Avec les taux bas, qui gagne et qui perd ?

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Plus encore que les ménages allemands ou néerlandais, les ménages belges souffrent de la faiblesse des taux, affirme la Banque centrale européenne (BCE). Mais parmi les Belges aussi, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne.

Les familles belges sont les grandes perdantes de la politique de relance de la BCE. C’est ce qui ressort d’une étude réalisée par l’institution de Francfort elle-même visant à mesurer les effets de sa politique dans neuf pays de la zone euro. L’équation est simple : les taux bas profitent surtout aux acteurs très endettés, comme les entreprises et les autorités, les dindons de la farce étant les propriétaires d’un compte épargne bien garni.

Il ne faudrait pas vouer Mario Draghi aux gémonies pour autant. Une récente étude de la Banque nationale de Belgique (BNB), intitulée L’incidence des taux d’intérêt bas sur les ménages belges, nous apprend que la réalité est plus nuancée et que tous les ménages belges ne sont pas victimes, loin de là, de la politique monétaire extraordinaire de la BCE. Mais quels sont donc les gagnants et les perdants ? Tentons d’y voir plus clair à l’aide d’exemples.

Nicolas (24 ans) a obtenu son diplôme en sciences de la communication l’année dernière et a tout de suite trouvé de l’emploi dans une agence publicitaire. Il a investi ses dernières économies dans l’achat d’un véhicule, empruntant la moitié du montant. Lorsqu’il a décidé de voler de ses propres ailes et de louer une maison, il a acheté un frigo et une machine à laver à crédit.

L’économie se porte bien, et c’est certainement en partie grâce à la politique de la BCE (lire encadré : ” Grain de sel “). Les taux bas permettent aux entreprises de se financer à moindre coût, ce qui favorise les investissements et l’embauche. La contribution précise de la politique monétaire de la BCE à la relance de l’économie reste certes soumise à de vifs débats. Mais une chose est sûre, le marché de l’emploi se porte mieux. Le taux de chômage a reculé de 25 % pour s’établir aujourd’hui à 9 %.

Ceux qui vivent des revenus de leur travail et qui n’ont pas d’économies ont de quoi se réjouir de cet environnement de taux bas. Ce n’est pas pour rien que la BNB qualifie cette politique de relance comme ” un mécanisme redistributif au détriment des ménages dont les revenus sont plus largement issus du patrimoine “. En d’autres termes, la baisse des taux profite aux ménages qui n’ont pas d’économies et doivent emprunter. Il ressort des données de la BNB que le taux moyen des crédits à la consommation a chuté de 5 points à 6,5 % depuis 2009. Ainsi, emprunter 10.000 euros aujourd’hui sur 3 ans ne coûte plus que 305 euros par mois contre 330 euros avant la crise. La faiblesse des taux permet donc d’emprunter plus facilement, et par conséquent de consommer plus. C’est ce que les économistes appellent l’effet de revenu.

Charles (32 ans) et Julie (33 ans) ont un emploi fixe comme professeur et comme employée. Ils ont acquis leur première maison l’année dernière, mais ont dû sérieusement puiser dans leurs économies. Leur emprunt grignote la plus grosse partie de leurs revenus. A telle enseigne qu’économiser est devenu impossible.

Grâce à la politique de relance des dernières années, contracter un crédit logement coûte désormais moins cher. Depuis l’éclatement de la crise financière, les taux hypothécaires ont baissé en moyenne de 5,3 à 2,1 %. Plus important encore : le coût réel des crédits, à savoir après calcul de l’inflation, s’est élevé à 1,8 % en moyenne, soit 2 % de moins qu’au cours de la décennie qui a précédé la crise. Sur un emprunt de 200.000 euros, cela représente un gain de 4.000 euros.

Malgré ces taux favorables, le service de la dette s’est amplifié pour le Belge moyen, puisqu’il emprunte plus. En 10 ans, le taux d’endettement des ménages belges a augmenté de 50 %, presque exclusivement en raison de la hausse de la dette hypothécaire (voir graphique : ” Taux d’endettement des ménages belges “).

Notons toutefois que l’accroissement de la dette des ménages n’a pour l’heure pas entraîné de hausse du nombre de défauts de paiement. Le taux reste stable autour de 1 %. En effet, selon la BNB, le remboursement du prêt hypothécaire reste la priorité des ménages, même en cas de difficultés financières. Et puis les banques restent sur leurs gardes et s’efforcent de limiter les risques, ce qui explique le resserrement du crédit opéré récemment.

Fabio (38 ans) et Isabelle (36 ans) ont acheté un bien il y a 10 ans, suffisamment spacieux pour permettre d’agrandir la famille. Grâce à la révision de leur crédit, ils sont désormais en mesure de mettre tous les mois une petite somme de côté.

A l’heure actuelle, épargner ne rapporte rien. Les taux sur les carnets d’épargne réglementés ont été ramenés au minimum légal de 0,11 %. Et après calcul de l’inflation, le rendement pénètre même en territoire négatif. L’épargnant voit donc son pouvoir d’achat diminuer. A titre d’exemple, conserver 10.000 euros sur un carnet rapporte 11 euros d’intérêts sur un an. Sauf que comme le coût de la vie a augmenté de 1,5 % sur la même période, il vous reste en réalité 9.860 euros. Selon les estimations de la BNB, l’épargne belge — toujours autour des 250 milliards d’euros — a fondu d’environ 1 % par an depuis la crise. Or le taux réel s’élevait encore à 0,7 % en moyenne avant la crise.

Le contexte a de quoi réjouir les propriétaires, puisque la valeur de leur bien a augmenté de presque 25 % depuis la crise. Et si la loi a établi un plancher pour les taux d’épargne, les taux hypothécaires peuvent, eux, poursuivre leur chute. La BNB a calculé que la différence entre ce que les ménages gagnaient à partir de leur compte d’épargne et payaient pour leur crédit logement s’élevait par le passé à 3 %, contre à peine 2 % aujourd’hui. Comme en témoignent les nombreux refinancements de prêts hypothécaires, bon nombre de Belges ont saisi la balle au bond.

Il est ainsi très difficile dans un aussi grand groupe de déterminer les acteurs qui tirent réellement leur épingle du jeu. D’un côté, le carnet d’épargne ne rapporte rien. De l’autre, les charges d’intérêts sur les emprunts diminuent. Selon la BNB, le bilan est positif pour la plupart des ménages, puisque ” la réduction des charges d’emprunt a largement compensé la moindre rémunération de leur épargne “.

Bernard (45 ans) possède une petite affaire et Samuel (43 ans) est consultant. Ils s’étaient constitué un beau petit capital, mais n’ont pu le faire fructifier au cours des dernières années. Ils ont alors décidé d’acheter un petit pied-à-terre en dehors de la ville et ont investi dans l’un ou l’autre fonds.

Les chiffres de la BNB montrent clairement les effets des taux bas sur les revenus du patrimoine. En 1995, les épargnants belges gagnaient 10 milliards d’intérêts en plus sur leur patrimoine qu’ils n’en payaient sur leurs emprunts. Depuis 2012, ce calcul donne lieu à un résultat négatif. Aujourd’hui, les ménages belges paient 7 milliards de charges d’intérêts en plus par rapport à ce qu’ils gagnent en revenus d’intérêts (voir graphique : ” Dégringolade des revenus d’intérêts “).

Epargner ou investir dans des produits à taux fixe comme les obligations souveraines n’a rien rapporté ces dernières années. Les investisseurs sont donc partis en quête de rendement ailleurs. D’après la BNB, les trois quarts des nouveaux placements financiers ont été réalisés dans des actifs assortis de risques moyens voire importants, les investisseurs ayant jeté leur dévolu sur les fonds surtout, moins sur les actions. Cette quête du rendement a également eu pour effet de pousser les investisseurs en masse vers l’immobilier. Presque 20 % des ménages possèdent un bien immeuble en plus de leur habitation.

Cela dit, les revenus locatifs ou les dividendes que dégagent ces investissements ne permettent pas de compenser la chute des revenus d’intérêts. De nombreux ménages belges ont ainsi vu leurs revenus financiers progressivement reculer depuis la crise. Tout cela se traduit par une chute vertigineuse de la part de l’épargne, soit la partie des revenus disponibles qui n’est pas consommée. Le Belge ne dépense donc pas plus ; c’est son patrimoine qui lui rapporte moins. Or c’est justement cette part des revenus qui se retrouve traditionnellement sur le carnet d’épargne en guise de poire pour la soif.

Jean (53 ans) est entrepreneur, et sa femme Sarah (49 ans) avocate. Ils vivent dans une belle maison de maître dans le centre-ville, et possèdent deux immeubles avec des chambres d’étudiants. Ils croient en l’entrepreneuriat et investissent donc dans des actions individuelles. Ils soutiennent également divers artistes en achetant leurs oeuvres. Jean a retapé une vieille Cadillac d’avant-guerre à ses heures perdues. Quant à Sarah, elle collectionne le vin et les cigares.

La quête du rendement a fait grimper les prix d’une foule d’actifs. La BNB a ainsi calculé que les obligations des entreprises belges avaient bondi de 29 % entre 2009 et cette année. Les prix de l’immobilier ont eux progressé de 25 % en Belgique, et les actions belges (indice Belgian All Shares) ont vu leur valeur croître de presque 150 % (dividendes inclus). Parallèlement, la valeur des investissements plus ” particuliers ” comme l’art, les véhicules ancêtres et le vin, s’est elle aussi envolée.

Il semblerait en quelque sorte que la valeur des actifs augmente en présence de taux faibles. Ainsi, si les Belges ont vu leur patrimoine s’accroître d’un tiers depuis la crise, c’est en majeure partie grâce aux fameux effets de valorisation. La BNB estime même que les ménages belges s’étaient déjà relevés de la crise en 2013.

Une grande partie de la population a pu profiter de cette tendance, sachant que 2,5 millions de Belges possèdent une épargne-pension, un segment qui a bien bénéficié de la hausse des taux sur les marchés. Et plus de deux tiers des Belges possèdent leur propre logement, dont la valeur s’est également accrue. Les propriétaires se sentent plus riches, même sans vendre leur bien, et vont se mettre à consommer plus.

Les taux bas profitent donc à beaucoup, mais pas dans la même mesure. Une enquête de la BNB auprès des ménages a révélé que près de 90 % des actions cotées en Bourse étaient aux mains des 20 % des ménages les plus fortunés. Ces derniers possèdent également les trois quarts de l’immobilier hors habitation propre. La BNB conclut : ” Les ménages les plus nantis sont ceux qui ont le plus perdu à la suite du recul des rendements, mais ils sont également ceux qui ont le plus profité d’effets de valorisation positifs sur leurs portefeuilles d’actifs. ”

jasper vekeman

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