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“Le bonheur est devenu une excuse pour légitimer l’agenda politique”

Les statistiques sur le bonheur font l’objet d’une récupération politique, d’après Marc De Vos, directeur de la cellule de réflexion Itinera.

L’argent fait-il le bonheur ? Quelle est la perception du bonheur des Belges et quelles sont les différences entre générations ? Le travail rend-t-il heureux ou malheureux ? C’est à ces questions notamment que répond l’Enquête nationale du bonheur dont s’empare régulièrement la presse. Un professeur du bonheur, une ambassadrice du bonheur, des coachs du bonheur, des “bonheur-o-mètres” : tout est en place pour nous aider à être heureux.

Cela me pose problème. Pas le bonheur en soi bien entendu, mais plutôt la prémisse sous-jacente selon laquelle le bonheur peut être formulé scientifiquement, partant fabriqué, ce qui est à la fois impossible et peu souhaitable selon moi.

Les mesures du bonheur fonctionnent comme suit : sur une échelle graduée, les participants indiquent leur degré de stress et de malheur, évaluent leurs relations amoureuses et amicales, leur santé, etc. Or, ces données sont superficielles, subjectives et relatives : elles sont liées à l’instant présent, et influencées non seulement par les circonstances, l’âge, le sexe et le contexte culturel des répondants, mais aussi par leurs références implicites, leur éducation et leurs valeurs. Pouvons-nous alors fournir une indication fiable du bonheur de la société sur cette base ?

Je ne pense pas. Nous pouvons évaluer le bien-être subjectif de chacun, certes, mais nous ne sommes pas en mesure de généraliser et d’objectiver le bonheur du genre humain. Le bonheur est une affaire personnelle.

Le bonheur est devenu une excuse pour légitimer l’agenda politique

Le bonheur ne va-t-il pas au-delà du bien-être ? Pour Aristote déjà, le vrai bonheur se trouve dans la vertu, dans la réalisation de ce que l’on estime valoir la peine, dans l’accomplissement de notre potentiel humain et dans la lutte contre les obstacles de la vie. Selon les sondages, le bonheur n’est que bien-être. Ce dernier n’est pas insignifiant, mais s’il devient le critère du bonheur, la société risque de tomber dans un hédonisme qui repose sur le confort et le plaisir. Or, je pense que nous pouvons viser plus haut qu’en tant qu’individu et que communauté à part entière.

La société

Il existe une contradiction entre bien-être superficiel et bonheur profond. Le premier est agréable pour l’individu et se situe dans le court terme. Le second est important pour la communauté et s’inscrit dans une vision à long terme. Ainsi, l’ennui d’un enfant qui doit être attentif et aller à l’école chaque jour arme l’adulte de connaissances, de discipline et de persévérance.

L’adversité et le sentiment lancinant d’une ambition insatisfaite en mènent plus d’un au succès planétaire. Depuis Max Weber, nous savons que notre prospérité est ancrée dans une culture de dur labeur, de sacrifice personnel et de satisfaction différée. Un agenda politique obsédé par le plaisir hédoniste constitue donc une stratégie vouée à l’échec.

Car c’est bien de cela dont il s’agit. La mesure du bonheur est utilisée pour inspirer la politique. Si l’argent ne rend heureux que jusqu’à un certain niveau de revenus, nous ferions mieux de redistribuer davantage l’argent des riches. Et si la santé fait des heureux, nous devrions aider les gens à être bien portants. Ces deux thèses ont été formulées par le passé sur la base de l’Enquête nationale du bonheur.

Le bonheur est donc devenu une excuse pour légitimer l’agenda politique. Les statistiques sur le bonheur font l’objet d’une récupération politique et cela s’avère problématique. Il est évident que la politique joue un rôle important, car le bonheur est lié à la sécurité, un environnement de vie sain, une bonne gouvernance dépourvue de corruption, une économie solide et le plein emploi. La politique est coresponsable de ces facteurs contextuels.

Mais la devise de la déclaration d’indépendance des États-Unis s’applique au-delà de tout cela : Life, Liberty and the pursuit of Happiness ou la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur sont des droits individuels inaliénables. Chaque être humain est en droit de tendre vers ce qu’il entend par bonheur.

Il incombe aux responsables politiques de laisser à chacun la liberté de poursuivre individuellement sa quête du bonheur. Le gouvernement ne doit pas interférer ni politiser le bonheur. Il doit se concentrer sur le produit intérieur brut qui permet de faire des choix “heureux”, pas sur le bonheur national brut qui organise le bonheur.

Traduction : virginie·dupont·sprl

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