Charles Ray en réalité augmentée

"Fall ' 91" A côté du portait en pied de cette working girl de 2m40: Charles Ray lui-même... © Charles Ray Courtesy Matthew Marks Gallery / Photo DR

A Paris, une double exposition célèbre le travail du sculpteur américain qui pratique un art subtil de l’hyperréalisme. Plutôt que de dupliquer ses semblables dans les moindres détails, l’artiste opère d’inquiétants glissements. Fascinant.

De mémoire de Parisien, ce n’était jamais arrivé. Deux institutions culturelles majeures – la Bourse de Commerce qui abrite depuis peu la collection d’art du milliardaire François Pinault et le Centre Pompidou, que l’on ne présente plus – s’unissent pour présenter conjointement une exposition. Un mariage inédit entre le privé et le public, facilité par la proximité géographiques des deux centres d’art situés à une encablure l’un de l’autre, de chaque côté des Halles.

L’alliance a des allures de sacre pour Charles Ray, 69 ans. Présent dans les plus grands musées de son pays où l’on compte l’essentiel de ses collectionneurs privés, le sculpteur américain demeure peu connu de ce côté de l’Atlantique. Bien moins qu’un Jef Koons ou que le Britannique Damien Hirst. Nuançons tout de même la portée épiphanique de cette initiative hexagonale puisqu’elle a été précédée en 2014 par une exposition conséquente au Kunstmuseum de Bâle. Mais Paris, évidemment, c’est autre chose. Et puis, il y a François Pinault, l’ami de 20 ans. Charles Ray peut toujours compter sur le soutien de son généreux commanditaire qui a contribué à accroître sa notoriété. Le genre de choses qui vous font aimer la France. D’ailleurs, l’Américain est tellement épris du drapeau tricolore qu’il a introduit sa demande de naturalisation, a tenu à nous faire savoir le Centre Pompidou. Une vraie lune de miel. Mais revenons à l’essentiel…

“Horse & Rider” Sur le parvis de la Fondation Pinault, Charles Ray se représente en cavalier fatigué, plus proche de Don Quichotte que de Lucky Luke.© Charles Ray / Pinault Collection / Photo Aurélien Mole

Cinq ans de préparatifs

Il aura fallu cinq ans aux instances culturelles pour préparer les festivités bicéphales. C’est que le natif de Chicago, installé depuis belle lurette à Los Angeles, aime prendre son temps. En 50 ans de carrière, Ray n’a produit qu’une poignée d’oeuvres: 123, pour être précis. L’accrochage parisien rassemble un tiers d’entre elles. C’est beaucoup et peu à la fois. “Ce n’est pas une rétrospective harassante”, rassure Laurent Le Bon, président du Centre Pompidou. Au sixième étage de Beaubourg sont réunis en tout et pour tout 20 “expériences philosophiques”, comme les appelle Ray, auxquelles il faut ajouter la sculpture Huck and Jim, disposée sur la terrasse extérieure. La plongée dans l’univers du sculpteur est donc concise. On ne perd pas son temps dans la malle à souvenirs. Les débuts? Ils sont balayés en deux photographies, quand le jeune homme de 20 ans réalise une performance un tantinet masochiste, symptomatique de la contre-culture qui règne au mitan des années 1970. Rappelons qu’en pleine guerre du Vietnam, les étudiants des écoles d’art vouaient un culte à l’artiste Chris Burden qui, en 1971, s’était filmé en train de se faire tirer dessus à balles réelles. Charles Ray est moins téméraire. Il se contente de jouer les chauves-souris, la tête à l’envers en équilibre sur une planche de bois.

Froissements, cabossements

Mais à Beaubourg, les visiteurs ne s’attardent guère sur ces clichés en noir et blanc, ils n’ont d’yeux que pour le premier choc esthétique de l’exposition avec la sculpture d’une voiture accidentée. “J’ai examiné beaucoup d’automobiles impliquées dans des accidents mortels”, expliquait-t-il en 2014 à propos de Unpainted Sculpture (1997) qui ouvre la marche au Centre Pompidou. “J’en ai finalement choisi une qui me semblait retenir la présence de son conducteur décédé. Mon idée était de reproduire tous les cabossements, les froissements, les détails résultant de la destruction de la voiture, en prenant des moules pièce à pièce. Les ailes, les portes, les pneus, l’intérieur et l’extérieur ont été lentement désassemblés, catalogués et moulés. J’ai réalisé des doubles en fibre de verre de toutes ces pièces. L’essentiel de ma réflexion était mécanique et technique jusqu’à ce que débute le travail de réassemblage.” Recouverte d’une peinture mat couleur dragée, la Pontiac reconfigurée fait penser aux décombres ensevelies sous la poussière après les attentats du 11 Septembre. “C’est une ruine industrielle”, concède Jean-Pierre Criqui, curateur du Centre Pompidou. “De l’autre côté de la salle, il y a une ruine naturelle”, enchaîne le conservateur en se tournant vers un arbre mort. Ou plus exactement la sculpture en bois de cyprès d’un chêne déraciné, trouvé dans une forêt par Ray, ramené par convoi exceptionnel dans son atelier, puis reproduit à l’identique par des artisans d’Osaka. Ce n’est donc pas un arbre mais l’image d’un arbre que l’on a devant soi. La pièce qui date de 2007 et a réclamé six ans de labeur n’avait jamais quitté les salles de l’Art of Institute de Chicago. On comprend pourquoi. Il a fallu “gruter” le mastodonte de neuf mètres de long (et protégé par une caisse bien plus volumineuse) jusqu’au sommet de Pompidou.

“Unpainted Sculpture” ouvre l’expo du Centre Pompidou. “J’ai choisi un véhicule qui me semblait retenir la présence de son conducteur décédé”, explique l’artiste.© Charles Ray courtesy of the artist. Photograph by Josh White

Augmenter ou rétrécir

La sculpture est la grande affaire de Charles Ray. Il a progressivement écarté les autres mediums pour s’y consacrer pleinement. L’une de ses réalisations tridimensionnelle les plus connues est Fall’91, soit le portrait en pied d’une working girl, comme on disait dans les années 1990, cintrée dans un tailleur fuchsia. Cette executive woman nous défie du haut de ses 2m40. Il faut prendre le temps de se rapprocher ce totem en fibre de verre qui s’inspire non pas de la figure humaine comme on pourrait le penser mais des mannequins de vitrine qui ont subjugué l’artiste lorsqu’il travaillait comme étudiant dans un centre commercial. Les joues sont artificiellement empourprées, la peau est dépourvue de rides, le regard apparaît vide d’expression. C’est, à s’y méprendre, l’une de ces silhouettes de cire qui ornent les magasins. Sauf qu’elle a été agrandie de 30% par rapport à la taille standard. Une réalité augmentée en quelque sorte. Ray utilise parfois l’effet inverse, en rétrécissement le monde qui l’entoure. Il lui arrive enfin de rapetisser et agrandir en même temps, comme pour Family Romance (1993), quand il met à nu au sens propre du terme, une famille nucléaire – deux parents, deux enfants -, alignée sous une toise unique de 1m34. Le tableau a quelque chose de fascinant. Ces quatre freaks ont beau se tenir par la main, on ne peut pas dire que la scène transpire l’amour filial. Avec Puzzle bottle (1995), Ray pousse encore un peu plus loin le bouchon anthropométrique. Il se met lui-même en scène dans une bouteille. On le reconnaît avec ses grandes lunettes et sa tête d’éternel adolescent. Un petit bonhomme de rien du tout, prisonnier dans un flacon, l’air de s’excuser de la situation tragicomique. Sans concession à l’égard de ses semblables, impitoyable avec lui-même.

Trip sous acide

L’artiste se regarde fréquemment dans le miroir. Dans une alcôve de l’exposition, on peut découvrir l’un de ses autoportraits photographiques réalisés sous hallucinogène. Ray a l’air complètement hébété. Si l’on observe bien, on se rend compte que non seulement le cadre de la photo est courbe mais que le mur même sur lequel est accroché le tirage est convexe. “Alors qu’il était en plein trip sous acide, Charles Ray avait l’impression que les murs avançaient, raconte Jean-Pierre Criqui. L’oeuvre ne se limite pas à la photographie mais à l’espace même où elle est montrée”. A la Bourse de Commerce, on dénombre une vingtaine d’oeuvres qui complètent parfaitement le premier volet du diptyque. La figure humaine y est davantage présente qu’à Beaubourg avec un accent mis sur les travaux plus récents. La fibre de verre est laissée de côté au profit du papier ou de l’aluminium, son matériau fétiche depuis quelques années. Sur le parvis de la Fondation Pinault, trône ainsi Horse and Rider, tout en acier poli. Une scène de genre où Charles Ray se représente en cavalier fatigué, plus proche de Don Quichotte que de Lucky Luke.

“Puzzle Bottle” Impitoyable avec lui-même, Charles Ray se met en scène dans une bouteille. Un petit bonhomme de rien du tout…© Charles Ray courtesy of the artist / Digital image Whitney Museum of American Art / Licensed by Scala

Spontanément rattaché au courant hyperréaliste, Charles Ray n’en est pas moins un artiste ambigu dans sa pratique du “vrai”.

Parenté avec Michel-Ange

Les oeuvres visibles au rez-de-chaussée et au second étage de la rotonde de la collection Pinault montrent à quel point il s’éloigne de la vision d’un artiste comme, par exemple, Ron Mueck qui restitue dans les moindres détails la texture de la peau avec ses plus infimes imperfections. Rien de comparable avec l’Américain qui lisse les matières, recourt parfois au marbre ou au bas-relief avec une approche qui le place du côté de Rodin, voire de la statuaire gréco-romaine. La sculpture Boy with a Frog qui a été commandée par François Pinault pour l’inauguration du centre d’art de la Punta della Dogana à Venise a même des airs de parenté avec le David de Michel-Ange. Une référence qui sonne comme une évidence pour Caroline Bourgeois, conservatrice auprès de la collection Pinault. “Au fil du temps, Charles Ray épure de plus en plus son travail. Il ne reste plus que le geste. Le garçon représenté dans Boy with a Frog est un enfant générique. Il n’a pas de regard, pas de relation obligée avec les spectateurs”. Ce qui n’empêchera pas les visiteurs de s’attarder sur la présence d’une SDF endormie sur un banc que Charles Ray croisait tous les matins à Los Angeles dans la rue avant de lui demander de poser dans son atelier. La sculpture en acier inoxydable s’appelle sobrement Sleeping Woman. 2,5 tonnes et la grâce.

Jusqu’au 20 juin au Centre Pompidou et à La Bourse de Commerce – Pinault Collection à Paris.

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