Paul Jorion

Comment donner du bon sens aux robots?

Pour simuler une intelligence comme la nôtre, il suffira que des tâches apparaissent à la dynamique d’affect de l’IA comme des soucis dont elle cherchera à se débarrasser.

Le débat sur l’intelligence artificielle est rendu opaque par la présupposition que reproduire dans un robot ce qui nous est propre, à nous êtres humains, débouche nécessairement sur la production d’une machine dotée d’une intelligence artificielle.

C’est là une représentation naïve qui ignore que, semblables aux animaux autour de nous, notre seule mission visible est de nous reproduire, et ceci, qu’elle nous ait été confiée par le Ciel – “Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre” (Genèse 1: 28) – ou bien, dans une perspective athée, par un “gène égoïste” se reproduisant de par sa nature. Mais cette représentation ignore également que le plus clair de notre temps est occupé à accomplir les tâches annexes nous permettant de remplir la mission de reproduction: respirer, boire, manger, dormir, se protéger, éliminer les déchets, ainsi que, dans le monde marchandisé où nous sommes, “gagner notre vie” pour obtenir l’argent nécessaire à assurer ces besoins.

Le fait que nous soyons “intelligents” nous a permis au fil des millénaires d’améliorer considérablement notre sécurité et notre confort, mais il n’intervient qu’accessoirement et très occasionnellement seulement dans la réalisation des tâches qu’impliquent les besoins de respirer, manger, boire, etc. Quand on s’interroge aujourd’hui sur “Comment faire pour qu’un robot acquière une intelligence”, non pas spécialisée dans telle ou telle tâche (l’emporter contre un adversaire au jeu de go, par exemple), mais une intelligence “générale” artificielle (“générale” au sens de pouvoir résoudre n’importe quel problème), nous oublions que notre intelligence ne nous sert pas essentiellement à résoudre des problèmes ardus comme “Quel est le niveau d’inflation compatible avec le plein emploi?”, mais à trouver une partenaire ou un partenaire pour nos ébats amoureux, un bon restaurant à midi, une toilette propre quand le besoin devient pressant, etc.

Comment alors doter un robot intelligent d’une “intelligence générale artificielle” (question appelée aussi “sens commun pour la machine”) sans simuler stupidement dans cette machine le fait qu’elle doive manger, boire, respirer, faire l’amour, dormir? En fait, tout le savoir et davantage dont cette IA a besoin au départ se trouve dans Wikipédia, et le reste, elle peut l’apprendre comme nous le faisons: en posant des questions et en le découvrant par elle-même, par expérience.

Mais un tel savoir ne serait encore que des mots accolés les uns aux autres et il faut que ce robot dispose en plus d’une intelligence “émotionnelle”, autrement dit, qu’il y ait, lié aux mots appris, “du sentiment”. “Impossible pour une machine!”, me direz-vous. Pas vraiment: je participais à une époque au projet Connex de British Telecom, pour qui j’avais mis au point Anella (Associative Network with Emergent Logical and Learning Abilities), réseau associatif aux capacités émergentes de langage et d’apprentissage, qui répondait aux questions qu’on lui posait et apprenait en s’informant sur le sens des mots qu’elle ne reconnaissait pas: “Pourrais-je rattacher cela à quelque chose que je sais déjà?”. Anella avait pour moteur une dynamique d’affect qui lui permettait de distinguer l’essentiel de l’accessoire: elle jugeait de l’importance de ce qu’on lui disait et de ce qu’elle répondait, elle, à partir de l’intérêt manifesté par ses interlocuteurs.

Pour simuler une intelligence comme la nôtre, il ne sera pas nécessaire qu’un robot cherche à étancher sa soif ou sa faim, ou qu’il soit las: il suffira que des tâches apparaissent à sa dynamique d’affect comme des soucis dont il cherchera à se débarrasser.

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