Paul Vacca

La vérité de l’instant

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Comme la sérendipité, avec lequel il possède un air de famille, le “kaïros” est moins le fruit d’une recherche que d’une mise à disposition, moins d’une compétition que d’une mise en harmonie entre soi et le monde.

Nous avons pour habitude, que ce soit dans les manuels scolaires, sur les plaques des rues ou sur les pierres tombales, de résumer l’existence des humains en accolant deux dates l’une à l’autre: celle de leur naissance et celle de leur mort. Nous réduisons ainsi toute une existence à deux bornes temporelles qui ne sont finalement que deux points aveugles: le moment où l’on n’est pas encore à celui où l’on n’est plus. Les Grecs anciens, eux, avaient une façon totalement différente de procéder. Plutôt que de proposer une ligne muette, ils optaient pour un point, n’offrant qu’une seule date pour symboliser une existence humaine: le kaïros. Soit le moment d’accomplissement de la personne, l’instant qui, à la manière d’un point focal dans un tableau, éclaire toute une vie.

Comme la sérendipité, avec lequel il possède un air de famille, le “kaïros” est moins le fruit d’une recherche que d’une mise à disposition, moins d’une compétition que d’une mise en harmonie entre soi et le monde.

Le concept de “kaïros”chez les Grecs anciens, désigne également le temps opportun, l’instant T, l’occasion à saisir, par opposition aux deux autres facettes temporelles que sont aiôn et chronos, dévolues au temps long. C’est ce concept que l’on évoque lorsque l’on parle aujourd’hui de “fenêtre de tir”, de “time to market” ou de “ mojo“, soit la concordance de temps parfaite entre une idée ou une action avec le reste du monde (ou du marché).

Une lecture estivale arrive justement à point nommé pour nous faire entrevoir toute la subtilité du kaïros. Dans Un instant dans la vie de Léonard de Vinci et autres histoires (Gallimard, collection L’Arpenteur), Marianne Jaeglé nous propose à travers 21 nouvelles de vivre la vie de 21 artistes de l’Antiquité au 21e siècle à travers le prisme d’un instant décisif, celui qui, soudain, éclaire toute leur oeuvre. Des instantanés qui saisissent l’intimité de la vie d’artistes célèbres dans ces instants arrachés au temps long: ainsi Marianne Jaeglé nous fait vivre l’instant où Léonard de Vinci quitte l’Italie pour la France avec trois de ses plus beaux tableaux et une vue cavalière sur son existence ; l’instant où JK Rowling voyage dans un train la menant à Londres au quai 9 de la gare de King’s Cross et imagine alors ce qui deviendra cinq ans plus tard Harry Potter ; l’instant où Malaparte traverse le ghetto de Varsovie en 1942, ce qui le fera entièrement changer de perspective ; l’instant où Picasso met à jour une vérité sur l’horreur et l’art face à des dignitaires nazis ; l’instant où Dürer part en expédition à la poursuite d’une baleine échouée et échoue ; l’instant où “naît” véritablement Romain Gary…

Autant d’instantanés qui nous offrent une nouvelle perspective sur la vie des grands artistes en nous donnant à les voir de l’intérieur, dans des instants où leur vérité la plus intime apparaît. Des mini-biopics qui procèdent non pas de façon linéaire mais par jaillissements, épiphanies ou révélations ; non pas en extension, à la manière des biographies classiques, mais en compréhension. Bref, des vies d’artistes saisis dans leur kaïros.

Et au fil de ces pages, tour à tour drôles ou poignantes, l’auteure parvient à nous faire saisir l’alchimie particulière du kaïros. Ce qu’il a également de profondément insaisissable. Car plus on le recherche, moins on a de chance de l’atteindre. Comme la sérendipité, avec lequel il possède un air de famille, il est moins le fruit d’une recherche si acharnée fût-elle que d’une mise à disposition, moins d’une compétition que d’une mise en harmonie entre soi et le monde.

Et c’est peut-être la nouvelle qui ouvre le recueil qui en offre la plus splendide illustration. Elle raconte ce moment où un jeune Japonais décide de renoncer aux fracas du monde et à la gloire militaire pour devenir le poète Basho, l’un des maîtres du haïku, par la seule grâce d’un simple instant arraché à l’éternité: celui où une grenouille plonge et disparaît dans l’eau d’un étang.

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