Album de famille

Comme un paradoxe à ce qui va suivre, Une histoire de France commence par l’absence d’une photo. La sociologue Nathalie Heinich l’a perdue. Datée du début du 20e siècle, elle était la seule qui réunissait toute la famille Benyoumoff, sa famille, celle de son père. Peut-être la première de ces émigrants ukrainiens débarqués à Marseille. La France aurait pu n’être qu’une étape avant l’Amérique pour Bentzi, l’arrière-grand-père de l’auteure de ce qui est un étonnant album de famille. Et même de familles puisque Nathalie Heinich relate l’histoire de la rencontre de deux morceaux de France qui se sont croisés dans son arbre généalogique. La branche paternelle est juive, venue de l’Est. Partis de rien, les Benyoumoff, ensuite Heinich, bâtiront avant la Seconde Guerre mondiale un véritable empire de la casquette, grimpant dans la petite bourgeoisie marseillaise. La lignée sera durement touchée par la Shoah. Ses survivants ont poursuivi leur vie avec une blessure ouverte et des questions sur les absents. La branche maternelle vient de l’Est aussi mais de France, dans l’Alsace un temps allemande et protestante. Nathalie Heinich se voit pleinement comme l’union de ces deux représentations du pays. Car son ouvrage résonne comme le portrait d’une France diverse socialement, ethniquement, multireligieuse et composée des bonheurs et des malheurs de ses ressortissants. ” Je n’ai pas voulu faire un livre à message mais je suis très contente qu’il le porte, ce message. Deux familles différentes par la religion et le milieu social, qui malgré leurs dissemblances, ont choisi l’exil et la France. C’est là le témoignage d’un pays fait d’une multitude d’origines et d’orientations culturelles. ”

Ces eaux mêlées qui coulent dans mes veines, je les ai rendues à leur propre histoire.

Comme pour compenser l’absence de cette photographie fondatrice, elle a construit son récit autour de nombreux clichés issus principalement de sa collection familiale. ” Les photos sont très présentes dans ma famille, nous explique Nathalie Heinich. J’ai aussi ajouté des lettres et des documents administratifs. Tous ces éléments prouvent par l’image que cette histoire n’est pas une fiction. ” Car les parcours de ces personnes, fils et filles d’une Europe en déconstruction et reconstruction, sont éminemment romanesques – ” ils pourraient faire l’objet d’un film “, reconnaît l’auteure. Leur ascension sociale, les mariages arrangés, les amours déçues, les drames historiques… On plonge au fil des pages dans leurs regards et leurs sourires, on marche dans les pas de leur exil, on tremble et on pleure avec eux. L’émotion est intense quand avec la romancière du réel on découvre cette photo d’un petit homme au chapeau, d’un certain âge, hissé dans un des convois pour l’enfer. Nathalie Heinich est convaincue d’y voir cet aïeul qui ne reviendra pas. Son histoire ici racontée et les photos de famille gravent en quelque sorte un nom sur la tombe inexistante de Bentzi Benyoumoff. ” L’absence et ensuite la déformation des noms de la famille sur le mémorial ont été des épreuves pour moi. Cet acte mémoriel est un tombeau. ”

” Chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective. ” Cette citation du sociologue Maurice Halbwachs reprise en tête du livre traduit son essence. Aussi intime soit-il, ce puzzle de portraits se révèle universel. ” J’ai fait ce que j’ai pu pour intéresser les personnes extérieures à la famille. Mais si on n’est pas concerné, je pense que l’on peut retrouver des éléments de son propre vécu et de l’histoire collective “, nous assure Nathalie Heinich qui n’a en effet pas oublié son métier. ” Ce n’est pas un livre de sociologue, mais j’ai utilisé mes compétences pour le produire. ” ” Une histoire de France ” – que l’article indéfini universalise – traite de transmission générationnelle et des questions démographiques du 20e siècle, ” un récit qui raconte deux façons d’être de son pays : en devenant, et en restant français “, écrit-elle. Cette réalité, Nathalie Heinich l’a théorisée dans un autre livre à paraître fin septembre, Ce que n’est pas l’identité . Mais c’est bien dans la pratique de celui-ci qu’elle a appris ce qu’était la sienne.

Nathalie Heinich, “Une histoire de France”, éditions Les Impressions nouvelles, 224 pages, 18 euros.

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