La nouvelle cuisine des tarifs aériens

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Vous avez payé votre ticket d’avion 69 euros et votre voisin de cabine le triple ? C’est une conséquence du “revenue management” pratiqué par la compagnie, un service qui fixe les prix des tickets au jour le jour et qui prend une importance croissante vu les bénéfices qui en découlent.

Si Brussels Airlines connaît cette année une croissance importante de ses ventes (+18,6 % en octobre), elle le doit un peu à l’augmentation de son offre. Et beaucoup à l’art de composer ses tarifs. C’est l’oeuvre d’un département discret baptisé revenue management. Toutes les compagnies en possèdent un aujourd’hui. Cette discipline, appelée aussi yield management, consiste à moduler les tarifs, avec un premier prix assez bas puis divers mécanismes pour obtenir le prix le plus élevé qu’un passager est prêt à payer.

Grâce à leur département revenue management, les compagnies élaborent leurs tarifs vol par vol, jour par jour, afin d’obtenir la meilleure recette globale. Celui de Brussels Airlines occupe 30 personnes, des pricing analysts “qui ont des profils de mathématicien ou d’économiste”, indique Yves Bernaerts, head of strategic pricing au sein de la compagnie belge. Ce département est crucial pour que la compagnie belge, confrontée de surcroît à une concurrence croissante à Zaventem, puisse sortir des années de pertes.

L’été dernier, Brussels Airlines a ainsi annoncé un bouleversement de ses tarifs, avec un nouveau ticket pour l’Europe à partir de 69 euros aller-retour, sans bagages en soute (tarif Check&Go). Il a remplacé le précédent prix plancher de 99 euros, qui incluait les bagages en soute. C’est un défi car Brussels Airlines fait face à des coûts plus élevés que Ryanair. Ce qui se reflète dans le tarif plancher : 69 euros pour la compagnie belge contre 39,98 euros pour l’irlandaise.

Depuis un an, Brussels Airlines a mis en service un nouveau logiciel pour aider le département revenue management à fixer, de manière dynamique et automatisée, les tarifs. Il s’agit d’un programme édité par une société texane, Pros. “Nous avions déjà un software pour effectuer cette tâche, le nouveau est plus sophistiqué. Il permet de mieux gérer les tarifs des passagers en correspondance”, précise Yves Bernaerts. L’objectif est d’optimiser les recettes. Cela peut entraîner des arbitrages. Le tarif Stockholm-Malaga via Bruxelles peut parfois être moins cher qu’un ticket sur le segment Bruxelles-Malaga.

L’illusion du “last minute”

Le travail des pricing analysts est à la fois artisanal et très technique. Il s’agit de connaître l’état de l’offre et de la demande et de le traduire dans le logiciel (chargé 340 jours avant les vols) qui va générer les prix selon les demandes de réservation. “Le principe général est que le prix monte à mesure que l’on s’approche du jour du départ”, continue Yves Bernaerts. Il peut y avoir parfois une baisse temporaire, due à l’annulation d’une réservation de groupe, mais le tarif repart ensuite à la hausse.

On pourrait penser qu’une compagnie a intérêt, les derniers jours, à baisser les tarifs si l’avion compte encore beaucoup de places vides. Il n’en est rien. “Nous ne faisons jamais cela. Sinon les passagers qui ont des tickets remboursables sans frais, payés plus cher, pourraient acheter un ticket en dernière minute et récupérer l’argent du ticket flexible. Notre recette serait alors réduite.” Pour éviter ce type de problème, point de last minute donc.

Les recettes du “revenue management”

Comment établir le prix qui va permettre d’obtenir la meilleure recette par vol ?

En scrutant la concurrence. Toutes les compagnies recourent à des logiciels “espions” qui vont consulter les tarifs de la concurrence, des robots qui peuvent ainsi faire la cartographie des tarifs, vol par vol, jour par jour. S’il y a une forte tension concurrentielle sur une ligne, le système attribuera des tickets à bas prix plus longtemps. Il y a donc plus de chance que la courbe des prix monte plus vite sur des vols vers Birmingham, où Brussels Airlines n’a guère de concurrents, que sur Barcelone, où atterrissent davantage de compagnies.

En développant plusieurs tarifications. La segmentation des tarifs est déjà une pratique ancienne dans l’aérien. Depuis septembre, elle a atteint un niveau supplémentaire de sophistication chez Brussels Airlines sur l’Europe. La compagnie a revu son offre en proposant quatre formules, chacune ayant un tarif variable.

L’offre la plus neuve est Check&Go, qui démarre à 69 euros aller-retour, sans bagage en soute et sans flexibilité : pas de changement ou de remboursement possibles.

La compagnie a ensuite imaginé un tarif Light&Relax, juste un peu plus cher (40 euros de plus pour les mêmes vols), flexible et remboursable moyennant des frais, avec l’espoir que le voyageur craquera pour le petit supplément. Le tarif Flex&Fast est nettement plus cher mais offre, comme son nom l’indique, la flexibilité et le remboursement du ticket sans frais, ce qu’apprécient particulièrement les voyageurs d’affaires.

L’offre Bizz&Class inclut en plus un repas gourmet et l’accès à l’espace lounge de l’aéroport. Les tarifs peuvent varier dans une proportion de un à cinq. Ainsi dans ces quatre offres, un aller simple pour Barcelone pour le 15 janvier est vendu 49,74 euros en Check&Go, 69,74 euros en Light&Relax, 199,74 euros en Flex&Fast, et 259,74 euros en Bizz& Class (consultation le 27 novembre).

Cette offre différenciée ne permet cependant pas à la compagnie belge de réduire ses coûts comme les compagnies low cost. Elle doit prévoir plus de services, des repas pour certaines catégories, assumer le coût des remboursements quand ils sont permis (ce que Ryanair ou easyJet ne font jamais), le coût les lounges. Résultat : un siège sur Ryanair revient à 3 centimes/km, contre 8 pour Brussels Airlines.

En limitant les services, les compagnies low cost obtiennent des coûts moindres mais doivent miser sur des grands volumes pour profiter des économies d’échelle. Ryanair vole avec un seul type d’avion (Boeing 737) comptant 189 sièges et vise un taux d’occupation de plus de 85 %. Alors que les Airbus de Brussels Airlines volant sur l’Europe n’offrent généralement que 141 sièges avec un taux d’occupation un peu plus bas. Les compagnies low cost n’offrent qu’une classe et un type de service et ne gèrent pas les correspondances. Cela simplifie le revenue management mais ne le rend pas inutile. Les prix “n’augmentent qu’en fonction de la rapidité avec laquelle les tickets low fare class se vendent endéans les six mois avant la date du départ”, nous indique Ryanair. L’approche est celle de la quantité qui permet des prix bas.

Pour mieux toucher la clientèle d’affaires, les low cost ont malgré tout modifié leur modèle en créant un package flexible, Flexi chez easyJet et Business Plus chez Ryanair. Il est comparable au tarif Flex&Fast de Brussels Airlines, sauf que les tickets des low cost ne sont pas remboursables.

En jouant sur les barrières, les “fences”. C’est la partie la moins visible du métier de pricing analyst. Le logiciel qui va générer les tarifs selon les consultations des voyageurs sur le site de réservation peut être réglé de manière à “protéger” les tarifs plus élevés. Pas question qu’un tarif à 69 euros vienne siphonner la clientèle business prête à payer plus. Les allers-retours dans la journée, typiques des voyages professionnels, sont souvent introuvables à petit prix. Il faut rester deux jours sur place ou y passer la nuit du samedi au dimanche. Le pricing analyst peut aussi clôturer un petit tarif à un certain délai avant le vol, par exemple 21 jours.

“Procéder par essais et erreurs”

Le dispositif de revenue management est très automatisé. Les pricing analysts établissent les règles, la courbe d’évolution des tarifs pour chaque catégorie de tickets selon la proximité du jour du départ. Ils peuvent aussi tenir compte d’événements particuliers (salon, festival, etc.) qui vont augmenter la demande un jour donné, pour booster un peu les tarifs. Ou corriger le tir si la courbe des tarifs semble mal ajustée. “Le revenue management intègre une telle complexité que la solution parfaite n’existe pas, explique Paul Belleflamme, professeur d’économie à l’UCL. Il faut procéder par essais et erreurs, voir comment le marché réagit.” Face à cette approche très sophistiquée, les voyageurs ne sont pas désarmés, bien au contraire. Plus que jamais, ils font leur marché. Ils passent de véritables appels d’offres sur leur ordinateur en consultant les sites des compagnies et des comparateurs de prix. Peuvent-ils être manipulés ?

Ces derniers mois, la presse a publié des articles sur les sites de réservation qui feraient monter les prix chaque fois qu’un même visiteur revenait consulter les tarifs, pour créer une urgence et hâter l’achat. D’après notre expérience, cela ne semble pas être le cas de Brussels Airlines, de Ryanair ou d’easyJet. Lors des consultations que nous avons effectuées pour élaborer les courbes de tarifs sur Rome et Berlin (voir les infographies), aucun mouvement bizarre n’a été observé dans les prix.

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