” Bruxelles cherche encore le bon équilibre “

Kris Verhellen et Johan Anrys © Debby Termonia

Kris Verhellen et Johan Anrys en sont convaincus : la densification du territoire bruxellois passera par un renforcement de son attractivité. Tant pour séduire ses habitants que pour attirer une population nouvelle. Une manière également de déterminer ses ambitions.

Ils n’ont jamais travaillé ensemble. Pourtant, l’un comme l’autre sont des acteurs incontournables de la place immobilière bruxelloise. Kris Verhellen, CEO d’Extensa Group, transforme le site de Tour & Taxis depuis plus de 15 ans. John Anrys, cofondateur du bureau d’architecture 51N4E, a dessiné ces dernières années quelques-uns des plus importants projets de la capitale (Zin, Victor, Victoria, Canal Wharf). Rencontre au coeur de la nouvelle gare Maritime à Tour & Taxis.

TRENDS-TENDANCES. La densification du territoire bruxellois semble focaliser les attentions ces derniers mois. Avec de grandes différences de vue entre la vision du gouvernement bruxellois et celle d’initiatives citoyennes. Comment parvenir à faire accepter cette densification aux habitants ?

KRIS VERHELLEN. Certains sont prêts à accepter cette densification, d’autres non. Il faut reconnaître qu’il y a davantage de citadins auprès de la population étrangère. Cela s’explique notamment par le fait que, à l’origine, Bruxelles était une collection de petits villages. Il n’y a donc jamais eu de véritables modèles pour densifier cette ville. Les PAD ( plan d’aménagement directeur, Ndlr) donnent un coup de fouet à cette vision mais il faut relativiser leur importance. A l’échelle de toute la Région bruxelloise, la densification reste encore très acceptable.

JOHAN ANRYS. L’enjeu de la densification est très prégnant en Flandre et à Bruxelles. Pour les Bruxellois, l’environnement dans lequel ils habitent est primordial. Outre leur maison, leur quartier doit proposer une qualité de vie acceptable. Il faut bien se rendre compte que la densification est une vraie opportunité pour Bruxelles. Et ne mélangeons pas tout : cela ne signifie pas pour autant qu’il faut construire en hauteur. La densification amène surtout une mixité qui permet de découvrir de nouveaux modes de vie.

K.V. La densité permet en effet de créer davantage de vie et d’activités.

De nombreux quartiers sont historiquement monofonctionnels à Bruxelles. Comme le quartier Nord ou le quartier européen. Y amener de la mixité est essentiel ?

J.A. C’est une évolution naturelle. Le quartier Nord a été créé il y a seulement 60 ans. Des projets résidentiels seront associés au fil du temps aux tours historiques de bureau. Cela ne peut être que bénéfique.

La volonté des pouvoirs publics de favoriser cette mixité se concrétisera-telle ?

K.V. Je le pense bien. Il ne faut pas oublier qu’il y avait davantage de mixité auparavant. Le quartier de la rue de la Loi et le quartier Nord ont été démolis pour être réinventés et y implanter des bureaux. Aujourd’hui, ce processus de retour en arrière prendra du temps. La réussite n’est, de plus, pas garantie.

J.A. C’est un processus qui demande du temps mais surtout de multiplier les points de vue. On ne peut pas, par exemple, se baser sur un seul master plan et avancer tête baissée. Pour arriver à ses fins, il faut continuellement remettre en question la vision de départ et s’adapter aux nouvelles réalités.

Le site de Tour & Taxis peut-il devenir un exemple en la matière ?

K.V. Je ne pense pas que Tour & Taxis sera un modèle car chaque site ou chaque quartier est différent. Nous serons déjà contents si nous arrivons à y développer un beau projet malgré toutes les contraintes auxquelles nous devons faire face. Le plus grand défi sera d’en faire un véritable quartier. Il devra être vivant à tous les moments de la journée. D’où l’importance de multiplier les fonctions et d’avoir une densification plus élevée sur certaines parcelles par rapport aux bâtiments historiques qui sont peu denses. Sur les 40 ha de Tour & Taxis, il y a 10 ha appartenant au port de Bruxelles, 10 ha d’espaces verts et 10 ha de bâtiments historiques. Et sur le solde, nous devons construire 2 000 logements.

© Debby Termonia

La question de l’amélioration du cadre de vie semble centrale en matière de densification. Un travail laissé quelque peu de côté ces dernières années. Comment redresser la barre ?

J.A. La qualité de vie est en effet primordiale. La priorité n’est pas de créer un geste architectural dans un quartier mais d’y développer des immeubles partagés, smart, bien réfléchis, etc. Il faut travailler sur tous ces domaines et sur différentes échelles de valeurs à mettre en place. La difficulté actuelle est de pouvoir rassembler tous les acteurs d’un projet dans une vision commune. Il faut élargir le périmètre de réflexion à chaque fois.

Comment jugez-vous l’évolution architecturale des projets à Bruxelles ?

K.V. L’argument économique a toujours été utilisé pour justifier le manque de qualité architecturale dans certains projets. Extensa ne partage pas cet avis. La situation économique a évolué et permet de dégager davantage de budget pour ce volet. Et puis, surtout, nous constatons qu’une belle architecture est une garantie de mieux vendre un produit immobilier. Notre actionnaire estime d’ailleurs qu’il s’agit d’une manière de limiter le risque financier d’un projet. Il faudrait que d’autres promoteurs suivent cette tendance. Car, d’après ce que je vois, ce n’est pas encore le cas…

J.A. La qualité architecturale n’est pas toujours liée à un budget élevé. Notre vision n’est pas de construire la ville que pour ceux qui ont plus de moyens. Il faut donc trouver des solutions architecturales qui permettent d’apporter une qualité de vie sans que le budget n’explose. Il s’agit parfois d’aménagements très simples. Il existe des stratégies pour construire des maisons plus grandes qui coûtent bien moins cher. Or, à Bruxelles, ces solutions n’ont pas encore été mises en oeuvre.

Vu le rythme élevé de l’activité immobilière, les promoteurs n’ont aucun intérêt à développer des projets plus abordables puisque tout se vend…

K.V. Une entreprise doit bien évidemment maximiser son profit. Toutefois, je pense que nous sommes arrivés à un plafond en matière de hausses de prix. En tenant compte du fait que la demande est soutenue, une des pistes serait que les pouvoirs publics autorisent la construction de davantage de logements. L’équation est simple : si on crée une suroffre, les prix baisseront.

Même si la plupart des nouveaux appartements font surtout le bonheur des investisseurs…

K.V. Mais ce n’est pas grave car ils sont tous loués. D’ailleurs, cette situation s’explique assez simplement. Les banques sont plus strictes dans leur ratio loan to value, ce qui signifie que beaucoup de jeunes n’ont pas accès à la propriété. Les investisseurs sont donc contents, même si le rendement est faible, et les locataires également. Ce qui fait que le marché est sain. Pour le reste, si un promoteur immobilier n’a pas vocation à vendre un appartement en dessous des prix du marché, je rappelle qu’il existe quand même une obligation de payer des charges d’urbanisme. Elles se traduisent par 15 % du programme dédié à du logement conventionné.

J.A. Pour accélérer la densification de certains quartiers, il pourrait être intéressant d’y diminuer le niveau de taxation. Cela permettrait de favoriser leur développement. Le quartier Nord, avec une gare toute proche, pourrait en profiter. D’autant que favoriser la mixité ne signifie pas de construire moins de bureaux et davantage de logements. Nous avons la capacité d’augmenter les deux.

K.V. Pour les projets ambitieux, il est important d’avoir un dialogue entre les différents intervenants. Or, nous n’avons pas cette culture du débat en Belgique. Pour les PAD, je crains, par exemple, que l’on aille trop vite et qu’ils soient bloqués au Conseil d’Etat.

Tous les indicateurs semblent au beau fixe sur le plan du marché résidentiel. L’activité a augmenté de 6 % alors que les prix sont toujours à la hausse. Ces tendances n’accélèrent-elles pas une segmentation du marché entre les plus nantis et les autres ?

K.V. Il n’y a aucun indicateur qui permet de juger cette tendance. Ce n’est qu’une perception, il est donc difficile de répondre. Le contexte actuel ne fait en tout cas que renforcer l’attrait pour l’immobilier.

Diminuer la taille des logements, est-ce le levier le plus simple pour créer du logement abordable à Bruxelles ?

J.A. Ce n’est pas la seule solution. L’actuelle réduction de la taille des logements s’explique principalement par la réduction de la taille des ménages. En tant qu’architecte, nous cherchons toujours à proposer des projets qui permettent de vivre aussi bien qu’avant mais avec une superficie plus petite. Dans cette optique, la multiplication des espaces partagés est une clé.

Quel est le principal enjeu aujourd’hui pour Bruxelles ?

K.V. Bruxelles est à un tournant de son développement et de sa croissance : soit elle souhaite atteindre les 2 millions d’habitants, soit elle veut rester à 1,2 million d’habitants. Elle doit décider de son avenir. Et ce positionnement déterminera ses ambitions. Mais quelqu’un doit exprimer ces ambitions.

J.A. Oui, c’est très important. En fait, Bruxelles est pénalisée aujourd’hui par le fait que de nombreuses personnes viennent travailler à Bruxelles mais préfèrent habiter à Alost, Denderleeuw ou ailleurs, car c’est moins cher.

K.V. Ce n’est pas l’unique raison. Ils n’ont également pas l’âme citadine.

Et est-il possible de créer cet esprit citadin ?

K.V. Cela passe par l’amélioration de la qualité des espaces publics, par l’entretien des infrastructures, par la propreté, etc. C’est tout ce qui manque à Bruxelles. Et il faut le répéter inlassablement. Le métro est sale et peu accueillant. J’en suis un grand utilisateur. Quand on le compare avec ceux d’autres villes européennes, la différence est importante. Il y a de l’argent pour transformer Bruxelles. Il faut juste effectuer les bons choix politiques.

Et les promoteurs effectuent-ils leur part du travail ?

K.V. Le nivellement par le haut est indéniable. Mais il est vrai que je vois quand même encore beaucoup d’horreurs quand je me balade dans Bruxelles. Comme le marché résidentiel est dynamique, certains font un peu tout et n’importe quoi en se disant que cela se vendra quand même.

J.V. Il est extrêmement important de profiter de la bonne conjoncture actuelle pour mettre en place un cadre de valeurs dans lequel les promoteurs doivent s’inscrire. Car, aujourd’hui, c’est le privé qui construit la ville et on ne peut se risquer à voir émerger des projets peu ambitieux.

Les conditions sont-elles aujourd’hui réunies pour que les promoteurs privés puissent construire cette ville rapidement ?

K.V. Que certains promoteurs râlent car ils n’obtiennent pas leur permis suffisamment vite est naturel. Mais il faut relativiser. Ils doivent admettre qu’un projet d’envergure à un impact sur l’environnement. Il est normal que des comités de quartier fassent entendre leur voix.

J.V. Les fonctionnaires vont aussi vite que possible et sont de bonne volonté. Seulement voilà, les projets sont de plus en complexes et multidisciplinaires. Et il faut en tenir compte.

K.V. Sans parler du fait que vu la densification à venir, il est normal que les pouvoirs publics exigent une contrepartie sociétale.

Que manque-t-il à Bruxelles pour être dans la lignée d’autres grandes capitales ?

K.V. Bruxelles est une ville de qualité mais je pense qu’elle pourrait avoir une autre attractivité nationale et internationale. Si des efforts sont effectués en matière d’infrastructures et de propreté, c’est un premier pas. Et si de grands projets se concrétisent, ce serait un second. Bruxelles a une place à prendre entre Londres et Paris. Elle n’exploite pas encore tout son potentiel.

J.V. Bruxelles doit trouver le bon équilibre entre son âme villageoise et le fait d’être la capitale de l’Europe. Cela doit passer par la co-création de projets et non par l’imposition de projets d’envergure.

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