.

Australie          Des marchés de l'eau existent déjà depuis plusieurs décennies dans ce pays. Et le Chili a, lui aussi, mené une expérience sous Pinochet.
Australie Des marchés de l’eau existent déjà depuis plusieurs décennies dans ce pays. Et le Chili a, lui aussi, mené une expérience sous Pinochet.© GETTY IMAGES

“On ne peut pas la réduire à un prix car elle a des valeurs qui ne sont pas uniquement économiques”, abonde Agathe Euzen, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique. D’ailleurs, le liquide est si précieux qu’en 2010, l’Assemblée des Nations unies a déclaré “que le droit à une eau potable propre et de qualité et à des installations sanitaires est un droit de l’homme, indispensable à la pleine jouissance du droit à la vie”. Agathe Euzen ne cache pas sa gêne à l’évocation des produits financiers: “On a du mal à associer ce droit à la privatisation de cette ressource par des marchés de l’eau”.

Un pondéreux

“L’eau est, certes, en théorie une matière première comme les autres”, explique Philippe Chalmin professeur à Paris- Dauphine et codirecteur du rapport CyclOpe sur les marchés de matières premières. L’économiste précise qu’elle partage même quelques caractéristiques d’autres commodités. “Il s’agit d’un produit banalisé et fongible, personne n’en détient le monopole.” Mais l’eau a l’immense inconvénient d’être “un pondéreux qui ne se transporte pas, ou sur de courtes distances seulement”.

Il n’existera pour cette raison jamais un marché global de l’eau comme il en existe pour le soja, le pétrole ou pour le fer, croit savoir Philippe Chalmin. Les marchés, comme ceux de la Californie, sont voués à rester régionalisés. Même dans l’Etat de la côte Ouest, l’indice de référence, le Nasdaq Veles Water index, est une moyenne des transactions réalisées dans plusieurs marchés sur différents bassins d’eau.

Cela a l’air anodin, mais c’est une différence de taille entre l’eau et les autres matières premières. Du fait de cette caractéristique, le marché se révèle très étroit: selon l’Institut des politiques publiques de Californie, moins de 5% de l’eau consommée par les villes et les agriculteurs est échangée chaque année et le Nasdaq Veles Water Index, qui sert de référence pour les titres financiers, n’a été calculé que sur la base de 221 transactions en 2019. “Pour qu’un marché de futures soit efficient, il faut qu’il soit liquide”, détaille Philippe Chalmin. Un trader veut être sûr de trouver une contrepartie, un acheteur ou un vendeur dès lors qu’il se présente sur le marché. Difficile d’imaginer une liquidité satisfaisante dans ces conditions et il faut s’attendre à une volatilité artificielle.

Willem Buiter, ex
Willem Buiter, ex “global chief economist” de Citi© PG

Enfin, penser que marché et eau font bon ménage, c’est croire que l’eau est un bien de marché comme les autres matières premières. Elle ferait l’objet d’une rivalité entre usagers et en même temps elle serait “excluable”, c’est-à-dire qu’il existerait un système pour déterminer qui y a accès ou non. Cette confusion, on la retrouve dans une prophétie du frère du roi Hussein de Jordanie: “Au 19e siècle, on s’est battu pour l’or, au 20e, pour le pétrole, au 21e, on se battra pour l’eau”, racontait ce membre de la famille royale dans un documentaire de la BBC. “Cherchez l’erreur! , demande Bernard Barraqué, économiste de l’eau au Cired (Centre international de recherche sur l’environnement et le développement) et professeur émérite d’AgroParisTech. Elle n’est pas un minerai: on ne peut pas empêcher l’eau de couler ou empêcher quelqu’un de pomper dans une nappe. C’est une ressource naturelle renouvelable et, pour cette raison, elle est bien plus souvent un objet de gestion partagée que de rivalité et encore moins de guerres.”

Bernard Barraqué, économiste de l'eau au Cired
Bernard Barraqué, économiste de l’eau au Cired© PG

L’eau gratuite?

Est-ce à dire que l’eau, bien commun de l’humanité, doit être gratuite et accessible sans entrave? Elle “n’est pas un cadeau du ciel, rappelle Erik Orsenna, si Dieu a peut-être créé l’eau, il n’a pas créé les tuyaux, les usines de traitement”. L’eau est “un produit de haute sophistication”, assure-t-il encore, émerveillé de sa visite des infrastructures hydrauliques à Singapour. Mais compte tenu de la nature essentielle de l’eau, le marché n’est “de loin pas le mécanisme idéal” pour en fixer le prix, estime Philippe Chalmin.

Selon l’universitaire, il est préférable de l’établir en prenant en compte les besoins de tous les acteurs, en analysant les externalités positives, production de nourriture, et négatives comme la pollution, afin de trouver un “optimum” où tout le monde s’y retrouve.

“Il faut des systèmes de gestion intégrés qui favorisent le partage de la ressource selon les intérêts des uns et des autres, leurs besoins à court et long terme, tout en préservant les écosystèmes”, détaille Agathe Euzen. “La démocratie participative est la philosophie politique de base pour la gestion de la ressource en eau”, résume Bernard Barraqué. Loin, très loin du monde de la finance.

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