Collectionner à l’ère du virtuel

" Steps 3 ", du Suisse Robert Suermondt : 1.000 euros sur le site d'Allegrarte.

Vendre un tableau à un inconnu à l’autre bout du globe sur un simple clic, la plupart des professionnels de l’art refusaient d’y croire il y a 10 ans. Aujourd’hui, les plateformes de vente d’art fleurissent sur Internet et ont effectué pour 4,2 milliards d’euros de transactions en 2018. Décryptage d’une nouvelle révolution.

Avec une progression des achats d’oeuvres sur Internet de 9,8% en 2018 et des prévisions de 15% en moyenne par an, la croissance du marché de l’art en ligne dépasse de loin celle du marché global qui s’établissait l’année dernière autour des 4%. Le dernier rapport Hiscox sur la question indique que 40% des acheteurs d’art de moins de 35 ans auraient acquis des oeuvres en ligne au cours des 12 derniers mois. Impossible donc pour les galeries et les artistes de passer à côté du tsunami numérique qui gagne les nouvelles générations. Et pourtant, malgré l’évidence du phénomène, beaucoup peinent à passer le cap de la digitalisation. Une réticence qui tient sans doute du conservatisme dans ce milieu très codifié où les prix s’affichent rarement et où les réputations se font et se défont sur la base de critères subtils. Même les acteurs de l’art contemporain, friands d’innovations technologiques quand il s’agit de création, se montrent frileux dans ce domaine. A titre d’exemple, Gagosian, la célèbre galerie new-yorkaise qui expose les oeuvres de Jeff Koons et possède des succursales dans les grandes capitales mondiales, n’a ouvert son showroom virtuel qu’en juin 2018.

Nous pouvons proposer des oeuvres à l’infini. Nos seules contraintes sont d’héberger et de maintenir le site en s’assurant de la bonne définition des visuels. ” François-Xavier Trancart, cofondateur de la plateforme Artsper

Outre la révolution culturelle que représentent ces pratiques, il faut être certain de rentabiliser l’argent investi dans la conception et la mise à jour d’un site marchand capable de générer du trafic et d’élargir son public. Tout le monde n’a pas la popularité du street-artist Banksy dont l’accès aux produits de sa boutique sur le Web (ouverte le 28 octobre dernier) a dû être régulé via un système d’inscription en raison de son succès.

Certes, les artistes et les galeries participent déjà massivement à la digitalisation de l’art en étant présents sur les réseaux sociaux, notamment sur Instagram, mais pour beaucoup, le défi de la vente en ligne ne peut pas se relever de façon individuelle. Face à cette impasse, un grand nombre d’entre eux choisissent de rejoindre une plateforme de vente pour tenter de profiter des avantages de ce marché encore à exploiter. Afin de mieux comprendre les enjeux de ces nouvelles façons de consommer de l’art, nous avons contacté les fondateurs de deux structures de vente online.

” Attendez-moi “, de Sophie Calle, 360 euros sur le site d’Artsper.© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2019. Courtesy of the artist & Perrotin Artsper

100.000 oeuvres à portée de clic

Artsper, start-up française créée en 2013 par François-Xavier Trancart et Hugo Mulliez, deux jeunes Lillois sortis de l’Edhec Business School, présente aujourd’hui un catalogue virtuel de près de 100.000 oeuvres d’art contemporain, soit environ 15.000 artistes venant de plus de 1.000 galeries dans le monde. Avec une levée de fonds de 2 millions d’euros en 2017, Artsper se positionne actuellement comme l’une des plateformes leader du secteur en Europe. ” On avait 24 ans, on sortait d’une école de commerce classique sans expérience du marché de l’art. Cela aurait pu être un frein mais, justement, nous avons su imposer certaines demandes aux galeries car nous n’avions pas d’idées préconçues “, explique François-Xavier Trancart.

Leur site offre aux internautes la possibilité de dénicher la perle rare en fonction de nombreux filtres allant du prix, aux dimensions en passant par le thème, la technique ou la couleur de la pièce désirée. ” Aujourd’hui, les oeuvres disposent d’une dizaine de tags mais nous serons bientôt capables d’en mettre une centaine sur chacune “, annonce le cofondateur qui y voit la possibilité de recherches encore bien plus précises. Les néophytes ou les indécis peuvent explorer des rubriques telles que : ” artistes émergents “, ” meilleures ventes “, ” best deals “…, ou encore chercher en fonction de la décoration de leur salon grâce à des sélections préétablies. Chaque artiste est documenté d’une courte bio et chaque oeuvre est assortie de plusieurs visuels dont une ” mise en situation ” permettant de voir la photo d’un intérieur avec l’objet en question. Soucieux de guider et de rassurer ses utilisateurs, artsper.com est agrémenté de rubriques informatives, d’un magazine online et propose à la demande un service personnalisé de conseils à l’achat.

” Caisse “, du Français Bernard Frize : 360 euros sur le site de Artsper.© Bernard Frize / ADAGP, Paris, 2019. Courtesy of the artist & Perrotin Artsper

Bien plus modeste par sa taille, le site belge Allegrarte donne accès à quelques 300 oeuvres d’une quarantaine d’artistes et s’apparente à une galerie d’art en ligne. ” Je ne veux pas être un supermarché “, affirme Dominique Fostier, juriste de formation et passionné d’art depuis son enfance, qui a fondé en 2017 cette plateforme dont la spécificité est d’être une AISBL et de réinvestir ses bénéfices dans la promotion des artistes qu’elle représente directement sans passer par la case galeries. Une façon d’éliminer ces dernières ? ” Nous sommes complémentaires, je ne prétends pas faire le métier de galeriste “, répond le créateur d’Allegrarte qui reconnaît volontiers l’utilité des galeries dans l’accompagnement administratif et le soutien quotidien des artistes.

Jamais vu ” en vrai ”

Reste que, hormis le choix étendu que permettent ces sites, on peut s’interroger sur les raisons qui poussent de plus en plus d’amateurs d’art à acheter une oeuvre qu’ils n’ont jamais vue ” en vrai “. C’est en premier lieu une question d’accessibilité, selon François-Xavier Trancart, qui considère qu’entrer dans une galerie peut faire peur à un public non initié, ” ce sont des espaces très silencieux avec beaucoup de codes “, commente-il. Même constat pour Dominique Fostier qui pointe l’aspect ” élitiste ” de l’art contemporain. D’ailleurs, selon l’ancien avocat, de moins en moins de gens fréquentent les vernissages et les galeries rencontrent des difficultés à renouveler leur public. Le gain de temps est également un argument évoqué chez les deux entrepreneurs.

Série
Série ” Blossoms ” (3/9), de la Gantoise Els Opsomer : 600 euros sur le site d’Allegrarte.© Allegarte

Le prix tout de suite

L’autre attrait majeur de l’achat online est indéniablement l’affichage des prix et la volonté de jouer la transparence, à rebours d’un univers qui continue de privilégier une certaine discrétion voire confidentialité. Artsper oblige ainsi les galeries à pratiquer les mêmes prix sur le site que dans leurs espaces mais laisse la possibilité à certaines d’entre elles (sous contrat premium) d’activer la fonction ” faire une offre “. La plupart préfèrent cependant jouer le jeu car le manque d’informations, a fortiori sur Internet, est un frein incontestable pour les acheteurs potentiels. En tant qu’intermédiaire, les plateformes peuvent également apporter des garanties supplémentaires, comme le souligne le cofondateur d’Artsper. En plus des 14 jours de rétractation (applicables aussi chez Allegrarte et certains marchands traditionnels) qui permettent au client de renvoyer l’oeuvre si elle ne lui plaît pas, le site français fait tampon entre l’acquéreur et la galerie vendeuse en ne payant cette dernière qu’après la livraison de la pièce accompagnée de son certificat d’authenticité.

Tous ces avantages ne laissent pas indifférents les nouveaux amateurs d’art qui, selon le rapport Hiscox, indiquent pour 23 % d’entre eux n’avoir jamais fait d’acquisition dans une galerie ou dans une maison de vente avant leur premier achat en ligne.

Le fonctionnement des plateformes repose essentiellement sur la prise d’une commission pour chaque transaction. Chez Artsper, les galeries payent un abonnement mensuel et se voient prélevées de 13 à 18% du montant hors taxe de leurs ventes effectuées via le site. Allegrarte perçoit entre 35 et 45% du prix de l’oeuvre, le reste allant directement dans la poche de l’artiste en l’absence de galerie. Bien qu’en pleine expansion, la vente d’art en ligne concerne en majorité des petits montants (78% des acheteurs d’oeuvres sur Internet font des acquisitions en dessous ou équivalentes à 5.000 dollars selon le rapport Hiscox). C’est d’ailleurs ce qu’illustrent les exemples des deux plateformes. La fourchette des prix chez Artsper se situe globalement entre 100 à 100.000 euros, mais le site réalise le plus gros de ses ventes en dessous des 10.000 euros. Et chez Allegrarte, les prix, entre 75 et 7.000 euros, se situent dans la partie basse du marché. Le profil des clients reste cependant difficile à cerner de façon précise.

” Emmanuel As an Angel ” de David Lachapelle : 20.000 euros sur le site d’Artsper, avec leasing possible pour les entreprises à partir de 586 euros par mois.© David Lachapelle, Courtesy Templon, Paris – Brussels Artsper

Un business dématérialisé

Dominique Fostier a déjà vendu en France et aux Etats-Unis, il estime que son public est international et utilise pas mal le smartphone pour acheter (Allegrarte comme Artsper possèdent des applis). Pour Artsper, le ciblage des clients est un enjeu majeur mais s’avère délicat. ” On a essayé pendant longtemps de faire des segments “, indique François-Xavier Trancart, qui reconnaît que la subjectivité des internautes est trop grande pour les enfermer dans des tranches d’âges ou des cases socioprofessionnelles spécifiques. L’historique individuel de navigation sur le site reste encore le meilleur indice pour tenter de prédire les futurs achats de l’utilisateur.

Si cette information est intéressante pour le développement stratégique de la plateforme en tant que telle, elle n’est pas cruciale dans leur gestion quotidienne pour la simple raison que ces structures dématérialisées n’ont pas de stock. ” Un avantage énorme “, selon le cofondateur d’Artsper dont la société délègue aux galeries le soin de livrer les produits aux clients. ” Nous pouvons proposer des oeuvres à l’infini, se réjouit-il, nos seules contraintes sont d’héberger et de maintenir le site en s’assurant de la bonne définition des visuels “. Chez Allegrarte, ce sont également majoritairement les artistes qui expédient les oeuvres, mais la dématérialisation n’exclut pas pour Dominique Fostier une présence physique ponctuelle auprès des amateurs, soit sous la forme d’une galerie pop-up comme il l’a déjà fait notamment lors de son ouverture en 2017 en s’installant dans une maison de maître avenue Louise à Bruxelles, soit à travers la participation à une foire. A cet égard, il observe une évolution dans la politique des foires qui s’ouvrent de plus en plus aux galeries virtuelles. Le fondateur d’Allegrarte a d’ailleurs posé sa candidature pour ArtBrussels et Brussels Gallery Weekend en 2020.

Dominique Fostier,  fondateur d'Allegrarte
Dominique Fostier, fondateur d’Allegrarte ” Je ne prétends pas faire le métier de galeriste. “© pg

Mais pour être réellement attractifs aux yeux des amateurs d’art confirmés ou non, les sites de vente en ligne doivent d’abord héberger des oeuvres de qualité. Chez Artsper, la sélection se fait en amont dans la validation des galeries qui veulent entrer sur la plateforme. Selon François-Xavier Trancart, chaque dossier est examiné avec soin : les artistes représentés, la fréquence des expositions, les prix pratiqués… Plus que la notoriété, la réputation de travail est primordiale. ” Les listes des participants aux foires d’art qui ont un comité de sélection en interne fournissent souvent un premier filtre intéressant “, analyse-t-il, reconnaissant qu’il est déjà arrivé à Artsper de ” désactiver ” une galerie par manque de professionnalisme. Officiellement, le choix des oeuvres y est laissé à l’appréciation des galeries, avec néanmoins une modération pour écarter les pièces à caractère offensant, moins montrables sur Internet que dans le contexte d’une galerie où elles bénéficient d’une médiation. Du côté d’Allegrarte, les artistes sont directement sélectionnés par un trio de curateurs professionnels. Résidant en Belgique mais pas forcément belges, les candidats rentrent dans la catégorie des mid-carreer artists, soit des artistes encore à découvrir mais ayant déjà exposé ou parfois gagné un ou deux prix. Le site présente aussi des lithographies d’artistes confirmés grâce à des partenariats avec des institutions muséales belges francophones telles que le MAC’s ou le Centre de la gravure et de l’image imprimée.

Le boom du leasing

D’un prix abordable, signées par l’artiste et bénéficiant d’un tirage limité et numéroté, ces reproductions se vendent particulièrement bien sur le site d’Allegrarte où elles séduisent des collectionneurs débutants désireux d’accéder à des créateurs connus. Sur Artsper, si les lithographies ont trouvé leur public, le succès des pièces originales est néanmoins assez grand. ” On pensait que les sculptures, en tant qu’objets 3D, seraient très difficiles à vendre mais elles arrivent en deuxième catégorie, ce qui est bluffant “, confie François-Xavier Trancart qui, en parallèle, avoue avoir été surpris par l’intérêt relativement mitigé suscité par la photographie qui paraissait particulièrement adaptée à l’achat sur Internet. ” Nous sommes tous inondés de très belles photos sur Instagram et peut-être que l’effet ‘waouh !’ joue moins qu’avant “, admet le cofondateur de la plateforme française. En revanche, le street art est la superstar incontestable des ventes sur le site. Effet de génération mais aussi de mode puisque les tendances, qu’elles soient guidées par des phénomènes d’actualité, de grandes expos-événements ou la mort d’un artiste célèbre, affectent énormément les recherches et les acquisitions des internautes. Même si les goûts culturels ont toujours été marqués par leur époque, grâce à la spontanéité du Web, le marché de l’art n’a jamais autant reflété l’air du temps.

François-Xavier Trancart
François-Xavier Trancart

Mais l’art ne concerne pas seulement les collectionneurs privés. De plus en plus présent dans l’espace public, il colonise les lobbys d’hôtel, les centres commerciaux, les halls des banques et les salles d’attente des cabinets médicaux. Les plateformes d’art en ligne l’ont bien compris et font également les yeux doux aux entreprises et aux professions libérales en leur proposant des contrats de leasing. L’intérêt ? Au lieu d’immobiliser du capital pour investir dans une oeuvre, ces dernières profitent d’une sorte d’achat étalé dans le temps dont les mensualités sont fiscalement déductibles. Avec Artsper, la possibilité d’acquérir l’oeuvre pour 1% de sa valeur est prévue à la fin du contrat. Suite à son succès auprès des entreprises françaises, le site compte l’étendre prochainement à la Belgique. Chez Allegrarte, l’offre de leasing à destination des sociétés et des indépendants est fraîchement disponible depuis la mi-novembre. Le choix des oeuvres sera adapté à chaque budget et pourra être changé à la demande en cours de location, précise Dominique Fostier qui voit dans ce nouvel outil la promesse d’une flexibilité sans précédent. Les écrans dévorent sans doute notre temps mais, grâce à eux, l’art va peut-être aussi envahir nos vies.

www.artsper.com

www.allegrarte.com

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content