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Les abysses de la monnaie

A l’instar des références cosmiques, il existe de nombreux trous noirs dans la théorie monétaire, c’est-à-dire des questions tellement profondes que les réponses sont incertaines. Une de ces dernières concerne la quantité de monnaie. Quelle devrait être l’offre optimale de monnaie ? Doit-elle correspondre à un certain niveau de flux de commerce ou de démographie ? Doit-elle être affectée par la nature des activités humaines et la productivité, ou par les oppositions entre les facteurs de production ? Ou bien doit-elle être laissée à l’appréciation spontanée du marché, comme le suggèrent plusieurs théoriciens libéraux pour lesquels le monopole régalien de battre monnaie est injustifié et les banques centrales sont inutiles ?

Et puis, quel est le juste niveau de prix de la monnaie, c’est-à-dire le niveau approprié des taux d’intérêt ? Quel est donc son “pouvoir d’achat”, en termes de tous les autres biens de l’économie ?

Aucun économiste sérieux n’oserait formuler une réponse à ces questions, mais cela n’a peut-être pas d’importance, car la quantité de monnaie pourrait être non pertinente.

Parmi les nombreux courants de pensée, l’école quantitative considère, en effet, que l’offre et le prix de la monnaie devraient être laissés au marché. Cette théorie suggère (de manière simplifiée) que la monnaie n’est qu’une expression numérique. La quantité de monnaie et le taux d’intérêt sont donc neutres. On ne crée pas un pouvoir d’achat par la monnaie mais par l’offre de marchandises.

Toutes choses restant égales, une variation de la quantité de monnaie entraîne, avec éventuel retard, une variation des prix, sans impact sur l’économie réelle. Sous cet angle, la monnaie n’est plus un étalon, mais l’expression relative d’un niveau de prix. La variation de l’offre de monnaie se limite donc à altérer l'”efficacité” de chaque unité monétaire. Tout se passe comme si l’augmentation (la contraction) de l’offre de monnaie se limitait à diluer (concentrer) le pouvoir d’achat de chaque unité monétaire, sans effet sur l’économie réelle. La quantité de monnaie est peu pertinente : c’est une donnée scalaire, sans point de repère fixe, c’est-à-dire indépendante de la base choisie. Il n’y aurait donc pas d’inflation structurelle si la masse monétaire était proportionnelle à la production des biens et services.

Je dois confesser que l’école quantitative me semble mieux refléter (hors variations marginales) la réalité du phénomène monétaire. L’intuition me conduit à suggérer que la sphère monétaire soit un référentiel fugace, avec peu d’ancrage dans l’économie réelle. Sous cet angle, l’étalon monétaire est relatif. Il est subordonné aux contractions/à l’expansion de l’économie réelle.

En résumé, la variation de la quantité de monnaie ne crée aucun bénéfice social. Par contre, elle modifie les conventions qui ont été formulées en considérant un certain niveau de quantité de monnaie.

C’est ainsi que les Etats augmentent la quantité de monnaie pour diminuer — au travers d’une offre de monnaie plus abondante — la valeur de leur dette publique. On pourrait donc supputer que la quantité de monnaie soit neutre, sauf pour les conventions passées. C’est pour cette raison que les Etats ont progressivement capturé le monopole de la création monétaire, tout en dissociant la monnaie d’un référentiel alternatif (et thésaurisable), comme l’argent et l’or.

Les Etats ont imposé un cours légal à la monnaie et instauré l’indépendance et l’unicité des banques centrales afin de pouvoir modifier la quantité de monnaie et donc la valeur de leurs propres dettes publiques. L’Etat n’autorisera jamais que le marché détermine seul la quantité de monnaie, contrairement aux revendications de certains économistes qui avancent que la liberté monétaire est la seule manière de discipliner ces mêmes Etats. Il en est de même pour les monnaies privées et alternatives, qui sont destinées à rester accessoires au motif qu’elles ne peuvent pas concurrencer l’offre étatique de monnaie.

Les Etats possèdent une capacité d’emprunt dont l’excès d’utilisation conduit souvent au dévoiement de la monnaie. Un endettement public excessif met à mal le rôle de l’Etat en tant que garant institutionnel de la monnaie. Peut-être que le rôle de cette dernière est de tenter de stabiliser un degré de confiance collective, et l’intérêt servirait alors à convaincre le sceptique. Elle ne protège de l’avenir que de manière très temporaire, c’est-à-dire aussi longtemps que les hommes décident eux-mêmes de la stabilité de leur futur.

Bruno Colmant, Prof. Dr. à la Louvain School of Management et à Vlerick Membre de l’Académie royale de Belgique

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