Bienvenue dans l’Airbnb post-Covid

VILLA À BANDOL Coup de coeur des clients de la version française de la plateforme. © BELGAIMAGE

2020 aura été une année de montagnes russes pour la plateforme de location, sévèrement mise à mal par la pandémie avant de prouver sa résilience et de réaliser une entrée en Bourse en fanfare en décembre. Les trois fondateurs ont profité de la crise pour recentrer la société sur son modèle d’origine. Décryptage exclusif avec l’un d’entre eux, depuis San Francisco.

En fin de compte, tout va plutôt bien, merci.” Propriétaire avec son mari, Nicolas, de deux logements en Savoie qu’ils louent via Airbnb, Hillary Depeyre aura vécu une année 2020 en dents de scie comme beaucoup d’hôtes dans le monde. “Durant le premier confinement, on a eu très peur car notre grange et notre chapelle sont restées vides mais depuis le déconfinement du printemps et surtout l’été, la situation s’est nettement améliorée”, se réjouit la jeune femme avec un charmant accent californien.

Originaire de San Francisco, le berceau d’Airbnb, la brunette qu’on sent d’un naturel plutôt positif est arrivée dans la région dans le cadre d’une expérience de woofing, cette forme de tourisme alternatif qui permet de voyager à peu de frais en travaillant pour gagner son hébergement. Elle n’est jamais repartie du bourg de Plancherine où est né son époux. Entre leur élevage de vaches laitières, la fabrication de glaces à la ferme et les locations sur Airbnb, le jeune couple a trouvé un équilibre économique viable. Qu’ils soient Français, Anglo-Saxons, Israéliens ou même Chinois ou Indiens, les voyageurs fans de nature et d’authenticité trouvent leur compte dans l’expérience que proposent leurs “superhosts” (la catégorie des hôtes les plus expérimentés et les mieux notés de la plateforme).

Ils ont réussi ce que la Silicon Valley considère comme le graal de toute jeune pousse: l’adéquation du produit au marché.

La participation à la traite et à la production de crèmes glacées est incluse dans le paquet global… “On est presque toujours pleins depuis l’été, avec déjà des réservations pour août prochain, mais les voyageurs viennent de moins loin ces derniers mois et ils se décident souvent au dernier moment, note Hillary. Il nous faut être réactifs et bien mettre en avant que nous respectons le protocole Airbnb pour le nettoyage et la désinfection des lieux.” Alors que les Depeyre avaient toujours privilégié les courts séjours, ils se sont décidés à louer leur grange pour un an à un couple d’Anglais exilés du Brexit, un retraité et son épouse en télétravail en train de se faire construire une maison dans la région. “On a voulu se garantir une certaine stabilité alors que la période est si compliquée à gérer.”

LES TROIS FONDATEURS Nathan Blecharczyk, Brian Chesky et Joe Gebbia en 2016.
LES TROIS FONDATEURS Nathan Blecharczyk, Brian Chesky et Joe Gebbia en 2016.© GETTY IMAGES

“Voyager local”

Proximité, possibilité de louer pour une longue durée (comprendre: au-delà de 28 jours), conditions sanitaires renforcées: bienvenue dans l’Airbnb post-Covid. “Par rapport à une chambre d’hôtel, nos voyageurs se sentent plus en sécurité dans nos locations qu’ils n’ont pas à partager avec d’autres. Ils apprécient d’avoir une cuisine à leur disposition, de pouvoir respecter de la distanciation sociale, etc., expose dans un entretien exclusif Nathan Blecharczyk, l’un des trois cofondateurs d’Airbnb, aujourd’hui directeur de la stratégie et président d’Airbnb China. Dans cet environnement somme toute rassurant, beaucoup redécouvrent ce qui se trouve dans leur jardin, à quelques heures de route de chez eux!”

En août dernier, la moitié des réservations effectuées dans le monde portait sur des destinations situées à moins de 300 miles (480 kilomètres) du domicile des voyageurs. Celles à moins de 100 kilomètres étaient particulièrement recherchées!

Ce “retour aux sources” s’applique aux utilisateurs comme à l’entreprise elle-même. Pour la, somme toute, jeune compagnie – même si Airbnb est pleinement entré dans nos moeurs, la pépite créée par Brian Chesky, Joe Gebbia et Nathan Blecharczyk date d’août 2008 -, la pandémie a sonné comme un signal d’alarme alors qu’une certaine folie des grandeurs menaçait. Devenue licorne dès 2011 (avec plus de 1 milliard de dollars de valorisation), décacorne (10 milliards) deux ans plus tard, la start-up se piquait rien moins que de “réinventer le voyage”. Grand admirateur de Walt Disney, le CEO Brian Chesky se voyait volontiers à la tête d’un empire du travel, et allait jusqu’à évoquer l’éventualité de racheter une compagnie aérienne…

Vous pouvez trouver chez nous tous les types de logements, dans tous les endroits, pour tous les usages.” Nathan Blecharczyk, directeur de la stratégie d’Airbnb

Le Covid a sifflé la fin de la partie. Désormais, le mot d’ordre est back to the roots comme le confirme Emmanuel Marill, responsable de la plateforme pour la France, le deuxième marché d’Airbnb dans le monde après les Etats-Unis. “Alors que la tentation était à la diversification, 2020 nous a poussés à changer de cap et à nous recentrer sur l’ADN d’Airbnb: proposer un hébergement authentique qui garantit aux voyageurs une expérience exclusive. C’est ce qui nous différencie fondamentalement des autres acteurs du marché.”

Atelier cocktail virtuels

Adieu, entre autres, le magazine de voyages de luxe édité par la plateforme de location et la production audiovisuelle de séries et documentaires sur l’univers du voyage. Tout au plus les Expériences échappent-elles au recadrage. Exploitant résolument l’ “authenticité” prônée par Airbnb, ce programme, lancé en novembre 2016 pour formaliser les activités originales que proposaient déjà de nombreux propriétaires (de la balade à vélo au footing sur la plage), continue son bonhomme de chemin, sans qu’on sache combien il représente dans le chiffre d’affaires – les résultats de cette division ne sont plus isolés dans les publications financières. A l’heure du Covid, les Expériences mutent en virtuel: ateliers mixologie ou pâtisserie prisés par les entreprises en guise de team building, cours de cuisine avec d’anciens participants à Top Chef, leçons qualitatives de chant ou de musique, tours de magie, bons conseils de champions olympiques, etc.

INTRODUCTION EN BOURSE de la plateforme, le 10 décembre 2020, sur le marché du Nasdaq à New York.
INTRODUCTION EN BOURSE de la plateforme, le 10 décembre 2020, sur le marché du Nasdaq à New York.© GETTY IMAGES

Pas franchement flamboyant mais profondément réaliste, ce nouveau modèle économique a été plus que validé lors d’une introduction stratosphérique au Nasdaq, finalement intervenue en décembre dernier après plusieurs années d’hésitations quant au bien-fondé d’une éventuelle cotation. Les experts tablaient initialement sur une valorisation de 42 milliards de dollars ; Airbnb vaut aujourd’hui quelque 120 milliards – quand le montant cumulé des hôtels Hyatt, Marriott et Hilton dépasse à peine les 40 milliards. En 2020, Airbnb a limité les dégâts en ne perdant “que” 30% de son chiffre d’affaires mondial (3,4 milliards de dollars) alors que beaucoup d’observateurs tablaient sur une chute de 50%.

Plan social douloureux

La plateforme fait désormais partie de la poignée des “sociétés les plus à suivre” selon les investisseurs, les analystes et les experts. Le très médiatique professeur de marketing de la NYU Stern School of Business Scott Galloway la voit “rapporter gros” en 2021 au même titre que quelques grands gagnants du Covid comme le champion de la grande distribution Walmart, l’appli en vogue chez les boursicoteurs Robinhood ou le bitcoin…

Pourtant, la plus connue des plateformes de location revient de loin. Brian Chesky compare même la crise sanitaire à “une torpille venue heurter le navire”. “2020 n’aura été qu’une succession de montagnes russes émotionnelles”, renchérit Emmanuel Marill. En avril, au plus fort du grand confinement mondial, les réservations dans le monde étaient en chute de 72% par rapport au même mois de l’année précédente. Au troisième trimestre, les pertes atteignaient pas loin de 700 millions de dollars, forçant les trois créateurs du site à prendre l’une des décisions les plus difficiles de leur carrière: se séparer du quart des 7.500 salariés.

“Un vrai cauchemar, confie Nathan Blecharczyk depuis son domicile de San Francisco où il est confiné. Au niveau business, il n’y avait pas d’alternative mais, émotionnellement, cela a été atroce. Nous avons essayé de faire les choses le moins mal possible, surtout aux Etats-Unis où il n’y a pas de filet de protection sociale. On a notamment garanti aux collaborateurs licenciés 12 mois de couverture santé. Ils ont pu garder leur matériel informatique. On a mis en ligne un site qui regroupait le C.V. des volontaires, consultable par des employeurs potentiels.”

Le diplômé en informatique d’Harvard, pas encore quadragénaire mais déjà milliardaire (sa fortune dépasse les 10 milliards de dollars depuis l’introduction en Bourse, chacun des créateurs conservant entre 14% et 15% du capital), a la lucidité de reconnaître que ce type de décisions aura au moins eu le mérite de consolider la cohésion du trio et de forcer le respect des investisseurs d’aujourd’hui comme d’hier.

“Ils nous ont vus en action et ont pu nous juger sur pièces, explique Nate Tout au long de cette crise, nous nous sommes appelés quotidiennement entre nous, souvent plusieurs fois par jour, et nous avons réuni le conseil d’administration à distance chaque dimanche pour valider des décisions d’une importance capitale.” Comme le soulignait en octobre Brian Chesky dans une interview particulièrement inspirante au Wall Street Journal, “10 ans de décisions cruciales ont été pris en 10 semaines”.

Une histoire mouvementée

D’une humilité sidérante, Nate Blecharczyk, seul ingénieur d’un attelage dominé par des designers et, à ce titre, auteur de l’interface et de l’architecture du site (notamment son infrastructure de paiement, son service clients et son système de commentaires particulièrement performants), replace cette crise dans le contexte plus large d’une histoire mouvementée dès le départ.

Avant de décoller, le site initialement intitulé “Airbed & breakfast” a vécu trois “faux départs”. Et la trajectoire de cet acteur positionné comme une sorte d’ “eBay de l’hébergement” regorge de moments où la belle aventure entre copains aurait pu tourner court. Comme le souligne Leigh Gallagher, l’ex-responsable du magazine Fortune, aujourd’hui reconvertie chez Google en tant que directrice des affaires extérieures, dans sa passionnante saga, Airbnb Story, parue chez Dunod: “Tout est parti de trois garçons tombés par hasard sur un concept étrange et inédit alors qu’ils étaient en train de réfléchir à une innovation qu’ils espéraient révolutionnaire. Ils n’avaient aucune expérience de l’entreprise. Ils ont pris toutes sortes de risques et ont transformé une idée de départ à laquelle fort peu de gens croyaient en un phénomène non seulement acceptable mais véritablement viral.” Et cette fine observatrice des start-up de conclure: “Ils ont réussi ce que la Silicon Valley considère comme le graal de toute jeune pousse: l’adéquation du produit au marché”.

Même si Airbnb a prouvé sa résilience et son agilité au cours des 12 derniers mois, son évolution dépend d’un avenir du voyage pour le moins incertain, entre la persistance des préoccupations sanitaires, les nouvelles habitudes prises durant la pandémie – y compris pour le segment désormais important des voyageurs d’affaires – et la montée en puissance de préoccupations écologiques.

Les responsables d’Airbnb misent, au moins à court terme, sur un rebond des destinations lointaines dès que la population mondiale sera massivement vaccinée. “Beaucoup de personnes, moi le premier, en ont assez de passer autant de temps à la maison et éprouvent le désir de renouer avec la découverte du monde, avoue le directeur de la stratégie. Je pense que cet énorme désir de bouger va se concrétiser chez des gens qui feront plus que leurs deux ou trois voyages annuels habituels. Mais je compte aussi sur une nouvelle catégorie de personnes pour lesquelles le voyage va devenir plus facile et fréquent. Cette année, nous avons tous découvert Zoom et la flexibilité extraordinaire que ce service offre dans l’organisation de nos vies. Les frontières ont tendance à se brouiller entre le lieu habituel de résidence, le lieu de travail et le lieu de loisirs.” Selon un sondage réalisé auprès des habitués américains d’Airbnb, 54% prépareraient déjà, à la fin janvier, leur voyage de l’été prochain…

Le principal obstacle qui pourrait casser la dynamique tient aux nouvelles réglementations, qui constituent toujours une épée de Damoclès.

Offre diversifiée

Avec 5,6 millions d’adresses, Airbnb est sans doute l’acteur le plus à même d’exploiter ces nouvelles tendances du monde d’après. Son portefeuille est harmonieusement réparti entre 100.000 localisations. Aucune ville ne lui rapporte plus de 2,5% du chiffre d’affaires. La plateforme, à l’origine urbaine contrairement à ses prédécesseurs (Couchsurfing, Homeaway, VRBO, etc.), est désormais bien implantée à la mer, la montagne et la campagne.

L’offre est diversifiée au-delà de tout ce qu’on pourrait imaginer, entre fermes, chalets, cabanes dans les arbres… “Vous pouvez trouver chez nous tous les types de logements, dans tous les endroits, pour tous les usages”, résume Nathan Blecharczyk. Pour garder le contact avec le terrain, il met un point d’honneur à être à la fois propriétaire d’un bien qu’il propose sur le site (une suite à San Francisco, reconvertie en salle de classe pour ses deux enfants en bas âge depuis la pandémie) et hôte assidu: “J’ai loué des centaines de propriétés, j’ai perdu le compte.” Son fond d’écran Zoom affiche le souvenir d’un séjour particulièrement réussi: une cabane tout en bois nichée dans les arbres à Bali. Sa petite fille se souvient pour sa part avec ravissement d’un château en Toscane. Une expérience de princesse pour la gamine fan de Disney et une mémorable tournée des vignes alentour pour ses parents.

SAN FRANCISCO L'appartement où a débuté l'aventure Airbnb. Les cofondateurs y proposaient à l'origine un hébergement sur un matelas pneumatique, assorti du petit-déjeuner.
SAN FRANCISCO L’appartement où a débuté l’aventure Airbnb. Les cofondateurs y proposaient à l’origine un hébergement sur un matelas pneumatique, assorti du petit-déjeuner.© PG / AIRBNB

Le principal obstacle qui pourrait casser la belle dynamique d’Airbnb tient aux nouvelles réglementations qui constituent toujours une épée de Damoclès pour la plateforme. Elle a longtemps profité d’un certain flou juridique entourant son activité mais, ces dernières années, pouvoirs publics et législateurs sont régulièrement intervenus pour plafonner des locations devenues abusives dans certains endroits.

Loin de la proposition de départ, la location sur Airbnb est devenue un vrai business dans plusieurs métropoles. Des accords ont été trouvés avec 70 des 200 plus grosses villes du site, mais de nouvelles règles plus contraignantes demeurent susceptibles d’entraver son potentiel, notamment à Paris, sa “capitale mondiale”. En février, la Cour de cassation a ainsi validé les conditions d’encadrement des activités d’Airbnb dans la capitale française: la municipalité va pouvoir reprendre ses poursuites contre 420 bailleurs ayant dépassé les 120 jours de location autorisés par an. L’impact est potentiellement terrible, comme le montre l’exemple de San Francisco. Les restrictions décidées en 2018 dans la ville natale de la société ont suffi à diviser par deux le nombre d’annonces, passé de 10.000 à 5.000.

Un développement en quatre phases

Comme l’analyse Leigh Gallagher dans Airbnb Story: comment trois jeunes ont disrupté un secteur, gagné des millions… et créé la polémique, l’histoire de la société depuis 2008 est passée par différents moments.

· La phase “couch surfing”: c’était la formule de départ, plutôt frugale, du site, initialement baptisé “Airbed & breakfast”: un matelas pneumatique et un petit-déjeuner pour 80 dollars la nuit chez les fondateurs au 19 Rausch Street à San Francisco, avec accès au salon, à la cuisine et à la terrasse sur le toit. Le trio fait découvrir la ville à ses locataires, leur conseille ses restaurants de tacos préférés. Le site mettra plusieurs années avant de proposer des logements entiers d’où le propriétaire est absent.

· La phase igloos et châteaux: construit sur une promesse d’authenticité et d’originalité pour se démarquer de la vieille hôtellerie standardisée boudée par les milléniaux, Airbnb met en avant des logements particulièrement insolites. Il propose ainsi aujourd’hui 140 igloos, 3.500 châteaux, 5.600 bateaux, 2.800 yourtes, 1.600 îles privées, 300 phares, etc. Ils se situent parfois dans des zones non couvertes par l’offre hôtelière classique.

· La phase villas de luxe: bien que lancé à San Francisco, Airbnb n’a, contre toute attente, pas eu comme premiers clients des hippies, mais des designers désargentés attirés par une alternative aux hôtels au design impeccable. Avec le temps, une partie de l’offre est montée en gamme, attirant des people. En janvier 2016, l’actrice Gwyneth Paltrow loue ainsi une propriété à 8.000 dollars la nuit à Punta Cana.

· On pourrait y ajouter une quatrième phase “gîte rural”: avec le Covid, les propriétés prisées se trouvent dans des destinations proches du domicile des voyageurs, à la mer, la campagne ou la montagne, loin des villes qui ont fait le succès premier d’Airbnb.

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