Facebook, Amazon, Uber… Comment ils nous manipulent pour dépenser plus

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On se surprend parfois à acheter un peu trop rapidement un produit ou à s’apesantir plus que de raison sur une série ou son fil d’information. Non, nous ne sommes pas forcément “faibles” : nous sommes “manipulés” par les géants du Net qui maîtrisent les techniques psychologiques et comportementales pour nous faire consommer plus ou nous rendre accros à leurs services.

Ces messieurs connaissent bien le concept de la petite mouche dans les urinoirs : ce dessin adéquatement placé dans la cuvette les incite à ” bien viser “. Elle n’est pas là par hasard : sans même s’en rendre compte, les voilà ” manipulés “, de façon ludique, en vue de réduire drastiquement les frais d’entretien dans les toilettes publiques pour hommes. Il s’agit de l’un des nudges les plus connus : comprenez une technique d’influence destinée à changer un comportement, sans que la ” cible ” ne s’en rende compte. Mais le nudging n’a pas seulement lieu dans les petits coins des endroits publics. Les géants du Net et les spécialistes du numérique en sont devenus des experts.

Nombre de produits numériques ont été conçus pour devenir addictifs, à grands coups de likes, de notifications, de sentiment d’urgence.

” Impossible de ne pas acheter ce livre recommandé par Amazon : il me convient parfaitement et je n’ai eu qu’à cliquer pour me le faire livrer gratuitement demain chez moi. ” Ce commentaire que les aficionados du shopping en ligne font aisément résume bien l’expérience d’achat sur le géant mondial de l’e-commerce. Tout y est : la recommandation, la facilité de passer commande en un clic et la livraison gratuite et rapide. Autant d’éléments qui poussent à la consommation et qui ont été savamment étudiés et mis en place par la firme de Jeff Bezos. Tout a été pensé pour simplifier l’expérience des utilisateurs sur son site et lever les freins potentiels à l’achat.

Addiction savamment construite

Comme pas mal d’acteurs du numérique dans son sillage, Amazon a engagé des experts du design, de la psychologie, des neurosciences et du comportement, permettant à l’entreprise de déployer une multitude de techniques incitatives. Aujourd’hui, les acteurs du Net parviennent sans trop de difficultés à pousser le consommateur à l’addiction et à l’achat. Qui ne se surprend pas à dégainer son smartphone pour aller scruter son fil Facebook ou Twitter et se repaître de quelques actus ? Qui n’a pas multiplié les épisodes de série sur Netflix au point d’aller dormir à pas d’heure en pleine semaine ? Enfin, qui n’a pas commandé sur Amazon un produit dont il n’avait pas vraiment besoin mais qui était susceptible de l’intéresser ?

Cela n’a rien du hasard. Nombre de produits numériques ont été conçus pour devenir addictifs, à grands coups de likes, de notifications, de sentiment d’urgence. Ils ont mis en place de nombreuses techniques qui jouent sur les mécanismes du cerveau pour arriver à leurs fins. A la croisée des chemins entre le marketing, le design, les sciences cognitives et la psychologie comportementale, ces mécanismes jouent sur le cerveau des internautes pour les faire adopter un certain comportement (cliquer sur un bouton, fournir leurs informations, rester sur la plateforme, etc.), les conforter dans leurs intentions d’achat… et même stimuler une telle intention.

La firme belge World of Digits propose des services de consultance dans l’optimisation de l’expérience utilisateur, de la transformation agile, le product management, le design, etc. Sur les 140 employés, une cinquantaine de personnes sont spécialisées dans l'” UX “, c’est-à-dire l’expérience utilisateur et le design. ” Nous travaillons notamment sur les interfaces de nos clients pour en améliorer la désirabilité et la viabilité, détaille Lorenzo del Marmol, cofondateur de World of Digits. Notre rôle consiste à fluidifier les processus en ligne et à améliorer l’expérience et le parcours client pour créer de la valeur pour l’entreprise. Cela passe par la simplification des interfaces mais aussi par le fait de lever les irritants et les freins. ”

Lorenzo del Marmol, cofondateur de World of Digits,
Lorenzo del Marmol, cofondateur de World of Digits, “Notre rôle consiste à fluidifier les processus en ligne et à améliorer l’expérience et le parcours client pour créer de la valeur pour l’entreprise.”© PG

Modifier vos habitudes

Susciter des habitudes chez les consommateurs est indispensable à la survie de nombreux services. Ce constat, c’est Nir Eyal, auteur et ancien entrepreneur, qui le fait dans son best-seller Hooked, comment créer un produit ou service qui ancre des habitudes. Pour lui, qui a développé des tas de techniques de ce style dans l’univers du jeu vidéo, ” attirer des millions d’usagers ne suffit plus, écrit-il. Les entreprises découvrent que leur valeur économique est de plus en plus fonction de la force des habitudes qu’elles créent “. Il affirme clairement que certaines entreprises du numérique sont ” en mesure de modifier en profondeur les comportements en amenant les utilisateurs à passer par des séries d’expériences qu’on peut appeler des hooks (harpons). Plus le consommateur est harponné, plus il est susceptible de se créer de nouvelles habitudes “. Il a d’ailleurs développé un modèle très populaire qui mène à créer l’habitude. Pas mal d’observateurs pointent du doigt ces techniques auxquelles les consommateurs sont confrontés et qui, d’une certaine manière, tiennent de la manipulation.

Le débat fait évidemment rage sur l’éthicité de ces pratiques. Pour Didier Mazier, auteur du livre Le marketing persuasif, il faut ” faire la part des choses entre un marketing qui arrive à séduire le consommateur et lui fait acheter un produit qui lui bénéficiera, et les pratiques douteuses qui forcent à l’achat d’un produit dont vous n’avez pas du tout besoin et qui sont de véritables arnaques “. La frontière n’est évidemment pas toujours claire. Pour Lorenzo del Marmol, ” l’éthique dans le design est importante. Il s’agit d’une valeur propre à chacun mais les techniques de design sont bien sûr déployées pour fluidifier un parcours client sur une interface pour le faire rester plus longtemps ou pour lui vendre un produit ou un service. C’est donc la question de la finalité qui compte : nous ne soutiendrions pas un projet qui pousse les internautes à s’endetter, par exemple, ou qui aurait un impact négatif sur l’environnement ou sur la société “.

Manipulation ou persuasion ?

Reste que pour Tristan Harris, un ancien ” philosophe produit ” repenti de Google et désormais chantre du design éthique, dans beaucoup de cas, les géants du Net comme Facebook, Google, etc. ” détournent notre cerveau “. Stanford, la célèbre université américaine, dispose d’ailleurs, au sein de son Persuasive Lab, d’un cursus dont l’objectif est de ” développer les techniques qui font en sorte que les produits informatiques – des sites web aux applis mobiles – peuvent être développés pour changer les croyances et les habitudes des gens “. En début d’année, des chercheurs de l’université de Princeton ont mené une étude sur les dark patterns ( lire l’encadré ” Les dark patterns et Booking.com “), au sens strict (et négatif) du terme. De manière automatisée, ils ont scruté… les 11.000 principaux sites d’e-commerce et en sont venus à la conclusion que plus de 11 % des sites analysés mettaient en place au moins une technique de manipulation.

Evidemment, comme le soutien Didier Mazier, ” les techniques douteuses de dark pattern qui forcent à l’achat ne permettent pas à ceux qui les pratiquent, de s’inscrire dans la durée ; c’est du court terme car le client ne reviendra pas. Les bons acteurs du Web veulent au contraire parvenir à une expérience utilisateur parfaite et à la satisfaction du client “. Une condition sine qua non pour le faire revenir… et créer l’addiction ?

Les “dark patterns” et Booking.com

C’est une première. L’an passé, le site web Booking.com, aux prises avec l’Union européenne, s’est engagé à revoir ses pratiques de manipulation. D’ici juin 2020, le site de réservation indiquera que les ” dernières chambres disponibles ” ne concernent que Booking, cessera de présenter des offres limitées alors que le prix ne change pas, etc. Autant de techniques fausses et trompeuses qui poussent à l’achat et qui sont pointées du doigt. D’aucuns y voient tout autant de la manipulation que de la ” persuasion “. Parmi les développeurs et les spécialistes du design, la grande question de l’éthique de leurs pratiques tend à diviser. ” Il est vrai que certaines pratiques sont développées essentiellement pour gruger les consommateurs, constate Didier Mazier. Il s’agit par exemple d’ajouter de force un produit dans un panier d’achat que le client peut enlever mais qui s’y trouve pour inciter à la commande. Parfois, certains sites ajoutent un abonnement à des assurances, etc. Là, il s’agit de malhonnêteté. ” On parle, dans le jargon, de dark patterns, des techniques qui dépassent la simple persuasion et manipulation mais sont plutôt des tromperies.

Exemples de dark patterns

Publicités déguisées : confondre les annonces avec le contenu ou la navigation

Continuité forcée : reconduction tacite d’un service

Coûts cachés : ajout de frais à la dernière étape de commande

Blocage de la comparaison : rendre difficile la comparaison des produits

Le panier surprise : ajouter un produit automatiquement au panier via un opt-out peu évident

Culpabilisation : formuler l’option de refus en termes infamants

Fausse route : détourner l’attention vers une zone

Question piège : question formulée pour tromper l’utilisateur qui la lit trop vite

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