“La récréation est terminée”

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L’impact du mobile et du numérique commence à ébranler le “business model” traditionnel de la télévision. Les nouvelles recettes provenant des annonces en ligne et de la télévision payante en ligne risquent fort de tomber en majeure partie dans l’escarcelle de Facebook, Netflix et Cie.

La combinaison Internet-smartphone/tablette a transformé en profondeur la façon dont les gens écoutent la musique et consomment de l’information. Mais pour ce qui concerne la télé, rien n’a changé, malgré l’immense succès des appareils mobiles et de la vidéo en ligne. Selon une étude du Centre d’information sur les médias (CIM), le Belge passe en moyenne trois heures par jour devant le petit écran. C’est plus que jamais auparavant. Et généralement, il est bien sage et ne zappe pas la publicité quand il regarde ses émissions en différé.

La télévision reste dominante dans le paysage des médias. Aux Etats-Unis, par exemple, les revenus de la télévision payante représentent 90 milliards d’euros et on y vend encore pour environ 60 milliards d’euros de spots publicitaires par an. En Belgique, les dépenses publicitaires doivent, d’après les tarifs standards, tourner autour de 1,45 milliard d’euros. Dans la réalité, elles sont sans doute inférieures de moitié ou même plus, parce que, dans la pratique, les annonceurs bénéficient presque toujours d’importantes réductions.

Aujourd’hui, les mutations numériques sont cause de nouveaux tracas. Plus le spectateur est jeune, plus les chances sont grandes qu’il regarde ses émissions en différé et sur mobile et qu’il passe beaucoup de temps sur des services de streaming comme Netflix, YouTube ou tout autre site de vidéos (lire l’encadré “La génération YouTube ne se compose pas que de jeunes”, Ndlr). Quand Telenet, il y a un an et demi, s’est brouillée avec Medialaan (rassemblant notamment VTM et 2BE et pour moitié entre les mains de Roularta Media Group qui édite aussi Trends-Tendances), l’opérateur reprochait à ces chaînes de perdre le contact avec les jeunes générations, commercialement intéressantes. Une analyse que ne partagent pas les chaînes commerciales. La part de marché auprès des jeunes aurait au contraire augmenté, notamment grâce à de nouvelles émissions. On observe effectivement une nouvelle utilisation des médias, mais qui vient s’ajouter au temps passé devant la télévision.

Mais l’affaire n’est pas classée pour autant, en tout cas pas sur le marché de la publicité. Facebook, YouTube (Google), Snapchat et autres géants du Net lorgnent avec avidité le gâteau télévisuel et aimeraient bien en avoir leur part. Ils développent donc des services en ligne et de nouveaux formats (publicitaires) censés détacher le spectateur et l’annonceur du petit écran classique. Ce glissement numérique est déjà en cours aux Etats-Unis, et certains analystes prédisent pour cette année un recul de 7 % de la publicité vidéo traditionnelle. Dans le paysage télévisuel belge aussi, les revenus de la publicité sont sous pression, principalement en raison d’une concurrence féroce entre chaînes. Les annonceurs continuent à opter pour les moyens classiques.

“Les revenus de la publicité en ligne sont encore très modestes, mais la récréation est terminée, explique Ben Jansen, directeur commercial de Medialaan. Les chaînes disposent d’atouts majeurs leur permettant de jouer aussi un rôle important sur le Net. Nous avons des émissions de grande qualité et sommes en mesure d’offrir à l’annonceur un environnement protégé. Nous sommes convaincus que cela représentera une haute valeur ajoutée dans le cadre des possibilités de publicité en ligne. Les tarifs sont encore peu élevés en Belgique. Pour qu’ils puissent augmenter, il va falloir disposer de normes de mesure de la portée d’une vidéo en ligne, comme c’est le cas pour la télévision classique. Cela inspirera plus confiance à l’annonceur et permettra en outre une segmentation poussée. Quoique les grands annonceurs préfèrent généralement une portée étendue. C’est pourquoi la publicité télévisée classique n’est pas du tout hors course, surtout quand on sait que les gens regardent plus que jamais la TV.”

“Pour améliorer la notoriété d’une marque, les spots télévisés restent la meilleure arme, confirme un responsable marketing auprès d’un important annonceur. Ce média est effectivement celui qui offre la meilleure portée et la plus large. Cela dit, les chaînes n’ont pas peur d’enjoliver leurs chiffres de portée pendant les négociations ; il faut parfois freiner leur enthousiasme. A côté de cela, nous faisons aussi de la publicité vidéo en ligne, principalement sur YouTube et à destination de groupes cibles spécifiques. Comparativement à nos campagnes traditionnelles, cela reste des montants modestes.”

Aucun sentiment d’urgence

Un trait d’humour lancé, à propos de la publicité classique, qu’un annonceur dépense la moitié de son budget à mauvais escient, mais qu’il ne sait pas quelle moitié. YouTube et consorts se targuent d’esquiver ce piège grâce à une technologie supérieure. Sur le Net, on peut en effet servir aux utilisateurs une publicité entièrement personnalisée, et on peut aussi mesurer si celle-ci les a poussés à l’achat. “Depuis la naissance de la publicité en ligne, on nous promet de tirer au clair le lien entre publicité et conversion”, affirme Jo Caudron. Ce pionnier de l’Internet a été l’un des fondateurs en 1993 de The Reference, la plus ancienne agence web belge. “Or, on en est encore bien loin. C’est une des raisons pour lesquelles je doute que les tarifs pour la publicité vidéo en ligne puissent un jour égaler ceux de la télévision classique. Dès le départ, les médias ont dévalorisé le numérique en le mettant sur le marché comme un petit plus pour vendre les produits classiques. Il est très difficile de renverser la vapeur et de le présenter comme un service premium. Ne serait-ce qu’à cause de la fragmentation et de la surabondance. La télévision est un système clos, où on a pu créer de la rareté. En ligne, on trouve une profusion de sources, et on n’en a pas encore vu la fin. Prenez les applis de streaming vidéo en direct Meerkat et Periscope : tout le monde, aujourd’hui, peut faire de la télé en direct et la diffuser sans problème. Dans un tel contexte, il y aura toujours quelqu’un pour casser les prix.”

Jo Caudron dirige aujourd’hui le bureau de conseil Dear Media, spécialisé dans la stratégie numérique. Il est aussi un des auteurs de l’étude d’Econopolis sur les médias, qui mettait déjà le paysage médiatique local en garde contre la perte annuelle de millions d’euros du fait du passage à Internet. Sur chaque euro dépensé en publicité en ligne, les acteurs locaux ne touchent que 35 centimes. “L’offre de publicité en ligne de nos médias est insuffisante, explique Jo Caudron. Les annonceurs internationaux concentrent leurs dépenses au niveau européen et essayent à partir de là d’atteindre les consommateurs des différents pays via Facebook ou YouTube. C’est ainsi que notre écosystème médiatique passe à côté de millions d’euros dont il a un cruel besoin, ce qui fait qu’il devient encore plus difficile de financer les émissions locales.”

“Pourtant, le secteur ne laisse transparaître aucun sentiment d’urgence, poursuit Jo Caudron. Cela me fait penser au changement climatique. Nous savons tous ce qui va nous tomber dessus, mais l’ensemble du secteur télévisuel reste les bras ballants. Si cela ne change pas très vite, je crains qu’à moyen terme, le paysage médiatique belge ne soit totalement dominé par des acteurs internationaux. Le plus triste, c’est que la télévision n’a pas besoin de se réinventer pour passer à l’Internet, contrairement à la presse écrite. Les gens sont prêts à payer pour le produit de base en ligne, voyez l’exemple de Netflix. Et nous allons, spectateurs, devoir accepter que la télévision payante gagne du terrain. C’est la seule manière pour que la télévision survive. Cependant, le marché est beaucoup trop petit pour que chaque chaîne, chaque opérateur s’accroche à sa propre plateforme en ligne.”

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